mardi 19 octobre 2010

Nocturne colombien (2ème partie : Colombie)

I


Fui, fuiste, fue, fuimos, fuisteis, fueron… Évidemment, pour ne pas se mélanger les pinceaux avec fu, furono e tutti quanti… difficile. À 8000 mètres d’altitude, je me repasse quelques conjugaisons espagnoles. C’est que dans cette langue on rencontre quantité de verbes irréguliers… impressionnant. J’ai beau avoir quelques bases, les confusions avec l’italien sont toujours pénibles et potentiellement handicapantes. Tous ces mots identiques et tant d’autres si proches entre les deux langues ! qui va pouvoir entendre mon charabia ? Est-ce qu’en mobilisant mes notions de latin, je franchirai mieux les obstacles ? Non, ce sera certainement pire car ça ne fera que compliquer encore plus les choses… Une fois n’est pas coutume, il me faut faire simple, concret, efficace.

Je me suis donc procuré vers la mi-juin L’espagnol sans peine de la méthode Assimil. Bien qu’en mettant le nez dedans, je réalise vite qu’il s’agit d’un niveau élémentaire, débutant débutant… En conséquence de quoi je le complète quelques jours plus tard avec La pratique de l’espagnol, présenté comme un prolongement, une suite naturelle de l’apprentissage. Sauf qu’en parcourant ce second volume, je trouve à l’inverse du précédent que ça devient bien difficile… J’en conclus que mon niveau se situe à n’en pas douter entre dos aguas! Et puis tout bien considéré, je décide de travailler le plus consciencieusement possible avec le premier tome. Jouer au bon apprenant, suivre la méthode sans trop me poser de questions, faire les exercices, écouter les enregistrements audios… Pas très folichon comme perspective mais enfin je me console en me rappelant avoir lu quelque part que Beckett (toujours lui) n’aurait pas procédé autrement dans son apprentissage de l’allemand (on ne dit pas si c’était avec la même méthode, à supposer que celle-ci exista déjà dans les années cinquante).

Je m’y suis mis peu après ma décision de partir, vers la fin juin donc. En un bon mois, à raison d’une petite heure quotidienne d’efforts, j’estime avoir raisonnablement avancé : je viens d’atteindre la leçon quatre-vingt-deux, ce qui me semble un score correct (mais aussi j’ai triché en balayant rapidement les vingt premières leçons…). Je note que cette sorte d’affrontement cérébral castillan versus toscan tend à reléguer le français à l’arrière-plan, bien que ce soit la langue de mon apprentissage (la ‘langue source’ comme on dit).

Cette activité que je m’impose de la sorte me remémore de temps à autre la période (disparue) Kathy : chaque fois ou presque que je tentais de prononcer quelques mots d’espagnol, la chérie me ramenait à la réalité. Une réalité consistant à me faire comprendre que je m’exprimais de façon excessivement italianisée : confusions lexicales, placements erronés de l’accent tonique, constructions impropres. Et surtout bien entendu une musicalité par trop chantante… Le seul aspect positif semblait et semble toujours résider dans le fait que mes origines étant du nord de l’Italie, je roule assez correctement les ‘r’, pratique indispensable pour être compris en espagnol… Je repense d’ailleurs à quel point, dans ce contexte linguistique qui ne m’était guère favorable, j’avais tendance lors de nos escapades en Espagne à laisser Kathy causer pour nous deux.

Bien sûr, si j’avais pu monter dans une machine à explorer mon futur proche, je me serais certainement contraint à plus d’efforts dans la langue de Cervantès ! Mais finalement je trouve idiot de penser cela vu que si j’avais réellement pu lire mon avenir pour la décennie qui m’attendait, au vu du résultat j’aurais résolument suivi la voie de l’ashram Indien !

Ce vol AF 422 d’Air France qui m’emporte au-dessus de l’océan est confortable. Pas donné mais confortable. En embarquant à Roissy, je note qu’il y a beaucoup plus de passagers colombiens (du moins sud-américains) qu’européens. Le vol est un direct Paris-Bogotá, décollant en fin de matinée et me conduisant à destination en une dizaine d’heures. Arrivée prévue à quatorze heures trente en heure locale. J’ai pour voisin… une jolie voisine. Une jeune Colombienne qui m’explique dans un français à l’accent rempli de charmes latinos qu’elle retourne chez elle après avoir séjourné plusieurs mois à Montpellier pour un stage professionnel. Je comprends de ses propos qu’elle est ingénieur agronome, vit à Cali, une ville du sud du pays et intervient dans le cadre d’un programme gouvernemental de substitution des cultures traditionnelles de coca dans la zone amazonienne.
Voilà qui me met dans le bain… cocaïnomane plutôt qu’alcoolomane… why not! J’ai effectivement lu qu’en Colombie, la production et la circulation intensive de blanche atteint des niveaux records. Il n’y a pas que de la coke… mais il y en a beaucoup quand même ! D’ailleurs tous ces littérateurs US de la génération beatnik, les Burroughs, Ginzburg, Bukowski et autres réplicants (pour parler comme Dick) de On the road du grand Kérouac n’avoueront-ils pas avoir fait le voyage jusqu’à Bogotá dans l’unique but de se gaver de stupéfiants à bas prix ? Sans compter de satisfaire pour certains d’entre eux quelques pulsions pédophiliques contrariées lorsqu’on réside plus au nord sur le même continent…

Dans cette sorte de somnolence pensante que favorise la monotonie du vol, un autre souvenir me revient : celui de mon précédent voyage transatlantique, un trajet Paris New-York, prélude d’une excitante découverte des States, en sac à dos. Toujours accompagné de Kathy. Sauf que là-bas c’est plutôt moi qui officie au chapitre des nécessités communicationnelles en angliche. Ou plutôt devrais-je dire en américaniche.

Je me suis donc résolu à partir en Colombie ! Sur mes congés d’été et dans l’incompréhension générale d’à peu près toute personne - parents, amis, collègues - avertie de ma destination estivale. Maman en particulier est folle d’inquiétude à l’annonce de mon prochain départ. Certes, à part l’épouvantail maternel décrit dans Vipère au poing, toutes les mères présentent (à des degrés divers) une tendance marquée à se soucier excessivement du bien-être de leur progéniture. Toutefois, dans le cas des Pieds-Noires et lorsque les circonstances sont propices, ce travers peut prendre des proportions mélodramatiques peu banales.
Pour ma mère donc, je vais droit au casse-pipe… Plus précisément, si j’agis de la sorte, c’est parce que je ne l’aime pas vraiment et à vrai dire c’est même pour la tuer ! En guise de justificatif d’une aussi étrange destination, j’aurais pu lui parler de Marleny. Cependant je m’abstiens car il m’apparaît inutile d’éveiller, en plus de ses craintes, d’obscures jalousies de mère poule à l’égard d’une autre femme… A fortiori une étrangère, qu’en outre, compte tenu des circonstances à l’époque, elle n’aura pas connu. C’est ainsi qu’à l’affût d’un motif acceptable, dans un élan d’imagination (malheureusement privé de tout contrôle de l’effet possiblement imprévisible de mes propos) je lui confesse que saisi d’un brusque intérêt à l’égard de mes origines lointaines, je pars au pays des conquistadors sur la trace de l’ancêtre supposément porteur du mythique casque familial…
« Bruno mon fils ! Mais tu es devenu fou ou quoi ! Ay mama! mon fils il est devenu fou ! »
Privé de l’accent oranais, la réplique pourrait sembler manquer de sel. Mais moi, en fin connaisseur obligé de la mentalité de là-bas, et dont notamment la composante d’orgueil n’est pas en reste, je lui réponds, faussement débonnaire :
« Maman, il faut quand même bien que dans la famille, il y en ait UN qui s’intéresse à nos origines tu ne crois pas ?
- Ah mon fils tu ne changeras donc jamais… Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour mettre au monde un enfant aussi compliqué ! Tu es sûr que tu pars alors !
- Oui maman, décision ferme et irrévocable.
- Alors si c’est ainsi mon fils j’allumerai un cierge pour toi, devant la Sainte Vierge, dans la salle de bain comme tu sais.
- Et bien voilà ! Sous la protection de Marie, dis-moi ce qui pourrait bien m’arriver de fâcheux…
- Tu ne vas pas encore blasphémer Bruno !
- Non mais je suis sérieux maman... En plus, figure-toi que j’ai appris qu’au dessus de Bogotá, il y avait une sorte de sanctuaire consacré à Marie…
- Ces gens prient la Sainte Vierge ?
- Qu’est-ce tu crois ? Ils ont du sang espagnol. D’ailleurs sinon pourquoi j’irais ? Et tu sais pas tout…
- Dis-moi. 
- Et bien ce sanctuaire, ou cette chapelle je ne sais pas exactement, s’appelle Santa Cruz… comme à Oran quoi…
- Alors ces gens ils ont aussi un Santa Cruz là-bas… ça tu vois mon fils ça rassure un peu ta mère.
- Une Santa Cruz maman. Allez.. et je te rapporterai une Vierge colombienne ça marche ?
- Ah oui, merci mon fils. Mais sois prudent quand même. Avec tout ce qu’on entend avec ce pays !
- Ne t’inquiète pas. Tu me connais. Je ferai attention. »

Ce style d’échange avec ma génitrice, j’en ai déjà tellement eu par le passé ! Et ceci à l’occasion de quelque circonstance pouvant laisser penser que je sortais du sillon (mon refus de suivre le parcours paternel technique faisant à ce titre incontestablement partie des moments forts). Il faut dire que pour ma mère comme pour tant d’autres personnes de milieux populaires, la routine se doit autant que possible d’être élevée au rang d’art de vivre.
Façon d’exprimer qu’aux yeux de maman, je suis un garçon désespérément imprévisible, peu conforme et pour ainsi dire insuffisamment normal. Sortant du sillon. En somme qui délire (si on suit l’étymologie paysanne du terme). Toutefois, en deçà d’un vague sentiment de culpabilité mêlé de désenchantement, elle semble en tirer une certaine fierté… Quelque chose comme ‘mon fils il est pas comme tout le monde, mon fils c’est pas n’importe qui’. En résumé, pour ma mère je suis sans aucun doute cinglé, mais tellement intelligent aussi bien… Ambivalence quand tu nous tiens !

Marleny m’a-t-elle convaincu ? N’est-ce pas plutôt moi qui aura cherché prétexte de son invitation pour me rendre là-bas ? Finalement, peut-être bien que je pars en Colombie pour les raisons que j’ai inventées pour ma mère, pour ne pas trop l’inquiéter ! Et cette histoire de casque aura peut-être fait à mon insu son chemin dans mes circonvolutions cérébrales…

D’ailleurs, à l’occasion d’une ultime séance, le sujet est abordé avec le señor Alvarez : je l’informe de ma décision d’aller retrouver mon ex Argentine. Toujours sans lui dire où ça se passe (il doit penser que je repars à Turin !) Il me regarde droit dans les yeux et prononce - ambiance Sphinx psychanalytique - les mots énigmatiques suivants : ‘En quête de votre passé… mais lequel ?’
Le proche ? le lointain ? les deux ? Certes c’est confus… Depuis, j’y repense de façon répétitive, quasi compulsionnelle, me demandant quel genre d’ancêtre aurait pu être détenteur du mystérieux couvre-chef. Qu’un guerrier ibérique porteur d’un casque peu ou prou conquistador ait vécu, c’est l’évidence ! Ils étaient même des milliers. Mais d’ici à ce que l’un d’entre eux devienne un ancêtre identifiable…
Donc la question devient : comment m’assurer moi, d’avoir le moindre lien avec un tel individu ? Bref, ce Dark Vador conquistador aura-t-il jamais voyagé ailleurs que dans mon imagination ?… ou dans celle de la famille ? Et d’ailleurs ce casque a-t-il jamais existé ? circulé entre diverses mains ? et jusqu’en Algérie ? Pour, d’après ce qui se dit, avoir achevé sa course spatio-temporelle à Mostaganem !

Enfoncé dans mon siège, la tête calée entre le hublot et le dossier (à cette fin le petit coussin fourni avec la couverture s’avère fort pratique), je songe tristement que tout cela reste vraiment par trop invraisemblable. À tel point que je m’en veux parfois d’entretenir des chimères dignes du pire des romans de gare. Une énième histoire de fantôme venant déranger sa descendance… quelle dérision !
Sauf que je peux aussi bien concevoir que mon intellectualisme s’érige comme un rempart de rationalité face à un conte familial troublant… Mais et quoi ! qu’est-ce que ça peut bien me foutre à moi, professeur d’italien, d’origine modeste, exilé solitaire en Lorraine, d’en savoir plus, d’en avoir le cœur net au sujet d’un plus qu’hypothétique ascendant espagnol ! Et qui serait en prime allé traîner ses bottes (des bottes andalouses vraisemblablement) d’aventurier jusqu’aux Indes Occidentales ! C’est quand même incroyable de dépenser autant de carburant mental à ces merdouilles !

Un peu engourdi par une telle agitation d’idées foireuses (pratique dont je demeure encore et toujours par trop coutumier), j’actionne un peu au hasard les commandes du système audio de mon siège jusqu’à m’arrêter sur un programme de jazz susceptible d’interrompre le flot intérieur. Bercé par Ahmad Jamal, Chet Baker, Grover Washington Jr, le sommeil me gagne peu à peu.

À l’arrivée, ma belle voisine se levant pour récupérer un sac dans la soute à bagages au-dessus d’elle, je constate que la mode des nombrils à l’air aura sans aucun doute passé la barrière intercontinentale. Et je me dis que si toutes les filles de ce pays sont dotées d’un physique pareil à celle-ci, je crains de souffrir un peu... Je quitte l’avion avec ce doute que le risque ici n’est peut-être pas celui qu’on s’imagine.

À l’aéroport El Dorado (nom qui ne m’étonne guère, ayant appris que le mythique El Dorado se situerait bien en Colombie) mes yeux accrochent l’immense Bienvenido en Colombia inscrit en lettres imposantes à l’arrière des postes de la police d’immigration. Annonce sympathique, bien que j’aurais tendance à la tempérer à la pensée des milliers de Colombiens, Américains et autres individus détenus dans la jungle - certains depuis plus de dix ans à ce qu’il paraîtrait - par les guérillas ou paramilitaires du crû… Considéré sous cet angle (de vue), l’accueil  prend des allures obscurément dénégatoires, un peu si on veut dans l’esprit de feu la soi-disant Deutsche Democratik Republik...

Rendu devant le fonctionnaire de la DAS - je lis sur un comptoir qu’il s’agit du Départamento Administrativo de Seguridad (la douane locale ?) - ce dernier me demande tout en compulsant mon passeport ‘cuàl es el motivo de su viaje?’ La question, vraisemblablement toute rituelle et ne nécessitant par conséquent rien d’autre qu’une réponse convenable, me met pourtant dans l’embarras. Effectivement, quel peut bien être le motif de mon voyage ? Gardant pour moi une incertitude aussi peu avouable, je me contente d’afficher l’allure décontractée du mec qui vient para ver a una amiga.
Ce type me demande alors une adresse. J’exhibe un papier indiquant un certain quartier Timiza, suivi de l’adresse en question et d’un numéro de téléphone. Satisfait de ma réponse, mon interlocuteur tamponne sans hésitation mon passeport avant de me faire signe de poursuivre. Il me salue d’un ‘buena estadia’.

Plus loin, je récupère sur un tapis roulant mon unique bagage (ayant droit en soute à une seule valise de vingt kilogrammes, pas un de plus). Je me dirige vers la sortie.  Une femme en tenue de combat ou peu s’en faut (une policière ?) récupère un document complété en fin de vol, une sorte de questionnaire où il convient de répondre par ‘oui’ ou par ‘non’ aux questions posées et sur lequel j’affirme notamment ne pas transporter plus de dix mille dollars en liquidités

Finalement je traverse une espèce de sas avant d’émerger dans le hall de sortie de l’aérogare. Au travers de grandes baies vitrées, je distingue un rassemblement humain agglutiné derrière des barrières de protection métalliques, dans l’attente des voyageurs sortant. En passant la porte automatique, je me fais cette remarque que pour un pays si mal connu, il est surprenant de constater une telle circulation de personnes avec la France. D’autant plus que seulement pour Air France, j’ai noté que trois vols quotidiens assuraient (au moyen de gros Airbus A 320-340) la liaison Paris-Bogotá. Ce qui ne me paraît pas négligeable.

Lorsque je pose le pied hors des bâtiments, il est un peu plus de quinze heures (vingt-deux heures en France).  À quelques mètres sur ma droite, à demi dissimulée par des familles impatientes de retrouver les leurs, je reconnais Marleny.


II

Après des retrouvailles marquées d’appréhension, d’étonnement, de gêne et finalement d’un certain plaisir - difficile à dissimuler pour l’un comme pour l’autre - nous montons dans un taxi de couleur jaune qui m’évoque ses homologues new-yorkais.
Durant le trajet, Marleny m’informe que le secteur où elle vit et travaille se situe en fait à mi-parcours entre les quartiers Timiza et Kennedy. Sans doute pour tester mes réactions, elle ajoute que ce secteur de la capitale présente en matière de délinquance les résultats les plus effrayants… et donc que vols à l’arraché, agressions, rixes, trafics de drogue, fusillades y sont monnaie courante.

Un accueil original ma foi !

Pour ma part, l’observation du paysage urbain qui défile derrière la vitre m’assure que si l’insécurité n’est guère visible - quelle probabilité de voir un type se faire flinguer en direct ? - le spectacle d’une sécurité (réactionnelle ?) omniprésente tend à me convaincre qu’effectivement des types doivent bien se faire flinguer ici où là. Autre petite pensée annexe à ce sentiment : l’activité économique consistant à produire, distribuer ou installer barrières métalliques, barbelés, grilles de protections aux fenêtres et autres dispositifs anti-méchants doit être tout à fait florissante.

D’ailleurs j’aurai souvent l’occasion de vérifier à quel point le paysage urbain apparaît plus proche du style concentrationnaire que résidentiel ! Comme ce jour où pour rejoindre un petit parc situé à deux pas du conjunto où résident Marleny et son fils, j’empruntai une étroite calle s’étirant entre deux longues rangées de barricades (il n’y a pas d’autre mot) métalliques, surmontées d’un imposant rouleau de barbelé. Ces remparts, qui seraient sans doute capables de stopper en char d’assaut en pleine lancée, protègent de simples maisonnettes... Il ne manquerait qu’un panonceau Arbeit macht frei à l’entrée pour se croire subitement projeté dans un reportage sur la Shoah…

Marly tient donc bien une petite papeterie, située en face de chez elle, dans ce quartier populaire au sud de Bogotá. Aussi proche de la maison, la situation du magasin constitue à n’en pas douter un réel avantage : vient-il à lui manquer un produit ? un document ? un numéro de téléphone ? Marly laisse la garde des lieux à une copine ou à une cliente de confiance, le temps de traverser la route pour aller chercher le nécessaire.

Quant à la papeterie en question, elle est réellement minuscule, peut-être une dizaine de mètres carrés (en comptant large). En revanche, il faut convenir que sa propriétaire a remarquablement développé l’art d’en mettre et d’en présenter le plus possible dans un espace des plus restreint.
En entrant, une vitrine basse gorgée de matériels scolaires avec, sur le dessus, tout un assortiment de bonbons, chewing-gums, sucettes.
Sur la partie latérale gauche, un grillage de matière plastique courant sur le mur permet la suspension d’objets aussi divers que bandeaux et pinces à cheveux, sachets de gel coiffant, petites poupées, pendentifs, portes-clefs.
À droite, une seconde vitrine couvrant le mur sur sa totalité contient feuilles de papier, chemises cartonnées ou plastifiées, pâte à modeler, sèches-cheveux, eaux de Cologne, documents administratifs prêts à l’emploi, aimants, cahiers d’écoliers de toutes tailles et tous coloris.
Le mur du fond est agencé en rayonnages de verre sur lesquels s’entassent des peluches de tous gabarits. Quant à cette pauvre Marleny, elle semble disparaître dans un étroit recoin. Où elle a encore réussi l’exploit de disposer un ordinateur et une photocopieuse !

En pénétrant pour la première fois dans les lieux, je reconnais certains détails. Par exemple ces coloris bigarrés dont je ne saisissais pas la nature sur mon écran, depuis mon bureau, dévoilent enfin leur mystère : il s’agit de panneaux de papiers polychromes, à la vente, fixés au moyen de grosses pinces près de l’angle au fond à gauche de la boutique.
Lorsque Marly m’écrivait, ils donnaient en arrière-plan de l’image l’impression d’une sorte de décor de science-fiction installé derrière son dos ! Certainement que sa cam de qualité médiocre contribuait à produire un tel dépaysement.

Et puis je découvre - ou plutôt redécouvre - une Marleny gentille, attentionnée même. Son italien est un peu refroidi et surtout hautement contaminé par une nuée de termes, expressions et formes verbales hispaniques. En un sens, c’est drôle de faire l’expérience d’une problématique inverse de la mienne, moi qui parsème mon peu d’espagnol de quantité d’italianismes ! Je m’adapte (ou plutôt nous nous adaptons) au mieux et à vrai dire assez rapidement à cette situation linguistique particulière. Bien que ce ne soit pas une mince affaire durant les premiers jours, si l’on tient compte qu’en prime, son accent et probablement diverses expressions de son pays d’origine restent vivaces. Marly ne va certes pas jusqu’à dire vos sos pour eres (ou plutôt sei) mais enfin plus d’une fois je suis contraint de lui faire répéter son propos.

Je fais aussi la connaissance de son fils, le petit Esteban. Un air dégourdi ma foi ! Oublié de son père, un cas de figure dont je comprendrai l’extrême banalité dans ce pays d’extrêmes machos. Des vrais de vrais en l’occurrence... À noter quand même que la situation ne me semble pas la pire qu’on puisse concevoir lorsque je la confronte à cette statistique assez stupéfiante, trouvée un peu au hasard sur un site dédié à la politique familiale en Colombie : on y informe sans rire que vingt-cinq pour cent des jeunes Colombiennes de moins de seize ans seraient filles mères… Avec père absent évidemment. J’en déduis que la morale catholique la plus élémentaire ne doit avoir qu’un effet extrêmement limité sur le comportement sexuel de la jeunesse locale !

D’ailleurs, ce même chapitre religieux paraît des plus tordus. En effet le Colombien agnostique, a fortiori athée, a beau être une espèce des plus improbable, il n’en reste pas moins que la croyance religieuse paraît s’accommoder tranquillement d’innombrables dérives, exactions et autres comportements que réprouverait le plus tolérant des curés de France.
En bref, ici, le tueur va sans aucun doute prier avant… et à confess après.

Marleny m’a installé dans une petite chambre, en fait un réduit équipé d’un lit d’appoint individuel. Je dispose quand même d’une fenêtre qui donne sur un espace extérieur à ciel ouvert entre les habitations. J’ai noté que les fenêtres colombiennes sont d’un type comparable à celles qu’on rencontrent dans les pays anglo-saxons. Elles s’ouvrent en faisant coulisser verticalement la partie inférieure en position haute.
Toutefois dans mon cas, qui pour ce que je peux en juger vaut aussi pour toutes les petites maisonnettes (sans jardins) de ce lotissement, la fenêtre dont je dispose ne comporte qu’une modeste partie ouvrante sur charnières. À peine de quoi aérer une pièce. Sans compter ces monstrueuses grilles métalliques (dont je n’ai pas de raison de penser qu’elles ne recouvrent pas la totalité du pays) censées protéger les personnes d’attaques nucléaires certainement… Contiguë à la chambre de Marly, mon petit espace présente aussi cette particularité d’être sans porte. Un de ces assemblages bon marché de bandeaux plastifiés (qui m’évoque les entrées de cuisines populaires de mon enfance) tient lieu de séparation.

Ce lotissement - ensemble d’une centaine de maisons individuelles mitoyennes et toutes parfaitement identiques - est surveillé à l’entrée. Sans surprise non plus pour ce pays, il est entièrement contenu derrière un imposant assemblage de grilles et barbelés, dont l’aspect délabré et surtout la couleur feldgrau laisse toutefois songeur… Le tout aurait-il été récupéré dans un stock export de la Waffen SS ? Et puis je me dis qu’après tout, les premières Vespas ont bien été produites après-guerre en exploitant des stocks de pneumatiques et de moteurs d’appoint de l’aviation italienne (du moins c’est ce qu’il se dit) !

Faut-il s’en étonner ? cette forte contiguïté entre le réduit où je m’installe et la chambre de mon hôte contribuera rapidement à un rapprochement charnel. Peut-être même bien sentimental…

Marleny passe la totalité de ses journées dans sa papeterie. Le petit Esteban reste parfois avec sa mère, mais le plus souvent elle le donne en garde à une voisine, ce qui lui coûte journellement la somme de vingt mille pesos (soit dans les six euros de notre nouvelle monnaie européenne). Certains jours, peut-être parce que la voisine n’est pas disponible, Marleny confie l’enfant à un jardin infantil intégré dans le conjunto.
Les horaires qu’elle s’impose me semblent excessifs, surtout en regard des gains plus que modestes que lui rapporte son activité (son niveau de vie des plus élémentaire en témoigne). Elle disparaît en effet dès sept heures du matin, pour ne revenir chez elle qu’à des heures très tardives. Comme si c’était insuffisant, Marleny m’explique qu’en plus elle engloutit la plupart de ses week-ends au service de la papelería.

Puis de me rassurer que compte tenu de mon arrivée, elle a décidé pour ce mois d’août de se rendre plus disponible… Je n’en espérais pas moins mais quoi qu’il en soit, je sens bien qu’il va falloir que j’organise assez vite le contenu de mes journées. Sans trop compter sur ma logeuse argentine.

Au cours de la première semaine de ce séjour colombien, j’accompagne une fois ma jolie papetière jusque dans le quartier d’une Plaza Victorino (ou Vittorino!) où elle doit se rendre en vue d’y effectuer divers achats auprès de grossistes (j’apprends à cette occasion que grossiste se dit mayorista). Le voyage aller s’effectue dans un de ces épouvantables bus antédiluviens qui envahissent de façon insensée les rues et avenues de Bogotá. Il bringuebale en tous sens, fait un bruit assourdissant, projette d’épaisses volutes de fumée noirâtre. De plus, il est saturé de toute une faune humanoïde d’allure ennuyée et ennuyeuse. Je me promets d’effectuer mes prochains déplacements en taxi et tant pis pour l’expérience en couleur locale et en VO. Je préfère un résidu de confort.

Le retour s’effectue donc en taxi, mais pas seulement comme conséquence de ma récente décision. Car c’est aussi que chargés comme nous le sommes de toute une marchandise hétéroclite, il n’y a guère d’autre solution : nous ramenons tout ce qui est supposé faire partie du fonds d’une petite papeterie bogotane. Le plus original de ce butin consiste selon moi en un volumineux assortiment de friandises colorées (Tumix, Nikolo, Sparkies, Trident et autres chocolats Jet Cool), ainsi qu’en un lot de posters pour pré-adolescents découvrant les vertiges de l’amour, posters titrant donc en conséquence amor que estamos cumpliendo, quiero amarte, cada vez que pienso en ti, tu eres para mi...

Ce premier contact avec le centre ville sera des plus pénibles. En déambulant derrière Marleny dans ces sortes de souks sud-américains qui imposent une promiscuité de tous les instants, qui puent la pauvreté, l’inculture, la transpiration de l’homme et de la femme uniquement préoccupés de survivre envers et contre tout, je me demande quel peut bien être la nécessité de ces vies sans horizon. Je me confirme ainsi à moi-même et s’il était encore nécessaire que décidément je n’ai rien d’un humaniste. Plutôt un genre de Drieu la Rochelle moderne ? Inoffensif… appauvri (un peu comme on parlerait d’uranium appauvri) ?

Et si j’étais de confession hindouiste, certainement me viendrait l’idée que quitte à devoir me réincarner (avec ou sans mon consentement) mieux vaudrait que ce soit en quelque avatar très inférieur – ratón o mariposa – plutôt que sous la forme d’un de ces êtres doués de conscience et donc condamnés à voir défiler son temps de vie dans la pleine et affreuse connaissance de son absolue vacuité.

Immergé pour encore trois bonnes semaines dans cette mégalopole de plus de huit millions d’âmes, aux allures d’obscénité métaphysique, me reste-il quelques raisons d’espérer que d’autres quartiers soient plus intéressants à découvrir ? Sur ce trajet de retour, je m’en ouvre à Marleny qui malgré s’être accommodée par nécessité de beaucoup d’aspects de cette sordide réalité colombienne, partage beaucoup de mes incompréhensions et répugnances. Pour me donner un peu d’espoir, elle m’indique quelques lieux dignes d’intérêt, me parlant par exemple d’un ancien village qui aura fini par être absorbé par le monstre, nommé Usaquèn.
Selon elle, l’endroit vaut une visite, malgré qu’il se situe à l’autre extrémité de la cité (d’après ses estimations, à une bonne heure de taxi depuis le barrio Timiza). Marly me fait aussi un descriptif assez convaincant du peu qu’il reste de l’ancienne cité coloniale, cette Candelaría originelle (dont j’avais déjà glané quelques infos sur le net). Le quartier en question se limiterait à quelques dizaines de ruelles, mais elle m’assure qu’elles sont demeurées pleines d’un charme d’une autre époque, contrastant violemment avec la vulgarité des constructions modernes environnantes.

À en juger par l’amoncellement de baraques et immeubles immondes que nous traversons, je ne doute pas un instant du réalisme des propos de Marly relatifs aux extensions post-coloniales entourant, selon ses dires, le vieux quartier espagnol de Bogotá. Alors il me vient à l’esprit que si les Espagnols semblent avoir fait de leur mieux pour instaurer quelques bribes de civilisation dans ces contrées sauvages, à l’évidence hormis la langue, le cheval et quelques légumes, il n’en reste plus grand chose !
Car c’est à croire que par ici on construisait mieux il y a cinq cent ans que de nos jours, que les Espagnols étaient en la matière moins pire que les Indiens avant eux et surtout beaucoup moins pire que ces Colombiens qui auront fini par leur succéder.

Marleny (qui vient de glisser sa main dans la mienne !) m’affirme enfin que les Colombiens, en tous les cas les Bogotans se foutent comme de l’an quarante de leurs origines. Autant l’authenticité indigène que la magnificence hispanique les laisseraient totalement indifférents ! Au fil des générations poursuit-elle, et peut-être depuis l’épopée bolivarienne et l’indépendance qui en a résulté, ce peuple se serait mué en un bizarre agglomérat de mestizos, pour la plupart pauvres, incultes et dénués de toute espèce d’intérêt spirituel.

J’entends bien, mais ceci dit je crains que ma douce Argentine soit plus ou moins dans le même cas… Quoique de façon assez imprévue (et d’ailleurs plutôt à son avantage), je remarque qu’en matière de culture locale, elle semble finalement être plutôt bien renseignée. J’aurai aussi l’occasion de retrouver chez Marleny ce goût pour la recherche intérieure, qui compense sinon une orthographe épouvantable (ses mails en italien ayant toujours été pour moi une pénible épreuve de déchiffrage phonétique), du moins lui confère une nette plus-value relationnelle.

Car une vie intérieure, quand bien même difficilement communicable, une spiritualité et pourquoi pas une dose raisonnée de mysticisme apportent en effet aux individus qui en sont dotés un presque rien et je ne sais quoi quoi d’attractif.



III

Comme résultat de cette première initiation, je réalise que contrairement à Marly, je serais, moi, bien incapable de m’adapter à cette culture. Car malgré le peu que j’en vois, ce pays m’apparaît factice, pour ne pas dire ridicule. J’éprouve par exemple l’étrange sensation d’errer dans des décors de carton-pâte. Un peu comme dans Tintin au pays des Soviets ! J’aperçois pourtant quelques similitudes avec l’Italie, comme cette pratique d’afficher dans la rue les décès et annonces de funérailles :

Elena Clavijo de Arevalo… Descansó en la Paz del Señor… sus hijos : Héctor y Helda Aurora Arevalo Clavijo… nuera, Nietos, Bisnietos y Demás Famila… con totos sus amigos y relacionados… a las exequias que se efectuaran… luego acompañar al parque cementerio funerales…

Mis à part que c’est rédigé en espagnol plutôt qu’en italien, quelle différence ?

Eberlué, sonné même par ce monde invraisemblablement bruyant et sale, interdit pas ce climat bizarre fait d’alternances de soleil et de pluie, je finis par me demander si je ne ferais pas mieux de rentrer au plus vite chez moi ! Je dispose d’un billet retour, en classe économique certes mais avec possibilité de modifier la date (moyennant un surcoût d’une centaine de dollars). Cent dollars de pénalité me paraissent bien raisonnables en regard de la perspective de séjourner encore plus de trois semaines dans ce merdier.
Et puis le Français est arrogant, c’est entendu. Mais alors, l’espèce d’orgueil, d’amour-propre de ces Colombiens que je ressens depuis quelques jours, traits de caractère exhalant (une pensée pour le Grenouille de Süskind) de leurs attitudes, façon d’être, d’être vu, de déambuler, de s’arrêter, de repartir… Non, ça n’est pas possible ! Sacré culture choc en somme que la rencontre avec ce peuple si imbu de lui-même ! L’altitude y contribuerait-elle pernicieusement ? Bogotá plus près des étoiles… plus près de l’enfer assurément, qui apparemment se situe en haut plutôt qu’en bas lorsqu’on se trouve comme c’est le cas ici, asphyxié dans et par ce bourbier urbain.

Il me revient d’ailleurs qu’en zappant sur Internet depuis Pont-à-Mousson (cette merveille de petite ville de province européenne dont je n’avais décidément pas pris la mesure !) mon attention avait été attiré par un commentaire relatif à Françoise Sagan qui accompagnant le président Mitterrand lors d’un déplacement officiel à Bogotá, serait repartie illico le lendemain en Europe. Elle ne supportait paraît-il pas l’altitude des lieux. Il est vrai que Bonjour tristesse, c’était plutôt la plage, la vie facile comme elle écrivait (avec son Cyril, de temps à autre).

Jour après jour, je doit donc m’accommoder du pire travers de cette population extrême-occidentale : son stupéfiant (sans jeu de mot) nationalisme ! Comment cela se manifeste-t-il ? Tout d’abord, je remarque l’omniprésence du drapeau colombien : le jaune, le bleu et le rouge s’imposant sur les objets et lieux les plus divers. Jusqu’au petit toboggan du jardin d’enfant ou j’accompagnai un matin Esteban et sa mère qui était peint aux couleurs du pays !
Puis, étendant l’observation vers la jeunesse locale, je réalise que nombre de ces gosses arborent bagues, bracelets, pendentifs aux couleurs du drapeau national… Autant dire qu’ils se peignent aux couleurs officielles de la République colombienne ! Sans parler des tee-shirts barrés d’un Colombia te quiero et autre Colombia es mi tierra
Dans un effort confinant au plus pur masochisme mental, je tente de m’imaginer moi, adolescent, portant bagues, bracelets ou pendentifs bleu-blanc-rouge. De me la jouer trash tout en me vêtant d’un tee-shirt Vive la France !

Et j’ai beau tenter de me persuader du contraire,  il ne s’agit pas d’une hallucination. Ici les jeunes semblent encore plus cons que leurs aînés, ce qui contribue sans doute à expliquer circulairement l’ambiance générale. Et pourtant, le look supposément révolté de ces gamins ne diffère guère de ce que l’on croise en Europe : cheveux longs, pantalons pendouillant sur les fesses pour les garçons, ventres nus pour les filles (ainsi que déjà entrevu dans l’avion). Enfin, chaussures délacées pour les deux sexes. Bref, l’uniforme débraillé indispensable pour bien montrer qu’à vingt ans on est pas aliéné par le système.

Drôle de coin du monde que celui-ci décidément ! Et même en me faisant violence pour adopter le regard neuf, curieux, empathique même ! du voyageur intelligent, ouvert à l’altérité, à l’autre (enfin tous les poncifs du genre) la sensation de bêtise et de vulgarité de ce pays que tous mes sens me transmettent s’impose à mon esprit sans que je parvienne à y opposer quelque antidote que ce soit.

Dans ce contexte des plus sombres, une interrogation bien entendu me revient souvent en force : comment Marleny, qui a connu Turin, le Piémont et même un peu d’Italie touristique, peut-elle supporter cet univers glauque et bref un cadre de vie aussi dégueulasse ? Voilà bien qui dépasse mon entendement.

Souvent, en fin de journée (tôt vu qu’ici à la différence du plein été européen, la nuit tombe à dix-huit heures) nous nous retrouvons vautrés sur le canapé du petit salon. Avec en guise d’alimentation rapide une petite arepa (crêpe de maïs fourrée) en main et une bière Aguila ou autre Poker dans l’autre. Cette fois-ci, je profite du moment de tranquillité (Esteban étant encore chez la nounou) pour l’entreprendre au sujet du franc rejet que je ressens pour ce pays, pour cette ville :
« Mais dis-moi, tu as… enfin tu as vraiment l’intention de rester ici ?
- Mais qu’est-ce que tu veux que je fasse Bruno ? Il y a Esteban. Et puis la papeterie…
- D’ailleurs comment est-ce que c’est arrivé ? je veux dire avec cette papeterie. Elle est vraiment à toi ?
- Oh c’est Marco… Il l’avait acheté pour moi… façon de me fixer j’imagine.
- Et un pas de porte dans ce genre, ça va chercher dans les combien ?
- Je crois me souvenir que ça lui avait coûté dix millions de pesos… en lires ça fait…
- À peu près… dans les trois mille euros. Désolé Marly, mais c’est qu’on cause euros maintenant. Exit les francs, les lires, les Deutsch Mark…
- Ah oui c’est vrai, t’as raison.
- Trois mille euros, ça me parait raisonnable non ?
- Peut-être vu d’Italie ou de ton pays mais tu sais ici, trois mille euros c’est quand même  pas rien !
- En tous les cas il t’a fait un beau cadeau non ?
- Oui enfin… à la colombienne…
- Comment ça ‘à la colombienne’ ?
- Comment ça ? C’est que comme je t’ai déjà expliqué, c’est tous des machos à la con ici, voilà comment ça. J’te dis ! contrôler leurs gonzesses c’est leur truc prioritaire…
- Excuse-moi mais enfin tu l’as suivi tout de même…
-  … où qu’elle est ? quoi qu’elle fait… avec qui elle cause ? C’est leur obsession ! Une question d’honneur.
- Sans être un fin psychologue il me semble quand même… quand même qu’on se choisit dans la vie… Enfin un peu quoi. »

Marly fait une moue qui instantanément m’alerte sur le risque d’aborder un terrain par trop accidenté. Elle n’avait certes pas rencontré ce type tout à fait par hasard. Mais aussi ça c’était passé peu de temps après mon départ de Turin. Quelques mois après pour ce que je pouvais en juger. La déception peut conduire homme ou femme à bien des égarements… D’ailleurs moi-même, ici, dans la cordillère à retrouver une ex… après avoir vécu si douloureusement le départ d’Emma, l’avortement… quelle chierie…

« Bon excuse-moi Marleny… 
- Ça va…
- Et alors… et il a quitté définitivement Bogotá c’est ça ?
- C’est-à-dire qu’il aurait été muté là-bas dans ce bled perdu, en Arauca. Tu sais, c’est le pays du pétrole là-bas !
- Le pays de l’or noir… Excuse-moi encore, une référence de gosse…
- Je crois qu’il a un assez bon boulot là-bas…
- Mais dis-moi, qu’est-ce qui s’est passé ? Enfin… il t’a quitté où c’est toi qui…
- J’étais enceinte d’Esteban.
- Oui, c’est d’autant plus triste… c’est bien triste oui…
- Y’a que son travail qui l’intéresse.
- Ça au moins, c’est pas spécialement colombien parce que chez nous, les mecs obsédés par leur job…
- Pourquoi ? t’es pas comme ça toi, monsieur le professeur… agrégé… on dit comme ça ? »

Ah ! ce coup-ci c’est elle qui me cherche des noises… Je pensais seulement à tous ces cadres complètement aliénés par leurs boites. Et à ce qui va avec, toute cette merde de conflits tordus, de dépressions et même de suicides qui se produisent à cause d’un monde du travail devenu malade, inhumain… Des mecs et des nanas qui se suicident… Bref, un monde où ceux qui n’ont pas de taf n’existent pas pour les autres et ceux qui en ont un n’existent plus pour eux-même ! J’avais du coup une pensée pour Nadja, cette pauvre petite chose promise à soi-disant régler le problème de la… comment qu’elle disait déjà ? ah oui… le problème de la souffrance au travail et ce depuis qu’elle avait été promue chef de projet transversal institutionnel

La Colombie n’allait pas s’arranger mais la France non plus. Simplement, ça semblait se passer sur des plans différents. Mais peut-être pas tant que ça après tout… Car il me vient comme l’intuition que le monde va en se colombianisant et voilà tout. Le modèle social colombien, paradigme de vie pour les générations à venir partout sur notre belle planète bleue ! Désordre, violence, souffrance, mort… La Colombie, infâme magma humanoïde, modèle à venir de la planète… Du coup,  voilà que j’en ai comme des frissons…

Marleny elle, elle est loin, bien loin de tout ça finalement… Au chaud dans sa papeterie. Elle ne demande rien et puis surtout en ce moment même, sirotant sa bière, elle doit penser et repenser à mon départ d’il y avait trois ans. C’est sûr que c’est ce qu’elle a dans la tête (j’ai un radar pour ça). Oui… fin de stage… fin d’amour…

« Oui Marly, peut-être bien oui… peut-être bien que je suis comme ça moi aussi finalement, obsédé par mon boulot… Mais et vous deux, vous vous voyez de temps en temps ? Je veux dire toi et lui… ‘Marco’ c’est ça ? Et il s’occupe un peu de son fils ?
- Tu rigoles ! La seule chose qu’il sait faire, c’est de me harceler au téléphone.
- Comme l’autre soir ? Enfin oui… j’ai bien réalisé qu’il t’appelait souvent apparemment.
- Il passe son temps à m’expliquer comment je dois prendre soin d’Esteban. Tu vois le genre ?
- Plus ou moins ! Et ton fils, il a des contacts avec son père ? À part au téléphone je veux dire.
- Ben non, pas vraiment. Ils se disent quelques mots de temps en temps. Il est petit… et puis c’est vrai que je limite au maximum.
- Ah oui ?
- Et puis Marco était agressif, violent avec moi… et du jour ou il a levé la main sur moi alors là j’ai dit stop !
- T’as bien fait… surtout que…
- Que quoi ?
- Et bien… je me souviens que… enfin tu sais bien quoi… tu as déjà suffisamment…
- Ça tu peux le dire !
- Bon excuse-moi… j’ai dû décider d’être con ce soir avec toi c’est pas possible !
- T’excuse pas. C’est du passé de toute façon et ce qui est fait est fait…
- Donc tu comptes rester ici… dans cette maison ?
- La maison appartient à Marco.
- Ah d’accord.
- Disons qu’il me la laisse sans rien exiger.
- Tu paies rien c’est ça ?
- C’est ça voilà. Pour que je m’occupe d’Esteban… qu’il ait un toit tu vois ?
- Et c’est un… arrangement… qui te convient ?
- J’en sais rien… en un sens oui bien sûr. Économiquement. Mais aussi je suis très dépendante de lui …
- Bien sûr… c’est pas trop simple comme situation finalement.
- Comme tu dis. Tu veux une autre bière ?
- Je veux bien.
- Attends-moi j’arrive.
- J’y vais si tu veux !
- Non c’est juste là. Je reviens de suite.
- Tiens. »
Je lui tends un billet de dix mille pesos. Marleny sort en laissant la porte d’entrée entrebaîllée. Effectivement quelques minutes plus tard elle revient avec quatre bouteilles de Club Colombia (une autre marque de bière).
« Mais t’es allé où ? Pas en face quand même ! à cette vitesse…
- Juste là ! T’as pas vu, au coin ? le petit débit de boisson Quinta de la cigarrería… à côté de l’entrée !
- Où ça ?
- À côté du distributeur Servibanca. Tu vois maintenant ?
- Ah ouais le distributeur de plata. Oui ça y est, je vois bien. C’est pratique dis-moi ! Mais quand même  t’es sortie du conjunto!
- Mais non ! Ils ont une… enfin il y a comme une petite fenêtre qui ouvre, là, juste derrière. Pas besoin de sortir pour picoler comme tu vois…
- Pas mal en effet… Ils vendent pas de vin par hasard ?
- Quand même pas ! Pour ça faudrait aller au centre. Ou peut-être au Carrefour à Banderas.
- Il y a un Carrefour à Bogotá ?
- Il y en a même une dizaine je crois. Pourquoi ? Ah mais oui c’est vrai que c’est français non comme magasin ?
- À cent pour cent même ! »

J’ouvre deux canettes, en me disant que la présence d’un Carrefour pas trop éloigné d’ici m’aiderait peut-être à survivre finalement ! Ces bouteilles, je les ouvre avec une petite cuillère que je vais prendre dans le coin cuisine. Je les décapsule tout comme j’avais appris à mon époque un peu routarde, avec Kathy, En Espagne, au Portugal, aux States. Et même au Mexique.
J’ai plus l’âge de porter des pantalons style hip hop mais enfin je ne suis pas encore devenu un vieux con.  Du moins j’espère. Bien que comme dans ce domaine c’est les autres qui jugent, difficile à dire…

On frappe à la porte. C’est la voisine qui ramène le fiston. Bon il va falloir songer à s’en occuper un minimum, le nourrir quand même ! Mais sa mère, qu’il faut reconnaître d’un genre assez organisé (sûrement un héritage bienvenu de son passé de serveuse et même de femme à tout faire à la trattoria du zio) a déjà pratiquement tout préparé d’avance pour lui. En l’occurrence un caldo, dont je profiterai finalement aussi, le temps étant un peu frisquet (en août il paraît que c’est une saison froide ici) et la arepa un peu maigrelette. Accompagné d’un peu de cilantro frais, c’est-à-dire du basilic, mais préparé à part car Esteban n’aime pas ça. Moi j’aime beaucoup ce goût qui me rappelle certains tajines Marocains délicieux de mon adolescence. Qui aura été un peu plus aventureuse que la moyenne (du moins je me plais à le croire).

Plus tard, Marly devant s’occuper de coucher le petit (dans une chambrette à l’étage, à côté de la salle d’eau) je feuillète l’exemplaire d’El Tiempo du jour qu’elle n’a pas vendu (Marly distribue aussi quelques journaux à la pape) et qu’elle a rapporté à mon attention. Encore un de ses côtés de femme attentionnée. Souhaite-t-elle de cette manière contribuer à l’amélioration de mon espagnol ? Il est vrai que de temps à autre on échange quelques mots dans la langue du pays, mais bien sûr l’italien reste notre mode de communication quasi exclusif.
Au fait, pourquoi ce bouillon se nomme-t’il caldo et non caliente ? Pourquoi ce substantif rital ?

Et puis enfin, c’est sympathique de sa part mais il ne me semble pas que parcourir les titres de ce journal me donne vraiment le vocabulaire utile pour échanger avec Esteban par exemple ! Et encore moins des sujets de conversation. Surtout que pour la rubrique conflicto armado, il a encore bien le temps d’apprendre dans quel pays pourri il vit le pauvre gosse. Né quelque part comme dit la chanson… D’ailleurs avec le petit je me contente de modestes hola niño comó estás? Il me regarde alors d’un drôle d’air. Quand mon accent ne le fait pas franchement rigoler.

Ceci dit, lire en espagnol m’apparaît nettement plus facile que parler ou comprendre mes interlocuteurs éventuels (ainsi la boulangère auprès de laquelle j’ai acheté des panes franceses ces trois derniers matins). C’est comme avec le portugais et c’aurait été certainement la même chose avec le roumain si j’en avais eu l’opportunité. Du moment qu’il s’agit de langues romanes, les difficultés sont de vocabulaire plutôt que de structure. Surtout, à la lecture le problème de l’accent disparaît ! Dans le cas du portugais je me souviens de n’avoir pour ainsi dire rien compris des propos entendus à Porto ou à Lisbonne. Par contre avec des textes simples, la lecture n’était pas si difficile (je ne parle pas de Pessoa, dont je me plais à imaginer que le seul non lusophone capable de le lire et de le saisir en  VO soit mon seul et unique héros, le grand Tabucchi en personne). J’avais accès à peut-être cinquante pour cent du sens, ce qui n’est après tout pas si mal pour moi qui n’aie jamais fait l’effort d’apprendre les bases grammaticales de cette langue.

Revenue vers moi, Marly se met dans la tête de m’entreprendre au sujet des Colombiens. Compatissant, je me dis que la pauvre chérie ne devait bien sûr pas avoir beaucoup d’opportunités autour d’elle de pouvoir vider son sac…
« Et puis tu sais ces connards de Colombiens s’imaginent que nous les Argentins on se prend tous pour des stars.
- Ah tiens !
- Qu’on se croirait supérieurs à eux…
- Vous l’êtes…
- Chut ! Faut pas le dire trop fort, ils supportent pas…
- Enfin quand je dis que vous êtes supérieurs aux Colombiens, je jette tout de même un voile pudique sur la situation économique de ton pays…
- C’est vrai que là, on a tout faux…
- Et sur un passé de dictature pas vraiment des plus glorieux non plus…
- Bon alors là je te suis plus Bruno... En quoi on seraient mieux qu’ici alors ?
- Vous êtes à moitié ritals, voilà pourquoi…
- Salaud ! »

Sur ce, armée d’un sourire enjôleur, mon Argentine préférée vient se blottir contre moi… Je caresse ses beaux cheveux d’ébène, longs et lourds sous les doigts. J’aime les femmes aux cheveux longs. Je les aime aussi fort que je déteste celles qui veulent jouer aux mecs : toutes ces gonzesses aux crânes à moitié rasés, toutes celles qui à force de mimétisme, au prétexte d’égalité des sexes,  finissent par devenir aussi connes que nous.

« Bon mais je te suis quand même un peu. Pas être foutus d’en finir avec cette guérilla archaïque ! c’est pas des lumières quand même ces Colombiens…
- Parfois je me demande si ça n’en sert pas quelques-uns de la haute tu vois ? De toute façon ici c’est narcotrafic, corruption et compagnie alors...
- Ambiance Scarface en somme…
- C’est quoi ça Scarface ?
- T’as pas vu Scarface ? Avec Al Pacino dans le rôle du super méchant ? Alors là c’est vraiment dommage !
- Ben non mais tu sais bien que moi j’ai rien fait, j’ai rien vu, j’ai rien lu…
- Va falloir que ça change ! Tu vas pas rester comme ça ad vitam aeternam !
- Qu’est-ce que tu veux ! je suis pas née dans la soie moi.
- Moi non plus remarque bien… seulement voilà… un beau jour, faut savoir se donner les moyens de sortir de la merde tu crois pas ?
- C’est pas faute d’avoir essayé tu sais bien.
- Bon oui, chacun fait ce qu’il peut c’est sûr… Au fait, à propos de merde, je repense à cette pauvre Ingrid… On en a déjà causés par le chat, mais quand même qu’est-ce qui lui a pris ?
- Oh tu sais c’est qu’une bourgeoise, un genre d’aristo qui se croit proche du peuple, tu vois le genre…
- Les types des FARC s’y seraient pas trompés finalement.
- Peut-être bien… ils auraient vus clairs sur ce coup. Et puis surtout… buena pesca pour eux tu crois pas ?
- Quand même la pauvre ! Dans la jungle avec sa copine. Toutes les deux entourées de tous ces dingues…
- La plaint pas trop va ! »

J’attaque une cinquième bière, Marly une quatrième. Pas terribles mais buvables. La Club est un peu meilleure que la Aguila, mais on reste quand même bien loin de la Leffe ou de la Grimbergen. À ma montre, il est vingt et une heures et dans un début de brouillard malté je me dis que dans ce pays tout paraît si fade, si fadasse, si chiant... Sauf Marleny, mais aussi c’est qu’elle est Argentine alors c’est peut-être pour ça… Je descends ma main jusqu’à sa taille pour ramener la beauté latino plus près de moi. Elle se laisse faire mollement.

« T’es qu’un salaud. C’est vrai quoi !» qu’elle murmure en m’offrant ses lèvres.

On avait déjà baisés l’avant-veille. Et la veille de l’avant-veille. Et la veille de la veille de l’avant-veille. La première fois un peu à la hussarde, comme pour nous soulager rapidement d’un désir frustré trop longtemps. À la hussarde et en désordre. Après c’était devenu plus civilisé. Et cette fois je sentais qu’on allait pas tarder à remettre ça, sur un mode plus tendre encore. Les bières y étaient sûrement pour quelque chose mais je voyais venir un peu aussi… des sentiments peut-être bien ?
Alors je l’embrasse comme elle le souhaite et comme j’imagine que le souhaitent toutes les femmes amoureuses… Amoureuse ? T’exagères là Bruno ! Et puis comme j’en ai très envie, je m’aventure jusqu’à lui caresser les seins. Les pointes, aussi parce je sais bien qu’elle adore ça… Elle a toujours adoré ça. Depuis loin là-bas, plein est, dans sa piaule à Turin.

Brusquement elle se dégage de mon emprise !

« T’es qu’un salaud Bruno. Pourquoi t’es parti comme ça ? Pourquoi tu m’as laissé ? T’as vu le résultat ? »
Oui je voyais bien. Mais sans pour autant considérer qu’il y avait relation de cause à effet. Fallait pas abuser tout de même.
Elle abusait un peu.

« Je t’aimais moi… »

Très bien. Parfait… Et bon donc je reprends lentement mon exploration corporelle, devenant plus entreprenant encore. Marly se laisse de nouveau aller. Je glisse mes doigts jusqu’à la découverte d’un magnifique pubis argentin. Egaré en Colombie. Je commence à caresser doucement, avec application (l’un n’excluant pas l’autre) sa toison pas d’or, pas le genre de celle d’Emma mais toison quand même…
« Je le sais bien que tu m’aimais Marly, qu’est-ce que tu t’imagines ?
- Et ben alors ! T’aurais pu m’emmener avec toi non ? »
De nouveau elle s’irrite, retirant ma main de ses profondeurs de plus en plus intimes.
« J’étais qu’un cul c’est ça ?
- Mais non… mais enfin tu parles pas un mot de français alors comment t’aurais fait ?
- Me prends pas pour plus conne que je suis quand même ! Et ta grand-mère ? C’est pas toi peut-être qui m’avait raconté comment elle faisait en arrivant à Lyon avec ton vieux qui devait avoir l’âge d’Esteban à l’époque ? Qu’elle comptait la monnaie en revenant du marché pour apprendre les chiffres ? »

Bien sûr, Marly voulait me montrer par là que mon prétexte ne valait rien. Ce qui était l’évidence. Alors je souris un peu tristement et repris en main le chantier amoureux. Elle se laissa glisser le long du canapé. J’ouvris son pantalon, m’appuya contre elle afin qu’elle sente l’état dans lequel elle me mettait. Sa respiration changea rapidement. La mienne aussi.
« Avrei imparato, avrei imparato… Baise-moi salaud de Français. Salaud d’intello français à la gomme… »
Je m’exécutai. Consciencieusement cette fois (et en espérant qu’Esteban n’ait pas la mauvaise idée de se réveiller). C’est aussi que l’alcool me rendait moins impatient et plus câlin… tout ce qu’aime une gonzesse en somme, qu’elle soit Argentine ou Berbère. En tous les cas Marleny aimait...

Quant à moi, ce que j’adore par-dessus tout d’elle, ce sont les petites tâches de rousseur qui ponctuent partie des joues de mon amante.
Dans la partie haute, là…
Tout près des yeux couleur désir.



IV

Ma première semaine à Bogotá, je la passe donc entre la maisonnette de Marly, sa papeterie et les courses.

Le jeudi huit août, je l’accompagne à l’aéroport puente aereo pour un envoi de cosmétiques. Des produits de marque Avon (il me semble d’ailleurs qu’on les trouve aussi en France) qu’elle revend pour améliorer son quotidien. J’apprends à cette occasion que Marleny fait partie d’un vaste réseau national de distribution de la marque. Sans en saisir dans le détail les tenants et aboutissants, je comprends que Bogotá est une plate-forme logistique pour envoyer comme cette fois-ci ce genre de marchandise dans des régions aussi isolées que Puerto Inirida.

Dépliant au retour la carte du pays que je me suis procuré avant de partir, je (ou plutôt nous) localisons l’endroit en question. Il se trouve en bordure d’un fleuve du même nom et tout proche de la frontière vénézuélienne, bien que beaucoup plus au sud du secteur où vit le père d’Esteban. Autant dire au milieu de nulle part !
Marleny m’explique d’ailleurs qu’aucune route ne dessert de telles régions, de sorte que les seuls accès possibles se limitent aux voies navigables et aériennes. Les premières étant infestés de guérilleros, ne reste donc plus que l’avion, unique moyen à peu près sûr de voir les produits parvenir à destination, autrement dit sans qu’ils finissent volés ou détournés par ces mecs à l’évidence totalement hors contrôle du gouvernement colombien dans cette partie du pays. Dans un éclair d’optimisme béat, on pourrait toujours concevoir qu’au moins en cas de vol les shampoings parviennent à toutes les Ingrid croupissant dans la jungle. Mais enfin, inutile de rêver…
C’est la compagnie Satena qui une fois par semaine se charge de la liaison Bogotá-Puerto Inirida. Je me demande si un jour j’aurais le courage d’aller traîner mes espadrilles jusqu’à un bled comme Puerto Inirida. Juste pour le fun.

De ces considérations cosmétiques et géographiques, mon esprit passe durant le trajet de retour au chapitre de la nourriture. Peut-être parce que j’ai faim ? Et aussi s’opère  dans ma tête un court et bizarre transit réseau Avon vs réseau Tupperware ! Un souvenir de gosse que ces réunions de mamans, à la cuisine ou au salon, en vue de se refiler ces boites à rangement pour toute espèce de denrées, comestibles ou moins comestibles… C’est précisément ici que la notion de comestibilité rencontre le chapitre de la bouffe locale. Car après ces journées passés au régime yucca, patacones, arroz, sans compter les inévitables papas francesas, je commence à m’inquiéter pour ma ligne. Et aussi à mieux saisir la raison des étranges rondeurs des femelles du crû (je ne regarde guère les hommes).
Probable que la cultura de la papa contribue inéluctablement, fortement et rapidement à boudiner ces dames. À vrai dire je m’en moque vu que sur ce chapitre, Marly, certainement parce que pas plus Colombienne que moi, est physiquement parfaite… Soucieux pour ma part de rester le plus svelte possible, je décide d’exiger dans les divers endroits ou nous nous nourrissons de la verdura en lieu et place de toutes ces saloperies dégoulinantes d’huile cuite et recuite qu’on nous refile systématiquement.

Le soir venu, Marly m’apprend que le plumard sur lequel nous commençons à nous tripoter lui a été offert par cette même entreprise de vente par correspondance, ceci en guise de remerciement pour le bon chiffre d’affaire de l’an dernier ! Comme quoi ma chérie du cône sud se démerde tout de même pas mal par ici. Une fois cette précision connue sur l’origine du sommier-matelas, nous décidons de le tester une nouvelle fois en passant aux choses sérieuses.

Mes premiers temps passés à Bogotá sont bien sûr l’occasion de découvrir de toujours nouveaux aspects de la culture populaire du pays. Je passe sur les telenovelas, simplement parce que mon cerveau se refuse toujours à y trouver le moindre intérêt (alors que Marly continue à s’en délecter…). Ce doit être que sur ce chapitre, une sorte de mystérieux gène sud-américain unit les peuples depuis la Patagonie jusqu’à la frontière texane !
Certes mon niveau d’espagnol ne me permet pas d’entrer dans le détail des subtiles intrigues sentimentales qui se trament dans ces séries télévisées. Toutefois les images me suffisent pour conclure que décidément, entre l’Europe et ce continent, il doit y avoir comme un gouffre d’incompréhension à ce sujet.

Pour être honnête, il faut bien dire qu’on a quand même aussi en Europe le genre Amour, gloire et beauté (ma mère en raffole) et ses divers avatars, des séries efficaces ma foi pour rendre les cerveaux disponibles aux vertiges tourbillonnants de la condition de l’homme moderne : être à la mode, rester jeune, dynamique et travailleur, consommer tout et n’importe quoi, penser ce qu’il convient de penser. Et mieux encore : ne pas penser.

Resterait bien le domaine musical, mais là aussi les choses en viennent assez vite au cauchemar. J’ai par exemple fait connaissance avec un style national semble-t-il fortement apprécié, nommé vallenato. Malheureusement les quelques chansons entendues qui relèvent de cette tradition saturent vite l’oreille la mieux disposée à un invraisemblable amas de niaiseries. Après information prise auprès de Marly, il ne serait question que de nénettes qui tromperaient leurs mecs (alors que dans la réalité, c’est largement l’inverse), le tout immergé dans un océan de corazón, corazón larmoyants. Et le pénible manque de culture de Marleny fait qu’il est inutile d’espérer trouver chez elle quelque chose d’écoutable. Du peu de CD dont elle dispose, la plupart s’avèrent des machins latinos exaspérants. À moins d’être ethnomusicologue, je ne conçois vraiment pas comment un type dans mon genre pourrait supporter bien longtemps l’écoute de toutes ces tonterías !
Toutefois un chanteur - argentin celui-là - un dénommé Diego Torres, sort un peu du lot. La voix est agréable et surtout je suis surpris de la qualité musicale de la formation qui l’accompagne : beaux cuivres, harmonies intéressantes et même quelques chorus, notamment de trompette et trombone, tout à fait acceptables. Dommage que ce type ne chante que des nunucheries sentimentales ! C’est ce qu’on pourrait nommer un syndrome Céline Dion, autrement dit une voix magnifique mise au service de la plus invraisemblable merdasse commerciale.

Ainsi plongé bien malgré moi dans autant de bêtise, je me mets à fantasmer la sorte de recette magique qui suit : que si l’humanité refusait, si elle cessait d’un coup d’un seul d’écouter de la merdasse commerciale, alors évidemment tout ce cirque s’arrêterait instantanément. On pourrait poursuivre à l’identique avec les stupéfiants par exemple, un sujet des plus concret dans cette région du monde. Ou plus trivialement (et internationalement) avec les achats compulsifs de conneries inutiles.
Bref je déraisonne ! Un peu comme avec Ravage, ce bouquin dans lequel l’auteur imagine la disparition soudaine de l’électricité et ses funestes conséquences. Mais enfin je n’allais pas, depuis ce quartier paumé de Bogotá, me lancer dans la refonte définitive de l’humanité… C’est juste histoire de retrouver ma respiration mentale !

Toutes ces considérations un brin oiseuses montrent que je commence à m’emmerder sec à Bogotá… a fortiori dans ce quartier populaire, bruyant et inutilement agité. Et dangereux pour ne rien gâcher. Marleny devenant (sans même que j’ai besoin d’en rajouter dans le démonstratif) consciente de mes états d’âme, me propose pour le dimanche suivant d’aller visiter les beaux quartiers (un monde réel bogotan ?). Elle laisserait Esteban en garde afin de se consacrer à moi et rien qu’à moi. Un jour entier ! Louable attention, après m’avoir entraîné dans ce trou du cul de la planète…
Je suis preneur, sauf que ça me gêne de laisser le petit bonhomme, qui ne voit déjà pas beaucoup sa maman ; sa maman qui, drôle de bizarrerie, fait dodo avec un drôle de type. Alors je suggère à Marly que son fiston nous accompagne. Bien sûr elle accepte ! Il me semble même détecter dans son acquiescement quelque chose comme un remerciement muet. Ensuite elle clôt sobrement la proposition :
« D’habitude je travaille aussi le dimanche mon chou !
- No me digas chica! »

Le dimanche en question, un onze août, nous voilà rendus au niveau de la avenida septima, une avenue qui traverse tout le nord de la ville en longeant le flanc de la cordillère. Un trajet de trois quarts d’heure de taxi dû à la distance autant qu’aux ralentissements répétés. Marly m’explique que les fin de semanas comme on dit ici (cas remarquable en espagnol de non emprunt d’un anglicisme) sont toujours très chargés. Et à Bogotá, pas de voies express pour les taxis.
« Alors ! on va où ?
- Une petite course avant de te faire découvrir la Plaza Bolivar. Tu verras c’est pas mal. Surtout qu’il fait pas trop mauvais  aujourd’hui alors profitons-en. »

Il est dix heures et demie du matin et effectivement pour une fois le soleil n’est pas trop en reste (bien que je note la présence de quelques nuages d’allure suspecte…). Marly a besoin de faire recharger une cartouche d’encre pour l’imprimante de la papeterie, ce dont elle s’acquitte dans un petit commerce où elle a semble-t-il ses habitudes. Il est situé au pied de cette immense artère ‘septima’ et exactement à hauteur d’un étrange croisement d’avenues (étrange car en son milieu se dresse une église).
À propos d’église, moi qui ai grandi avec cette notion que le dimanche on ne travaille pas, ou peu, je suis bien surpris de voir tant de commerces ouverts. En somme ici, au pays du bon Dieu, tout le monde travaille en non stop, dimanches inclus ! Hormis Marly peut-être, qui exceptionnellement ce jour-là m’a fait le touchant cadeau de son temps habituellement si peu disponible.

« C’est pas sur cette place qu’a eu lieu il y a une quinzaine d’année cet assaut de l’armée, suite à une histoire de guérilla qui avait séquestré des juges dans le palais de justice ?
- T’en sais des choses dis-donc ! Ah mais c’est vrai… j’avais oublié que les profs ça sait tout ! Oui cette attaque s’est passée il y a plus de quinze ans. Dans les années quatre-vingts par là.
- Combien de morts déjà ?
- Je sais pas vraiment, mais beaucoup. Notamment des juges. L’armée bombardait carrément t’imagine ?
- Comment il s’appelait déjà ce mouvement de guérilla ? C’était pas les FARC, ça j’en suis sûr.
- Bon finalement tu sais pas tout... Tu me rassures… Non c’était le… le M 19 je crois. Et mais je te rappelle encore une fois que je suis pas d’ici moi non plus ! »

On approchait de l’endroit en question. Seulement, une fois avoir effectué trois pas sur la grande et majestueuse place Bolivar, voilà qu’il se met à pleuvoir… Le temps s’était couvert d’un coup. À Bogotá c’est comme ça. Et toute l’année paraît-il… Je me disais bien aussi que ces nuages n’annonçaient rien de bon. C’est désagréable et puis avec Esteban dans sa poussette et sans protection, on ne va pas trop pouvoir s’éterniser.
« Bogotá più vicina delle nuvole… » commentai-je à Marly, qui rigola un bon coup de mon allusion ironique.
« Bon c’est sûr qu’elle est pas mal cette place, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Tiens allons voir dans ce blockhaus là-bas. La cathédrale de Bogotá j’imagine ?
- Tout à fait. Si elle est ouverte. »

Incroyable ce pays ! Dieu est partout partout, tout le monde turbine le dimanche et si ça se trouve la maison du Seigneur est fermée… Non, quand même pas. En fait il y a une messe (relativement prévisible pour un dimanche matin)… J’avise un type à l’abri du porche qui apostrophe les passants pressés : paraguas paraguas! Sauvés des eaux !
Marly qui le voit aussi bien que moi, me laisse avec la poussette et s’empresse d’acquérir un de ces petits parapluies bon marché qui surgissent à point nommé dès les premières gouttes de pluie. Dieu n’est peut-être pas toujours là où on l’attend, mais il faut convenir qu’il veille à garder ses ouailles colombiennes au sec. Et même un étranger si l’occasion se présente.
« De toute façon, avec la messe… tu veux pas aller à la messe quand même ! »
Non, je n’y tenais pas particulièrement. Et puis avec l’affluence qu’il semblait y avoir à l’intérieur - pour le Seigneur derrière l’autel ou pour la pluie au dehors - inutile de songer pénétrer avec la poussette.
« Bon alors si tu as le courage de marcher jusqu’à la calle trece, je te propose d’aller au Musée de l’Or. Au moins là-bas on sera au sec. En plus le dimanche il me semble que c’est gratuit. Comme pour la cathédrale, mais sans la messe…
- Le Musée de l’Or ! Il est par là ? Ah ben oui je veux bien ! »

Je réalise à son attitude que Marly n’est pas devenue plus catho en débarquant dans ce pays de grenouilles de bénitier.  Encore un bon point pour elle. Et de l’humour en plus… Ravi de l’opportunité de connaître le Museo de Oro, je la suis, toujours en m’occupant d’Esteban qui commence à râler du fond de sa poussette très modérément waterproof. Du coup, passant devant un autre vendeur de parapluie, j’en prends un second pour nous couvrir nous deux, nous les mecs !
Dépliant l’engin avant de poursuivre vers le musée, voilà que me revient d’un coup à l’esprit le casque oranais ! Par manque temporaire de protection de mon cuir chevelu, moi qui ai toujours détesté me faire mouiller ? Bizarre.

Et puis Marly de me lancer un drôle de commentaire :
« Remarque j’y suis allé qu’une seule fois. Mais bon, moi tu sais les musées… je préfère la vie en fait !
- Quand même Marly ! Il a une certaine réputation ce musée.
- Peut-être mais c’est un musée, donc c’est tout mort là-dedans. Des trucs de morts si tu préfères.
- Comme tu y vas ! Il doit y avoir de belles pièces. Et beaucoup d’or. T’aimes pas l’or ou quoi ?
- Ben si… enfin je cracherais pas dessus c’est sûr. Les bijoux oui. Y’en a des chouettes c’est vrai. Mais alors tous ces trucs de vieux chefs indiens, beurk !
- Des trucs muiscas par exemple.
- Par exemple mais pas seulement… Tu t’intéresserais pas aux Muiscas toi par hasard ?
- Qu’est-ce qui te fait dire ça ? »

On approche du musée. Enfin… d’après le nom apparaissant sur un panneau que je distingue de l’autre côté de l’avenue sur laquelle nous débouchons. Avant de réaliser qu’il ne s’agit que d’un arrêt du bus Transmilenio nommé Museo de Oro.

Et donc, qu’est-ce qui lui fait penser que je m’intéresse aux Muiscas ? Elle est gonflée quand même, vu que c’est bien elle qui m’en aura parlé la première quand on chattait !
« Non rien. Comme ça… Voilà ! on traverse la avenida Jimenez devant nous et on y est. 
- Jimenez, c’est pas le type qui a fondé la ville ? au XVIIème c’est cela ?
- Exact. Remarque, y reste plus que l’avenue aujourd’hui… Bon on y va ? »
Allons-y ! En avant pour les Muiscas… Peut-être que ces types pourraient effectivement m’intéresser ! Faut voir… Et peut-être aussi que ma grande méconnaissance à leur sujet pourrait tenir lieu de stimulant ! Et peut-être aussi que voilà un moyen de lutter contre l’ennui qui me submerge ? D’ailleurs, je trouve étonnant de n’en avoir jamais entendu parler jusqu’à il y a quelques mois encore. En France, que ce soit dans un bouquin, un journal, une revue, un film au cinéma ou à la télévision, pas la moindre allusion !  Et jamais rencontré qui que ce soit qui m’en dise deux mots. Mais pas Sylvain qui pourtant sait des tas de trucs exotiques. Jusqu’à ce que Marly m’en parle un peu en juin. Bizarre.

Pour ce motif (et peut-être d’autres plus obscurs) j’avais avant de quitter la France acheté un bouquin dont le titre - El Dorado - avait évidemment attiré mon attention. Il ne parle pas de l’aéroport ! Il s’agit d’un texte de poésies et chants des Indiens précolombiens. Je pensais naïvement qu’il devait nécessairement contenir des informations sur la culture muisca, vu que El Dorado, cette lagune de Guatavita qui a donné naissance au mythe, était un lieu sacré de ce peuple.
Et bien non ! rien de rien ! Les auteurs dissertent à l’envi sur les Mayas, le Popul Vuh, le Chilam Balam, les Incas, les Aztèques… enfin bref en majorité à propos de cultures originaires du Mexique ou du Pérou actuels. Et pas un mot sur les Muiscas ! Pas plus que sur la Colombie d’ailleurs.
Je trouvais ça quand même un peu surprenant. Et alors je me disais que si moi par exemple demain je décidais de rédiger un essai sur… voyons voir… sur l’histoire antique de la Toscane… alors je pourrais m’abstenir de faire la moindre allusion aux Etrusques ??
Fallait quand même être sacrément gonflé ! Y compris d’ailleurs les éditeurs qui laissent passer ça. Du coup je décidai de jamais rien proposer à une telle maison. À supposer que je commette enfin la sublime thèse d’état qui me permettra d’intégrer les lustres de l’université, et bien ce ne sera pas avec cette boîte que je tenterai - une fois admis avec les félicitations du jury à l’unanimité - une édition de mon travail ! J’ai bien déjà boycotté une marque d’essence alors pourquoi pas un éditeur de livres ? Il est vrai toutefois que je conduis très peu alors que je lis beaucoup… le contexte est différent… L’est-il tant que ça ? Après tout dans ce genre de démarche, on sait bien que le principe importe plus que le résultat.

En approchant tous les trois de l’entrée du musée, je me fais, toujours in petto, cette ultime remarque : pour qu’un bouquin au titre aussi manifestement mensonger puisse paraître, il fallait certainement aussi, dans les milieux avertis, une singulière et étrange dose d’occultation culturelle à l’égard de ces pauvres indiens Muiscas.

Voilà qui me les rendait d’avance sympathiques !



V

Installé devant l’ordinateur de la papeterie, je recherche sur Internet le moyen d’en savoir un peu plus sur cette drôle de peuplade. Je n’ai pas vraiment de méthode, cliquant un peu au hasard sur les listes de sites que le serveur me propose. Il est vrai qu’il y a quand même beaucoup, beaucoup d’informations. Bien plus que ce que j’aurais imaginé, ce qui bien sûr contredit l’idée que je me faisais jusque là d’un état d’indigénéité comme oubliée du savoir !

Il y a même tant d’informations qu’en m’efforçant de les rassembler, même de façon fragmentaire, le résultat devient vite confus. Désolant en fait ! sans compter que la plupart, pour ne pas dire la totalité des propos tenus le sont en espagnol… Et puis j’ai besoin de comprendre d’une façon synthétique et non de me farcir des kilomètres de commentaires empilés dans le désordre ! J’ai besoin de me constituer… comment dire ?… une représentation cohérente sur cet univers d’avant les Espagnols.

À vrai dire, j’ai à cœur de trouver quelque chose concernant ce peuple. Mais quoi donc ? Après tout, peut-être bien que je me laissais aller à rêver plus que nécessaire sur ces fantomatiques Muiscas. C’est que depuis que nous avons parcourus avec Marleny et Esteban les salles de cet étonnant musée, et bien l’organisation sociale de ces Indiens de la région Cundinamarca, leurs rites, leurs croyances, leurs lieux sacrés, leurs sacrifices… tout cela me tourne dans la tête comme autant de petits feux follets interrogatifs.

J’ai tout de même quelques petites notions, pour ainsi dire élémentaires, glanées ici et là (non seulement au musée ou sur l’Internet). Par exemple j’avais retenu d’une lecture en France que Bogotá se serait nommée Bacata… ou plutôt que le señor Jimenez de Quesada avait fondé la ville de Bogotá à l’endroit où existait déjà… où existait déjà quoi d’ailleurs ? une ville ? un village ? un lieu cérémoniel ? nommé Bacata. Au milieu du XVIIème donc et plus précisément en 1648.
Bacata… Ba-ca-ta… ce nom, ces trois syllabes, ces sonorités me plaisent bien. Elles me plaisent étrangement. Et aussi Zipa. Car j’apprends ce jour qu’un Zipa était un chef, un prince. En somme une sorte de monarque muisca.

Pendant que je me livre à mes investigations, quelques clients entrent et sortent de la papeterie. Deux gosses veulent des bonbons ; une dame nécessite du papier cadeau ; un jeune couple demande où ils pourraient bien téléphoner… Lorsqu’elle ne sert pas, Marleny entrepose ou réentrepose des produits dans la grande vitrine ; passe à l’arrière-boutique (un minuscule réduit avec un peu de rangement et des toilettes) ; revient voir si un nouveau client se présente.
Parfois, lorsqu’il n’y a personne, elle se penche timidement vers moi pour m’embrasser, ce que j’interprète (sûrement de façon erronée) comme une forme d’encouragement.

D’ailleurs je profite de sa dernière initiative amoureuse pour l’interroger sur les nobles Zipas. La chérie m’avoue sa grande ignorance en la matière. Comme pour se disculper, elle ajoute que je ne devrais jamais oublier qu’elle est Argentine et non pas Colombienne, avant de conclure que de toutes façons, tout ça c’est des histoires de Colombiens... Et qu’en plus ‘come gia ti ho detto’ ici tout le monde s’en fout de ces histoires du passé…
Mais quand même ! elle m’informe de l’existence d’une petite ville toute proche nommée ZipaquiraZipa-quira… voilà bien de quoi entretenir ma toute nouvelle curiosité archéologique. ‘Tout de même !’ me dis-je : ‘le Muisca… ce doit être autre chose que le vulgum pecus bogotan’.

Poursuivant mes investigations informatisées, je découvre l’existence d’une autre ville de l’ancien royaume muisca, nommée Tunja. On y explique que Tunja et Bacata auraient été les deux principaux sites muiscas. Et à ce titre en état de rivalité permanente… Sans être précisément versé dans les affaires précolombiennes, le thème de la rivalité m’évoque bien sûr l’épopée de Pizarro contre l’empire Inca et surtout celle de Cortés face aux Aztèques.
Tout de même, ce type qui était parvenu à soumettre Tecnochtitlan et ses dizaines de milliers de guerriers avec guère plus de cinq cent soldats, cinq cent malheureux soldats vraisemblablement épuisés par les privations de toutes sortes, fallait le faire !

Mais aussi Cortés comme Pizarro étaient des rusés qui avaient su tirer avantage des conflits entre peuplades. Conflits rapidement identifiés et mis à contribution de leur volonté dominatrice. C’est pourquoi, malgré n’avoir rencontré aucune mention à ce sujet,  je me demandais si ce Quesada et ses troupes n’auraient pas procédé de façon comparable avec les Muiscas.

Il y a un autre aspect de cette civilisation disparue qui me tracasse. Je m’interroge en effet sur la langue des Muiscas. Car en la matière, rien ne semble bien défini, vu que parmi les données consultées, certaines évoquent un langage muisca lorsque d’autres parlent de la langue chibcha. Et même des langues chibchanes ! C’est confus (parlez dans le chibchaphone SVP !)
À moins que Chibcha ne désigne le peuple… ou le groupe linguistique… ou plutôt une aire culturelle précolombienne ? Aire qui se serait étendue bien au delà de la région de Bogotá, au delà de ce Cundinamarca administratif actuel, dont avec une certaine fierté j’apprendrai à Marleny qu’il s’agirait de la déformation du chibcha (ou du muisca !) Cundur Cunca pour Pays du Condor !
Et donc finalement, doit-on parler de la culture muisca et d’une aire linguistique chibcha ou bien l’inverse ? Difficile de trancher et c’est la raison pour laquelle, à défaut d’éclaircissements, je décidai pour mon usage propre et sous réserve de rencontrer ultérieurement des réponses moins équivoques que Muisca désigne le peuple et chibcha la langue.

À plusieurs reprises je dois interrompre mon activité afin de laisser Marleny insérer la disquette d’un client demandant quelque impression papier de documents. Je lui laisse d’autant plus volontiers l’accès que j’en suis venu à me persuader que la rentabilité de son affaire dépendait beaucoup (pour ne pas dire essentiellement) de la photocopieuse. Pour le reste et sans avoir mis pour autant le nez dans sa comptabilité (à supposer qu’elle en ait une) j’ai bien compris que les rentrées financières sont des plus aléatoires. Enfin… au moins pour ce mois d’août deux mille deux, Marly n’aura pas à trop se préoccuper de ses finances, vu qu’en compensation du logement et du reste, je prends en charge les achats journaliers quels qu’ils soient. Y compris les courses pour la papeterie.

Lorsqu’on est tranquilles, on bavarde sur un sujet ou l’autre. Bien que ce jour, les propos concernent surtout cet intérêt que je me découvre pour le passé indigène des Andes colombiennes :
« Il y avait de belles choses dans ce musée, tu n’as pas trouvé ?
- Oui je le reconnais. Mais c’est aussi parce que j’avais mon guide personnel…
- Oui enfin… je découvre autant que toi ! Un Français et une Argentine dans un musée colombien en somme.
- C’est la façon que tu as de t’intéresser qui… je veux dire qui rend les choses intéressantes voilà…
- Tu me flattes dis-donc Marly ! Allez viens par là que je t’embrasse.
- Oui mais quand même ! Les clients… »

Marly avait de ces timidités parfois ! Elle s’aventurait à me toucher lorsqu’il n’y avait absolument personne. J’avais moins de scrupules… Finalement, elle se comportait comme à Turin… c’était un peu la même chose : gare aux clients… Mais là-bas aussi il y avait le zio qui veillait… un homme simple, d’origine rurale lui aussi. Comme sa nièce. À ce qu’il me semble il venait de Foggia, ou plutôt des alentours. Il serait monté dans le Piémont après avoir connu sa future femme, une vacancière turinoise qui, d’après ce qu’il m’avait raconté le zio un jour ou la Barbera avait coulé un peu plus que de coutume, était allé visiter ces régions des Pouilles aussi belles que pauvres (du moins à l’époque de leur jeunesse). Quant à la zia piémontaise, elle était décédée bien avant que je rencontre Marleny.

« Dommage que les collections ne soient pas mieux mises en valeur… T’as pas trouvé que c’était un peu bordélique ? »
- J’ai entendu dire, à la télé je crois, qu’il y avait des projets de rénovation.
- Ça serait pas un luxe. Une telle richesse aussi mal exposée !
- Au fait, tu sais à qui il appartient ce musée ?
- Ah non ! À l’État ?
- Pas du tout. Il appartient au Banco de la Republica. C’est un musée privé tu vois ?
- Ah tiens !
- Et tu sais quoi ?
- Dis voir.
- Il y a des mauvaises langues qui disent que tout ça, enfin tout ce que contient ce musée, et bien ça aurait été volé aux indigènes.
- Dans un sens… mais tout dépend de ce qu’on entend par ‘voler’ non ?
- Voler c’est voler ! À l’époque espagnole, les nativos étaient pillés. Ici comme chez moi d’ailleurs. Et après, enfin… avec l’indépendance quoi, tous ces bijoux, ces objets de décorations, religieux et je sais pas trop quoi encore, ont fini dans…
- Dans les mains des nouveaux gouvernements… oui, effectivement c’est plausible… Remarque, dans un autre style, il y a aussi des mauvaises langues comme tu dis qui affirment que des centres commerciaux à Bogotá ont été entièrement financés par le narcotrafic, alors…
- Ça, ça relève déjà plus de la spécialité locale… On a pas trop ça à Buenos Aires. Enfin je crois pas… ah oui ! c’est à propos du Centro Andino tu veux dire, c’est ça !
- Un centre commercial ?
- Oui, au nord, enfin du côté de chez ceux qui ont de l’argent quoi.
- Le nord de la ville est plus riche que le sud ?
- Oh oui ! Plus tu montes, plus c’est friqué et inversement.
- Là où on était hier, c’est le nord ?
- Oui, le début mais enfin c’est le centre ville alors c’est un peu spécial. C’est pas si net là-bas.
- Mais enfin  quoi qu’il en soit, cette Banque de la République doit avoir les moyens de rénover le musée.
- Je m’inquiète pas vraiment pour eux tu vois ! Quand tu reviendras, qui sait si les trucs muiscas ne seront plus mélangés avec les Tayronas ou les Zinus !
- Tu penses que je reviendrai ?
- Chi lo sa? »

Je viens d’arriver et Marly me parle déjà de revenir ! Je commence à me demander si elle voudrait pas, ne rêverait pas plutôt de reprendre ce qui avait été interrompu en Italie… C’est vrai que ces… retrouvailles ne sont pas désagréables, loin de là… Comment savoir ce qu’il va se passer de nouveau entre nous ? Mais ici, en Colombie, vraiment…
Si ça se trouve je finirai peut-être répétiteur de français dans un lycée de la capitale colombienne…

« Y’a des lycées français ici ?
- J’en sais rien. Pourquoi tu me demandes ça ?
- Comme ça. »

Deux gamines entrent pour acheter… pour acheter quoi d’ailleurs ? Des cahiers scolaires et un assortiment de friandises. Je remarque que les clients, surtout les plus jeunes, entrent souvent sans bien savoir ce qu’ils veulent.

Sinon, en guise de distraction de quartier, il y a aussi ce clochard dehors, un indigente comme on dit ici, qui vient s’asseoir sur un tronc d’arbre, à deux mètres de la porte de la pape. Et durant une bonne demi-heure il débite des injures, invariablement composées des deux mêmes formules : marica et hijueputa
Il n’injurie personne en particulier... Il injurie le monde, anonymement. Peut-être aussi s’injurie-t-il lui-même ! Après tout… Puis d’un coup, s’aidant d’un bâton dont il ne se sépare pas, le type se redresse et poursuit son chemin on ne sait trop où. Une pièce de tissu sans âge le recouvre de la tête aux pieds.

Avec ce mec sous les yeux - qui doit m’inspirer - je me demande si les Muiscas ont totalement disparus ou si quelques-uns survivent encore de nos jours. Et peut-être bien que dans l’affirmative, ils auront fini par être eux aussi rendus à l’état de mendiants. Ce million d’indigènes parti en fumée… Royaume déchu… Bien que le terme de royaume qui me vient spontanément à l’esprit ne convienne pas. J’ai lu en effet qu’on parlait plutôt à leur propos de confédération. Ceci au motif qu’il ne se serait agi ni d’un royaume (car il n’y avait pas l’équivalent d’un monarque absolu), non plus d’un empire (vu que les Muiscas n’auraient soumis aucun autre peuple). En matière d’organisation politique et sociale, ils avaient donc peu à voir avec les Incas ou les Aztèques. Pas de pulsion impérialiste en somme chez les Muiscas. Un autre trait qui me les rendaient a priori plutôt attachants.

« Il y aurait à dire sur l’éclairage aussi.
- Comment ça ?
- L’éclairage du musée, des pièces… je parle pas de la papeterie chica! Bien que j’ai vu que ton néon à l’extérieur ne fonctionne plus non ?
- Ah oui c’est vrai. Tu pourrais faire quelque chose ?
- Oui je verrai ça. Ça mettra tes pièces de musée à toi en valeur tu verras…
- T’es bête ! Et quoi alors ? Pour l’éclairage là-bas je veux dire ?
- Non je voulais juste dire qu’il y aurait des améliorations à apporter. Certaines vitrines sont vraiment mal éclairées… Et puis aussi pour un musée qui se prétend international, donner des explications uniquement en espagnol…
- T’es quand même du genre à toujours tout critiquer toi, pas vrai ?
- Tu trouves ? Peut-être bien, oui. Finalement… Je sais peut-être pas faire grand chose d’autre qui sait ?
- Et depuis que t’es devenu un grand professeur, ça a pas dû s’arranger non ?
- Tu me cherches là !
- Non mais je suis sûre que ça c’est un truc, un défaut de tous les intellectuels, qu’ils soient Français, Argentins ou de Cochinchine d’ailleurs. Je me trompe ?
- T’as entendu parler de la Cochinchine toi ?
- Rassure-toi, c’est juste une expression que j’ai entendu qu’on utilisait par ici… »

Voilà qu’elle remet ça, son credo anti intellos… Mais je ne lui en veux pas. Elle m’agace mais elle a raison au fond ! Plus on en sait et plus on devient… enfin plus ça isole c’est certain. Et puis, par la force des choses, on réalise que quatre-vingt-dix pour cent de n’importe quoi est de la merde (comme aurait paraît-il formulé Sturgeon)… Alors qu’évidemment, quand on est comme Marly et ses semblables, quand on se prend pas la tête comme disent les gens pas compliqués, quand on se contente de faire du lèche-vitrine en journée et de regarder des telenovelas en soirée, c’est un genre de réalité, de triste réalité qu’on n’aperçoit pas. Beati pauperes in etc.

« Qu’est-ce que tu veux que je te réponde Marleny ! Quand on a comme moi été gavé pendant des années d’une montagne de savoirs académiques, de connaissances encyclopédiques… et bien après, c’est dur de digérer voilà ! Tu vois… on devient un peu comme des vaches… ça remonte de l’estomac dans la gueule et on se met à mâchonner sa science comme ça… jusqu’à la tombe. Et tout ça entre indifférence et incompréhension de l’entourage.
- Tu sais que t’es un peu dingue en plus ? Mais ça j’aime bien j’avoue. Ça tu vois, ça me gêne pas.
- Et bien voilà ! C’est vrai que je suis peut-être pas un modèle très conforme de prof agrégé. Pas vraiment sortable en fait.
- Peut-être, mais de toute façon personne t’as obligé quand même ! »
Là, elle me renvoyait à mes contradictions… Petite vengeance pour cette fois où je lui avais balancé que nul ne l’avait obligé à suivre son Marco jusqu’à Bogotá…
« C’est vrai Marly... Et tiens, ça me rappelle un mec que j’avais connu il y a quelques années. Il était ingénieur de formation. Tu sais, c’est pas rien de devenir ingénieur en France ! Il faut faire des écoles préparatoires difficiles, math sup et... enfin bref, il a tout largué. Quand je l’ai connu, il bossait comme mécano dans un garage… ‘Un choix’ d’après ce qu’il disait... Il affirmait pourtant avoir adoré les études, qu’il avait appris un tas de trucs et je voulais bien le croire…
- Bizarre ce type non ?
- Oui mais tu vois, ce serait lui qui serait ici à ma place, il serait sûrement pas en train de se demander comment ça se répare un néon ! Les études techniques, au moins ça sert à quelque chose... Donc il avait adoré les études d’ingéniérie, seulement il supportait pas le milieu social, professionnel dans lequel ça l’avait jeté.
- C’est drôle quand même ça… Parce que quand je pense à tous ceux qui n’ont rien, aucune formation… comme moi quoi... et qui auraient quand même bien aimé pouvoir faire quelque chose, des études… et tu me sors ça !
- Et oui Marly. La vie c’est pas toujours aussi simple qu’il y paraît. Pas pour tout le monde en tous les cas.
- Ah ben voilà tiens ! Et moi qui allait te dire qu’au moins tu causais pas comme dans un livre…
- Pas trop quand même non ?
- Pas trop c’est vrai. Tu dis souvent des trucs un peu bizarres, mais finalement, comme c’est un peu comme ça te vient… dans le désordre, disons que c’est ça qui te sauve tu vois ! Parce que t’es pas devenu comme ces types à la télé qui te racontent des trucs avec un air de super prof, genre vous êtes que des nuls, heureusement que je suis là moi pour vous apprendre tous ces trucs !
- Alors tu vois bien que tout n’est pas perdu ! »

Qui jurerait qu’un jour je ne ferai pas comme l’ingé ! Pas tout de suite mais qui jugerait que non ?… dans dix ans ? vingt ans ? Dans un atelier de mécanique générale, à arracher des cardans de poids lourds. Comme mon frère en somme… Oui, ce qui me sauve d’après Marly, c’est… et bien c’est mes racines pardi ! Afficher la morgue des milieux je sais tout, j’ai pas appris. J’essaie mais j’y arrive pas. Ou pas longtemps… Parce que je retombe vite dans la brume prolo, dans le brouillard cérébral des gens simples. Un peu comme dans Des fleurs pour Algernon où après un court épisode de lumière, Charlie retombera dans son idiotie congénitale… Et pas besoin d’avoir lu les œuvres complètes de Bourdieu pour comprendre ça.

Et puis une grand-mère analphabète, l’autre à peine moins, c’est ça aussi qui me sauve d’un embourgeoisement qui autrement m’aurait plombé depuis longtemps… Avec tout ce que ça comporte de la connerie des privilégiés : se croire au-dessus de tout, se croire au-dessus de la mêlée. S’éclater en toute impunité dans la prédation du monde. Alors paix à leurs âmes, paix à mes grands-mères qui n’auront jamais rien su des vertus imprévues de leur analphabétisme sur une descendance sur-éduquée ! J’ai des raisons d’en être fier finalement.

À moins que je confonde avec cette fierté du mec qui s’est élevé au-dessus de sa condition… Mais enfin aussi dans la famille je vois bien que j’ai le rôle du type compliqué et stérile.  Impossible d’en sortir ! Et puis ça sent le mépris aussi. Et souvent plutôt deux fois qu’une. Ça c’est le côté pas drôle… mépris à l’égard de celui qui ne sait faire que des belles phrases, qui utilise des mots que personne ne comprend, qui a un avis sur tout mais qui est bien incapable de réparer une bagnole !

Même pas foutu de faire une vidange d’huile si ça se trouve, c’est tout dire…

Ce nouveau flot de pensées amères que je sens m’envahir, j’en veux pas. Alors je décide d’aller faire un tour. Histoire de m’aérer les idées comme on dit (une expression qui pourrait sembler spécialement faite à mon intention). Oui mais pour aller où ? On approche des quatorze heures trente ce mardi d’avant la mi-août, d’avant l’Assomption… l’Assomption de Marie. Que faire ? Où aller ?
Je m’en ouvre à mon amante logeuse : ‘attends ! Je vais voir avec Liliana si elle peut garder la pape’. Marly perçoit à l’évidence mon malaise. Encore une fois, avec elle, pas besoin d’expliquer les choses longtemps... Cette femme décidément a bien des qualités. Et puis elle cherche à me protéger. À me protéger de moi-même ? de mes démons ? Elle est un peu maternelle donc. Ça me va bien. Et moi qui l’ai laissé tomber... Pauvre con ! Elle te l’aurait fait ton gosse !

Elle te l’aurait fait !

« Non t’en fais pas ! Comment te dire ?… Enfin… c’est que j’aimerais bien me balader un peu seul… voilà… tu comprends Marly ?
- Comme tu voudras. Mais fais attention quand même ! T’auras remarqué que Bogotá c’est pas Turin…
- Je vais prendre un taxi et... tiens je vais aller voir vers le quartier de l’ambassade de France !
- Nostalgie du pays ? Mon pauv’ choux ! Mais c’est pas vraiment à côté y me semble…
- Nostalgie non… enfin si un peu, mais pas par rapport à l’ambassade. Et tu sais pourquoi ?
- Ça y est, j’y suis ! C’est à propos de cette librairie que tu as trouvé c’est ça ? Quand je t’ai dit que tu pourrais en rechercher une sur Internet ?
- Ben oui, t’avais raison. Toutes ces pages en espagnol… sur les Muiscas et le reste,  j’ai quand même du mal. Alors oui, si je peux trouver un ou deux bouquins en français, ça m’arrangerait bien.
- Toi et tes bouquins ! C’est un peu une maladie finalement ?
- Tu crois ? Peut-être bien oui. Mais ici j’ai des circonstances atténuantes quand même. Stranger in a Strange Land
- Tu me causes anglais maintenant ?
- Non c’est juste… un souvenir de lecture justement, un bouquin de fantascienza… Bon allez j’y vais. Et c’est où déjà qu’elle est cette librairie ?
- Demande le Parque de la noventa y tres con decima. D’après ce que j’ai compris, elle doit se trouver juste à l’angle. Et puis l’ambassade doit être une avenue ou deux derrière par là… Ça te fait un bon point de repère. Et puis tu verras, c’est un quartier hyper chic. Ça va te plaire, j’en suis certaine.
- Parque de la noventa y tres con decima ? Muy bien señora mia. Hasta luego. Cuídate !
- Tambien sea pendiente chino feo! »

En m’éloignant et à propos de Bogotá et de Turin, je me dis que nos échanges commencent à prendre un tour linguistique un peu tordu. Car je constate qu’une espèce de charabia hispano-rital est en train de se substituer à l’italien … Moi encore, malgré quelques mots ou tournures espagnoles occasionnelles, je persiste à m’exprimer dans la langue de Dante. Mais Marleny invente petit à petit une mixture des plus idiosyncrasique. Comme si elle continuait à m’adresser la parole en italien… enfin disons que la structure reste toscane alors que dix pour cent peut-être du vocabulaire est déjà passé, en une dizaine de jours, de grazie! à gracias! de come stai! à comó estás! de andiamo! a vamos ! de ci siamo! à ya estamos!

Mais après tout ça vient peut-être simplement du fait qu’elle me considère de plus en plus en mesure de comprendre l’espagnol… Quand même je m’interroge : va-t-elle, retourne-t-elle vers sa langue ou bien est-elle en train d’inventer - largement à son insu - une sorte de nov’langue, un sabir castillo-toscan à notre strict usage privé ?
Voilà qui m’évoque l’initiative de ces commerçants Génois, Vénitiens, Lombards qui devant la nécessité d’échanger avec le royaume d’Espagne auront contribué à l’apparition du premier dictionnaire toscan-castillan… À ce qu’il se dit, ou plutôt s’écrit dans les milieux autorisés. Bien qu’il me revient qu’il s’agissait plutôt d’une initiative espagnole ? Au XVIème siècle ? Ah je sais plus tiens ! J’ai le fac-similé à la maison. Je vérifierai en rentrant dans ma Lorraine d’adoption.



VI

Effectivement je débusque cette librairie non loin du parc en question. Et effectivement, elle est plutôt bien située entre ce coin de verdure élégant et l’ambassade de France, très proche d’où je me trouve (si j’ai bien compris les explications de Marly). Par curiosité, je décide de pousser jusqu’à l’ambassade, laissant pour plus tard la découverte du véritable objet de ma visite.

En guise d’ambassade, je ne rencontre rien d’autre qu’un énorme bloc de béton, un bâtiment recouvert en façade d’une sorte de gigantesque grille d’acier. Une structure bien intégrée dans le style sécuritaire local... À observer cette chose étrange, je me demande si les concepteurs ne se seraient pas, outre l’architecture militaire (ou d’occupation diplomatique peut-être) vaguement inspirés de l’incomparable esthétique - plus scientifique si on veut - de la cage de Faraday !Y a-t-il même un accès pour entrer dans ce bazar repoussant ? Aucun intérêt. Je m’en retourne donc sur mes pas, en direction de la decima ; en direction de la fameuse librairie, un peu déçu cependant d’une présence aussi disgracieuse de la France dans ce pays. L’ambassade de France à Bogotá : un blockhaus Schengen paré contre toute éventualité d’attaque d’extra-terrestres colombiens.

Il était temps que je m’en retourne sur mes pas, car je lis sur la vitrine de la librairie qu’elle ferme à dix-huit heures et il est déjà presque dix-sept heures. ‘Un de ces horaires français’ me dis-je, contrastant avec tous les commerces bogotans qui eux, semblent perpétuellement ouverts.
Tout francophone qu’il s’affiche, le lieu porte cependant un nom espagnol : Tiempos del Futuro. ‘Temps du Futur’. Étrange… Déjà en prenant connaissance sur la toile de cette énigmatique raison sociale, j’avais bien sûr pensé aux éditions ‘Temps Futurs’ et me demandait si l’endroit ne serait pas spécialisé dans les ouvrages de science-fiction. Mais non ! il semble bien qu’il s’agisse d’une librairie tout ce qu’il y a de traditionnelle. Alors de quel futur peut-il bien être question ? Celui de la francophonie ? certes assez mal en point. Celui (a minima) d’une présence française ici en Colombie ?

À part l’implantation des Carrefour et le souci de notre gouvernement de récupérer une célèbre franco-colombienne très jungle, je ne savais pas grand chose sur ces graves questions politico-économiques. Je suppose pour le moins qu’il ne doit pas y avoir foule de touristes français dans les Andes, les Llanos, vers Puerto Inirida ou ailleurs encore. Quelque activité industrielle ou de service ? Des échanges commerciaux ? Ah oui, outre les ‘Carrefour chevere’ (vu ce qualificatif sur un sac plastique de cette grande surface : Carrefour super…), j’ai remarqué aussi ces camions Cemex qui transportent du ciment en faisant tournoyer le drapeau français à l’envers ! Et beaucoup de bagnoles Renault aussi (manifestement en grande concurrence avec les Chevrolet). Mais vite lassé de cette variation sur les rapports économiques entre nos deux pays, je reviens à l’observation de la vitrine, diablement plus intéressante à mon goût.

À la lecture des titres présentés, je constate que le lieu est du genre Kultur... Car seul un cérébral (français en l’occurrence) oserait encore présenter dans une vitrine de librairie, à l’été deux mille deux, Les Fragments d’un discours amoureux ! un ouvrage certes intéressant mais qui date de plus de vingt ans… L’impression se confirme en pénétrant dans l’antre. Dès l’abord, je note que se côtoient sur un présentoir rotatif des livres au format de poche signés Barthes donc, mais aussi Jankélévitch, Derrida, Sontag, Kristeva ou encore ce magnifique Mémoires d’Hadrien de Yourcenar. Pas vraiment de la littérature récente et encore moins grand public…
Un peu plus loin, des étagères pleines des essais de Foucault, du théâtre de Genêt, de la critique de Blanchot, de la poésie de Nimier. Surprenant ! car qui pourrait bien, ici à Bogotá, constituer la clientèle d’un lieu pareil ? Une poignée d’autochtones francophiles et hyper cultivés ? Ils doivent pouvoir se compter sur les dix doigts. Le personnel de l’ambassade ? Je doute fort qu’un agent de l’État français, genre responsable du service des visas, goûte les subtilités de Michaud ou les analyses fouillées de Jonas. Et encore moins les caustiques considérations de Bauman sur la ‘modernité liquide’, vu que nécessairement dans ce dernier cas, le responsable en question y participe de toute la force de son engagement. C’est-à-dire en contribuant au fonctionnement optimal de notre désolante police à distance, cette machine à contenir les déchets humains (pour reprendre l’expression du sociologue) au plus loin de la prospérité occidentale.

M’aventurant de quelques mètres dans la boutique étroite et profonde, j’aperçois dans un recoin et comme à l’écart, un individu à demi occulté par l’écran d’un ordinateur. Comme s’il cherchait à se soustraire au regard d’un éventuel visiteur ! M’approchant avec l’intention de l’observer discrètement, je devine un homme d’aspect plutôt massif, la cinquantaine. En devisant ce type de la sorte, je m’imagine moi-même un jour, là-bas, barrio Timiza, derrière l’informatique de la papeterie ! Le libraire donc - car je suppose qu’il s’agit du patron - porte une barbe poivre et sel, plus sel que poivre et apparemment dans un état d’abandon assez avancé. En cela il m’évoque mon clodo du quartier de Marleny. Sauf que bien sûr, à en juger par l’étalage livresque du premier et les insultes stéréotypées du second, au-delà d’une certaine similitude d’aspect, on a à l’évidence affaire à deux cerveaux bien différemment structurés. Les cheveux sont mi-longs, plus longs que mi-longs, éparses et troués d’une calvitie bien installée sur le dessus du crâne. Le personnage porte de grosses montures de myope en plastique sombre. Il ne me prête apparemment aucune attention. Je poursuis donc ma déambulation jusqu’au niveau de ce qui m’apparaît comme un espace de vie enchâssé à l’intérieur de l’espace de culture encerclant (pour ainsi dire) le bonhomne.

D’un regard furtif jeté par en-dessus le plateau d’un meuble bas séparant son enclos informatique de l’allée où je me trouve, je devine les côtes d’un gros pantalon de velours, de couleur vert foncée. Cette ultime et fugace observation me convainc - avec un risque d’erreur négligeable - que l’intéressé est un exemplaire (géographiquement sans doute quelque peu égaré) tout à fait représentatif de la tribu des intellectus gauchistus post sexaginta octardum (tendance conceptuelle-critique). Il n’est évidemment pas de ma génération mais j’ai suffisamment croisé, voire subi à la fac des profs d’une composition idéologique tout à fait semblable pour m’autoriser en toute confiance ce diagnostic.
Quand je dis la fac, je pense en fait non tant à Lyon 3, où les étudiants étaient exposés au profil complémentaire (c’est-à-dire hyper conforme avec rien qui dépasse, ni le cheveu ni le verbe) qu’à Lyon 2, où à l’inverse, le type décrit pullulait. J’avais en effet traîné une première année en lettres avant de me décider pour un engagement universitaire un peu plus sérieux. Ceci très pragmatiquement en vue de m’éviter un bien trop prévisible avenir de prolétaire intellectuel si je persistais dans le gauchisme idéalisant du campus de Bron. En vérité, je me foutais bien que mon environnement universitaire soit de gauche ou de droite ou de n’importe quel bord politique. Par contre, participer au martyrologe de ceux qui ont fait des études mais ne s’en sortent pas ne m’enchantait guère.

J’ai beau être le seul client, ce libraire persiste à ne faire aucun cas de moi… Me dirigeant sur ma gauche en vue d’achever mon parcours jusqu’à me retrouver face à lui (en apparence toujours plongé dans les délices de sa lumière informatique), j’avise incidemment un échantillon de littérature enfantine. Il y a donc à Bogotá  des gosses français, du moins francophones (des Belges peut-être) ! Je fais l’hypothèse qu’il pourrait s’agir de la progéniture de diplomates détachés pour un temps en Colombie avec leurs conjoints respectifs.
Ce qui me conduit à prolonger ma pensée mauvaise sur les compétences de lecture des diplomates en me demandant à quoi donc leurs épouses peuvent bien passer leur temps dans cette cité… Cité qui soit dit en passant me donne de plus en plus l’apparence d’un gros champignon parasitaire qui se serait développée de façon obscène sur les ruines de l’ancienne Bacata muisca.
Question : l’épouse du responsable des visas (dans l’éventualité où il soit de sexe masculin et qu’il dispose d’une épouse) s’est-elle mise dès son arrivée en quête de quelque club chic lui permettant de poursuivre dans des conditions satisfaisantes l’entretien de son capital beauté ? Ceci notamment afin de s’immuniser contre ces horribles bananeras qui gonflent tristement la ceinture abdominale de nombre de Bogotanes (qui sont finalement loin d’être toutes à l’image de la belle voisine caleña de l’avion).

Songeant de la sorte au destin malheureux de l’Européenne exilée, je me dis qu’il y a peut-être matière à engager conversation avec ce type à partir d’un sujet approchant. Après tout, voilà un mode d’entrée qui en vaut un autre ! Et puis me trouvant dans une librairie et non au marché à volailles, je me vois mal entreprendre l’homme sur un thème météorologique ou hypocondriaque (la conversation typique des petites gens). Je juge inutile cependant de chercher à faire le malin. Un rôle attendu de touriste français, simplement et modestement curieux d’en savoir un peu plus sur La Colombie, ce monde inconnu fera très bien l’affaire.
           
« Bonjour.
- Bonjour. Je peux vous être utile ?
- Et bien oui peut-être. Enfin… vous auriez quelque chose à me proposer sur… sur la civilisation muisca ? »
Et voilà comment les bonnes résolutions s’évanouissent dès l’instant où je tente de les mettre en pratique… J’aurais pu, j’aurais dû répondre au :
- bonjour je peux vous être utile ?
 de ce type par un :
- et bien je ne sais pas, mais je ne pensais pas qu’il y ait autant de Français en Colombie.
À partir de quoi il m’aurait probablement retourné un :
- non pas tellement pourquoi ?
et donc je lui aurais dit :
- et bien parce que… votre librairie… des livres intéressants à ce que je vois.
Et voilà !
Et bien même pas… Il a fallu que je l’entreprenne sans préliminaires sur les Muiscas !
Le bonhomme doit se demander à qui il a affaire. Peut-être imagine-t-il se trouver en présence d’un jeune étudiant préparant un doctorat d’ethnologie. Depuis avoir eu connaissance (toujours grâce à Internet) qu’à Bogotá il y avait des dizaines d’universités, dont certaines parmi les plus anciennes et vénérables de ce continent (comme celle du Rosario) ce serait plausible après tout.

À ma question (si éloignée de mon intention première) l’homme s’extrait de son réduit, contourne par l’arrière sa tablette de travail et se rapproche de moi. Ensuite il me considère un court instant en silence avant de répondre :
« Some people like cupcakes better… »
Non je plaisante… Ça c’est Zappa avec son chercheur en muffins… Lui n’étant que libraire, il me répond en réalité :
« Et bien, en français il n’y a pas grand chose voyez-vous. Par contre, si vous lisez l’espagnol, vous trouverez de nombreux textes… Par exemple chez Lerner. Une bonne librairie qui n’est pas loin d’ici. »
Avec une telle entrée en matière, je ne peux guère le suspecter de vouloir me refiler sa came ! Éventuellement savoir si je suis hispanophone ? Mais à quel motif ?
« C’est-à-dire que mon niveau d’espagnol n’est pas… enfin je crains qu’il soit insuffisant pour… »
Avec une réponse aussi embarrassée, je viens de perdre toute vraisemblance comme doctorant en ethnologie, en faveur vraisemblablement d’une plus triviale condition de touriste.
« Dans ce cas… Et vous vous intéressez aux Muiscas donc ?
- Oui enfin… c’est peut-être parce que je m’ennuie un peu…
- Vous vous ennuyez ?… Vous vivez à Bogotá ?
- Euh non, pas du tout. C’est une… disons une copine qui m’a invité voilà. Et vous ? Vous êtes Français donc…
- Pas du tout non plus ! Je suis Colombien. »
Elle est bien bonne celle-là ! Colombien ce type ! Ce type qui dégouline de francitude  dalla testa fino ai piedi! Son absence totale d’accent… et puis comment dire ? Simplement… sa façon d’être ! Comment pense-il que je vais avaler un bobard pareil ? Et pourquoi me mentir de la sorte ? Enfin… il est peut-être du genre joueur. Sûrement même car je ne vois vraiment pas d’autre explication.
« Je dois dire que vous me surprenez… C’est que comme vous parlez parfaitement le français alors…
- J’ai vécu longtemps en France.
- À Paris ? 
- À Paris et ailleurs. »
Je regarde ostensiblement autour de moi :
« Vous êtes bien achalandés… Et des ouvrages intéressants.
- Je fais attention à ce  que je commande.
- Ça se voit. Mais… euh… Vous avez une clientèle pour… excusez-moi mais… Jankélévitch par exemple !
- Oui oui… Jankélévitch ? Oui, ça se vend un peu. Mais je vends beaucoup de scolaire aussi. Pour le lycée français. »
Finalement voilà que le cours de l’échange ramène involontairement sur le thème des Français en Colombie ! Et par la même occasion j’ai sans l’avoir intentionnellement cherché réponse à la question distraitement posé ce matin à Marly : il y a donc bien un lycée français à Bogotá.
« D’accord. Ça doit aider… du point de vue commercial je veux dire. Une sorte de marché captif non ? 
- Si vous voulez... Et dites-moi, ça vous plait Bogotá ? »

Mon interlocuteur m’ayant assuré de sa nationalité soi-disant colombienne, autant faire comme si je le croyais, et donc m’efforcer d’éviter de (faussement) le froisser… Ne pas lui avouer par exemple qu’avant de mettre le pied dans cette ville, je concevais difficilement qu’un merdier pareil puisse exister…
« C’est un peu surprenant… au premier abord.
- Ce n’est pas Paris…
- Certes. Remarquez, je suis Lyonnais.
- Une bien belle ville aussi.
- Oui, et qui s’est améliorée avec le temps.
- La ville Lumière.
- Vous connaissez Lyon ?
- J’y ai séjourné quelques fois.
- Mais enfin, depuis quelques années… en fait je vis en Lorraine. Pour le travail.
- Ah oui. Ce n’est pas le même climat par là-bas.
- Pas vraiment. Bien que par rapport à Lyon, il n’y a pas énormément de différence.
- Ce n’est tout de même pas la Riviera. »

Aïe, voilà que ça partait en échanges météos ! Mais et tiens, pourquoi parler de Riviera plutôt que de Côte d’Azur ? Une expression anglaise riviera ou italienne aussi bien... Ou colombienne ? Bien, mais il fallait ramener la conversation aux Muiscas. Même si évoquer le pays avec un ‘Français’ ne pouvait lui être désagréable… Allait-il continuer longtemps à feindre de ne pas être Français ! S’il était intentionnel, l’emploi de Riviera en vue de consolider son image d’étranger n’était pas idiot, mais insuffisant.
            « Pas vraiment non. Et vous êtes déjà passé par la Lorraine ? 
- Depuis qu’elle est redevenue Française oui. Je connais… à Nancy, la place… comment déjà ? De ce monarque au XVIIème ?
- La place Stanislas.
- C’est cela ! La place Stanislas. Un bel ensemble architectural. Dans le prolongement de cette ancienne place d’Armes… Voyez-vous de quoi je veux parler ? 
- Bien entendu ! Aujourd’hui cette place d’Armes est devenue place Carrière. Enfin,  je n’en suis pas tout à fait sûr… En fait je connais mieux Metz, où je travaille. Mais enfin oui, c’est bien cette large avenue qui longe le parc de la Pépinière.
- Je ne connais malheureusement pas Metz, par contre j’ai apprécié mon séjour à Nancy. Le berceau du Modern Style !
- On dit plutôt Art Nouveau... Excusez-moi, c’est un peu stupide de ma part comme remarque.
- Oui bien entendu, Art Nouveau et Modern Style... C’est un peu comme Muisca et Chibcha. On ne sait pas trop ce qu’il en est du langage ou du territoire n’est-ce pas ? »

Merde alors ! Ce type lit dans mes pensées ou quoi ? Et donc avec son Modern Style il me refait le même coup qu’avec sa Riviera… Je soupçonne quelque tactique d’insertion de petits particularismes de langage afin de me persuader qu’il n’est pas de nationalité française… Bon mais sinon on dirait bien que mon sujet d’intérêt l’intéresse aussi... En tous les cas, sa remarque montre qu’il connaît un minimum la question. D’ailleurs, connaître le dossier muisca, ne serait-ce pas une tactique complémentaire pour me faire croire qu’il est bien Colombien ?
« Vous savez, je n’y connais pas grand chose en culture précolombienne. Je suis prof d’italien alors…
- Vraiment ? Un italophile qui s’intéresse aux Muiscas, voilà qui est original ! »
Les clients ne se bousculant pas vraiment dans les lieux (on se croirait à la papeterie), je décide de poursuivre sur son terrain - que je suppose ludique - à savoir celui de sa pseudo nationalité... Le tester sur la question nationaliste par exemple ?
« Et oui, que voulez-vous ! Mes origines transalpines probablement.
- Vous êtes d’origine italienne ! Puis-je vous demander de quelle région ? 
- Du Piémont. Par mes grands-parents paternels.
- Le Piémont… oui… Turin, Alessandria, Milan.
- Ah non ! Milan c’est la Lombardie.
- C’est cela oui… Je ne connais pas l’Italie il est vrai. »
Bon… on rencontre des Français qui ne connaissent mal l’Italie. Mais de là à situer Milan dans le Piémont… Encore cette tactique des fausses erreurs ?
« Vous savez, en ce qui concerne le nord du moins, c’est très… enfin c’est assez semblable à la France.
Évidemment ! Sinon qu’on y parle italien n’est-ce pas ?
- On y parle italien. Pas depuis si longtemps remarquez. Dans le village où j’allais quand j’étais gosse… »
Une jeune femme vient d’entrer en causant dans son portable. Mon interlocuteur se dirige droit vers elle et la sermonne d’un ton plutôt sévère : ‘Por favor senora afuera con el celular gracias’.
Drôle de commerçant ! Ceci étant, j’avoue que si j’avais été à sa place, ça m’aurait autant agacé. Mais tout de même, un peu de tact ! La cliente une fois définitivement perdue, il revient vers moi :
« Vous disiez ? Veuillez m’excuser jeune homme mais je ne supporte pas ces gens qui entrent dans ma librairie pour passer un appel. »
La rue est très bruyante. Et toi tu es Français, parce que ton accent te trahit lorsque tu parles espagnol !
« Je comprends. Dehors c’est bruyant… mais aussi c’était peut-être une cliente.
- Je ne veux pas le savoir. Pas de portable chez José Fernandez, c’est la règle. »
‘José Fernandez ‘…Évidemment… pour le coup ça ne sonne pas exactement français… Ceci dit, des tas de Français portent des tas de nom étrangers. Donc ça ne prouve rien.
« Si j’étais libraire  je n’aimerais pas trop non plus, c’est vrai.
Ma lei è docente d’italiano. Vous devez pouvoir comprendre un peu d’espagnol donc. Voyez, moi-même posso dire tre parole d’italiano!
- Je vois ça oui. C’est bien… oui, disons que je décode plus ou moins. Mais pas au point de lire un livre, surtout un essai colombien. Enfin en espagnol je veux dire.
- Lancez-vous ! Vous savez jeune homme, si vraiment vous vous intéressez aux Muiscas, je crains que vous n’ayez guère d’autre solution. »
Deuxième fois qu’il me qualifie de jeune homme. Et puis qu’est-ce qu’il imagine ? Qu’on peut lire comme ça dans une langue étrangère qu’on maîtrise mal !
« Vous avez sûrement raison. Je vais y réfléchir. Merci en tous les cas.
- De rien. Revenez quand vous le souhaitez. Qu’on ait un échange sur ce monde disparu !
- Pardon ! Ah oui, les Muiscas ! Et bien je vous remercie beaucoup. Je fais… je fais un petit tour du propriétaire vous permettez ?
- Je vous en prie. Je vous laisse aller ! Je retourne à ma comptabilité. »

Je poursuis vers l’arrière de la librairie, où je découvre un présentoir avec diverses bandes dessinées. Je l’interpelle du fond du magasin.
« C’est quoi là, tout en haut ? Des Tintin !
- J’ai tous les Tintin disponibles. Si vous êtes intéressé…
- Merci mais je les connais vraiment par cœur vous savez !
- Alors relisez-les en espagnol ! Vous verrez, rien de tel que de lire des BD pour se remettre sur les rails. »
Décidément, ce señor Fernandez, libraire de son état, tient vraiment à ne rien me vendre ! Je termine mon parcours au fond du magasin. Mon regard balaye les rayonnages agencés sur le mur de droite. Ils sont remplis de bouquins de sciences humaines. Ce qui me donne brutalement la désagréable impression d’être devant les rayons de la bibliothèque qu’Emma avait montée dans notre appartement, là-bas, si loin, à Pont-à-Mousson, au 4 rue de Lemud. Désagréablement troublé par cette réminiscence, du coup je me dirige rapidement vers la sortie. Le libraire demeurant à son poste, je le salue en passant près de lui.
« Lire des BD ! Pourquoi pas. Merci en tous les cas. Et à bientôt sûrement.
- À bientôt. Très certainement oui. »

Pour un libraire qui manifestement ne souhaite rien me vendre, ce José Fernandez m’a l’air drôlement assuré de mon retour !

Une fois monté dans le premier taxi, il me vient à l’esprit un rapprochement qui me surprend : en l’occurrence que ce Fernandez semble vouloir me dissimuler sa nationalité tout comme Alvarez hésitait à me révéler la sienne ! Mais ce qui me tracasse, ce qui ne va pas finalement, c’est que malgré leur âge mûr, censé leur conférer tout de même une certaine expérience de la vie, l’un comme l’autre me paraissent bien maladroits sur la question de leurs identités respectives. O si sentirebero poco ad agio con me? Il y a quelque chose qui cloche un peu avec ces types.

Au fait ! qu’est-ce qu’il devient le bon docteur Alvarez ?



VII

Vers dix-neuf heures je retrouve Marleny à la papelería. Le fiston est ici. Yisel, une amie de sa mère dont je fais la connaissance par la même occasion, l’a raccompagné depuis le jardin d’enfants. Assis sur un petit tabouret, il dessine dans un coin de la table sur laquelle est installée la photocopieuse. J’ai beau détester cette ville (et peut-être bien par extension le pays tout entier) je trouve quand même que les uns et les autres s’entraident d’une façon qui ne m’est vraiment pas habituelle. Si j’avais un gosse moi (je veux dire dans un genre de père célibataire) qui donc, dans mon entourage me le ramènerait à la maison au besoin ?

Je consulte mon courrier. Coïncidence, un mail d’Emmanuelle !

« Salut je voulais avoir de tes nouvelles. Il paraît que tu es à l’autre bout du monde. C’est Nadja qui m’a dit que tu étais en Colombie !!! S’ils ont des ordinateurs là-bas j’aurai peut-être une réponse alors ? Amicalement. Emmanuelle. »

‘Amicalement. Emmanuelle’. Connasse ! Je t’en foutrai moi des ‘Amicalement. Emmanuelle’ ! Quelle salope quand même ? Mais qu’est-ce qui m’avait pris de tomber amoureux de cette juive folle ? Tomber amoureux ? oui… oui bien sûr. Bien sûr je l’aimais… Mais à vrai dire, il ne s’agit peut-être que d’un sentiment rétrospectif, fabriqué de toute pièce aujourd’hui qu’elle n’est plus là ! Ou alors d’un de ces faux souvenirs à la Dali… Et si elle était partie, et si… et si elle était partie parce que je ne l’aimais pas ?

« Je vais me chercher une bière. Tu en veux une ? Ou quelque chose d’autre ?
- Juste une bière alors. »
Oui évidemment ! J’oublie toujours que Marly n’avale pour ainsi dire jamais rien le soir. Ou alors vraiment une bricole, si et seulement si je la sollicite ! Par discrétion, je ferme le mel avant d’aller jusqu’à cette tienda à quelques pas. Une petite bibine ne me fera pas de mal. Et puis il faut que je grignote quelque chose aussi…

Merde, c’est tout de même sa faute à Emma si elle est dingue ! Peut-être bien que… enfin je veux bien admettre que mes sentiments aient pu être insuffisants, mais je n’étais pour rien dans ses problèmes psycho-familiaux-machin MERDE ! C’est juste que c’est de ma faute d’avoir flashé sur son cul et voilà tout.
Et aussi je jurerais de n’avoir pas parlé à Nadja de mon départ ? J’en suis même certain. Donc en m’écrivant que Nadja l’a informé, Emma me ment. Mais et pourquoi ? Et puis surtout si ce n’est pas par Nadja, comment a-t-elle pu savoir que j’étais ici ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ?
« Et dis-moi cielo! Cette librairie, elle est comment alors ?
- On y cause français. C’est un bon point.
- Et à par ça ?
- On y cause français, sauf qu’il n’y a rien en français sur ce qui m’intéresse.
- Sur les Muiscas tu veux dire ? 
Pues si, les Muiscas. D’après ce José, il n’y aurait rien. Remarque, maintenant que j’y pense, j’ai même pas tenté de vérifier par moi-même sur place tiens !
- José ? C’est le type de ta librairie ? 
- Oui, le patron. Il s’appelle José Fernandez.
- Un Espagnol alors. Avec un nom pareil !
- Colombien à ce qu’il m’a affirmé. Mais je n’en crois pas un mot. Il est Français ce type.
- E perché ti mentirebbe?
- Pas la moindre idée. Une sorte de jeu peut-être ? Enfin c’est ce que je me suis dis là-bas, quand j’étais avec lui. Mais maintenant… je sais pas. Faudrait que j’éclaircisse ça è vero. »

C’est vrai qu’il serait temps que je comprenne un peu !… Emma me ment et ce Fernandez aussi. Qui d’autre ? Levez le doigt !
« Quel genre de type c’est ?
- Intello de gauche français. Mais ça serait un peu compliqué de t’expliquer en quoi ça consiste. En tous cas, il a pas cherché à me vendre le moindre bouquin ! Il chercherait même plutôt à me faire lire dans ta langue. Tu trouves pas ça bizarre toi ?
- Bizarre ou pas, ça serait pas mal je trouve ! Comme ça, peut-être que je pourrais enfin causer complètement en espagnol avec toi. Qué bueno que sería porque te comento que siempre en italiano a veces se me queda bien difícil sabes amor?
- Hola ! Hola ! Doucement Marly… Au fait, à propos d’italien, tu as gardé un contact avec le tio? Enfin le zio?
- Je lui ai écris quelques fois. Parce que bon, c’est vrai qu’il a été gentil avec moi. Il m’a sorti d’un tas de difficultés. Enfin oui il m’a aidé. Mais alors le courrier ici…
- Ah oui ! Y’a pas de poste c’est ça ?
- Et aucune boite aux lettres. T’avais remarqué ?
- C’est-à-dire que tu m’avais déjà dit ça. Et puis oui, maintenant j’ai remarqué oui. Mais alors et comment vous faites ?
- C’est tutto un casino! Je t’ai déjà dit non ? Il faut aller dans des espèces d’officines spécialisées. C’est que tout est privé ici tu sais. Comme le musée quoi… Alors t’as le choix entre DePrisa, Servientrega et je sais plus qui d’autre. Sinon y’a carrément Avianca.
- Ou la Satena non ? Comme pour tes parfums, là.
- Non non, eux c’est que pour des colis, des trucs comme ça. Alors et bien pour envoyer une lettre au zio, alors je dois aller dans un bureau d’Avianca. Enfin c’est ce que j’ai fait. Tu vois comme c’est pratique ?
- C’est vrai que ça semble bien compliqué.
- T’imagines à Turin ! Tu veux écrire à ta mère, tu vas voir Alitalia !
- Tout m’a l’air d’un simple ici ! Et puis quand je te vois bouffer ton temps dans tous ces recibos ! Quelle paperasserie aussi non ?
- C’est démentiel j’te dis ! Je t’ai déjà dit : jamais vu des gens qui aiment à ce point.. comment on dit déjà ? enfin los tramites quoi ! 
- Red tape.
- Qué es eso?
- La paperasserie. Les procédures. En anglais.
- Voilà. Mais tout ça c’est à cause de leurs putains de FARC là ! De la sécurité quoi ! Ça les obsède à un point que tu peux pas imaginer.
- Et toi, tu n’as pas peur parfois ? Il est terrifiant ce pays tout de même… Tous ces uniformados qu’on croise de partout, les flics, les militaires, les vigiles... Moi franchement Marly, ça me fout le tournis. Je sais pas… t’as pas peur ? Pour Esteban ?
- C’est vrai que parfois j’ai vraiment envie de m’en aller d’ici. De retourner en Argentine.
- C’est quand même plus sûr là-bas non ?
- Tu parles ! Mais avec l’autre chiflado là. Son père…
- Ben… fallait pas le suivre… Bon excuse-moi… j’suis con… c’est la bière… Pardon… Et au fait alors ? Le zio
- Et ben quoi le zio ? 
- Du coup il sait que tu es à Bogotá ?
- Bien sûr ! Pourquoi ?
- Pour rien. Comme ça. »

            Trois jours plus tard, me voilà de nouveau installé devant l’écran. J’y  retrouve évidemment le courriel d’Emma du lundi, dont je ne sais toujours pas trop quoi faire. Répondre ? Pas répondre ?

Sale menteuse !

En attendant de décider, je reprends mes investigations informatisées sur le monde muisca. Malgré les difficultés linguistiques, je poursuis mon initiation. J’apprends ce jour (ou plutôt je déchiffre) qu’il s’agirait d’une ‘société matriarcale et religieuse’. Matriarcale pourquoi pas ? Mais parler de société religieuse me semble un stupide pléonasme, car autant que je sache, il n’a jamais existé la moindre société non religieuse. À part l’URSS peut-être. Et encore, seulement au niveau officiel.

Je prends aussi connaissance de certaines pratiques chamaniques propres à ce peuple. C’est plus intéressant, du moins me semble-il. Un des sites Internet explique que les futurs sacerdotes Muiscas, llamados Jeques étaient soumis à une longue formation dans des temples dédiés, où ils devaient notamment jeûner (on dit ayunar mais là j’ai dû demander à Marly…) et surtout qu’ils devaient ‘mener une existence  dédiée seulement à l’étude de la religion et de ses pratiques magico-rituelles’. Avec ça, ils mastiquaient des feuilles de coca à longueur de journée (est-ce mieux que le rosé ?) et surtout faisaient usage d’une drogue nommée ‘yopo’, utilisée pour leurs trances alucinatorios.

Transes hallucinatoires… Ces données complètent ce que j’ai plus ou moins pu décoder - toujours avec l’assistance de Marleny - des commentaires lus en parcourant avec elle et Esteban (qui s’ennuyait un peu) les salles du musée de l’or. En substance, l’univers des chamanes muiscas serait composé de trois mondes :
1- le monde commun, autrement dit celui partagé par tout un chacun ;
2- puis le monde ‘d’en haut’ ;
3- enfin celui ‘d’en bas’.
Une fois en transe, le chamane se transforme en animal. Mais attention ! il se transforme en un animal différent selon la destination du voyage. Comme condor pour monter vers les Dieux, jaguar pour parcourir la terre des hommes, chauve-souris pour descendre retrouver les défunts.
Enfin c’est ce que j’en ai compris… C’est peu mais je trouve cet univers mental tout à fait fascinant. Et puis voilà que ça me rappelle des lectures de jeunesse : Lobsang Rampa qui prétendait m’enseigner la technique du voyage astral ; Castaneda désireux de me transmettre les enseignements ésotériques du sorcier Yaqui Don Juan… Bref des niveaux de réalité sur lesquels je ne me sens guère autorisé à me poser en juge mais qui du moins m’extraient d’un réel bien réel celui-là. Un monde désolant à bien des égards. Et surtout par trop souvent PRODIGIEUSEMENT ENNUYEUX.

Pendant que je me livre à de telles explorations dans le monde informatique de mon trivial monde commun, Marly s’active debout derrière le minuscule comptoir. À servir le plus souvent des mômes en mal de confiseries. Et aussi faire tourner la photocopieuse. Et puis encore délivrer des formulaires administratifs, du papier cadeau, un stylo, un cahier d’écolier, de la plastilina (un mot que j’aime bien pour pâte à modeler). Je réalise que l’activité matinale est plus importante que celle de l’après-midi.
Et de ma place, de temps à autre, je glisse une petite caresse discrète de la main sur la hanche généreuse de ma belle amie sudam. Chacun son tour en fait. Besitos o caricias
« Plutôt que de me peloter, va donc me chercher une Pony Malta ! 
- Comment peux-tu boire ce truc infâme ?
- Je me suis adaptée franchute! »
Depuis la root beer amerloque, je n’avais plus rien connu d’aussi imbuvable. Ah si ! Le Fernet-Branca… Ça se boit toujours à Burolo, Cascinette, Ivrea, Favaro, Piverone, Pralungo, Vergnasco… enfin tous ces petits pays du Piémont italien où j’ai tant séjourné enfant, ado et jusqu’encore assez récemment. Et même à Turin on se délecte tout autant de ce truc capable de balancer n’importe quel mec qui n’y prendrait garde dans une transe alcoolique inoubliable. Oui, car la formule magique du Fernet-Branca est certainement capable d’envoyer un type non averti visiter les trois mondes chamaniques dans un même (et peut-être dernier) voyage !

On a beau être un quinze août, ici les papeteries comme le reste tournent à plein régime. L’Assomption de l’Immaculée ne produit rien qui ressemble à une trêve du boulot, pour motif de recueillement par exemple.

Et il paraît que la Colombie est un des pays les plus religieux du monde !

Alors qu’en France, ceux qui ne vont pas à la messe ce jour-là (ils sont nombreux) font la grasse matinée.

Ou peut-être iront-ils faire du vélo. Pas vraiment se recueillir en tous les cas. C’est plus vraiment dans l’air du temps.



VIII


Ces nuages, ces nuages, qu’est-ce que… Ils sont rouges ! Vermillons ! Se recouvrent et se découvrent. Pour me parler. Me dire quoi au juste ? Qu’est-ce que c’est ? Et ça là ? au-dessus… ce truc, là ? Une muraille ? Ah oui… une muraille. Avec des créneaux... Des meurtrières. On dit comment ? Créneaux ? Oui c’est ça. Et cette pression dans le crâne… Mes yeux, mes yeux… ça me pique… ça me déchire les yeux. Mais quoi ? Ouvrir les yeux… Ils sont ouverts. Cette ombre là-haut… Un soldat ? Oui on dirait bien un soldat. Et qu’est-ce c’est, qu’est qu’il tient ? Un bâton ? Une lance plutôt. Oui… enfin non pas exactement. Une hallebarde ? Oui oui c’est bien ça, une hallebarde ! Oui, avec cette sorte de hache d’un côté, de pic de l’autre… Mais non, je ne vois rien… Rien n’est réel. Je vais me réveiller. Oui c’est ça, c’est simple. Juste un putain de cauchemar. J’ai chaud. Ah ! oui ! comme il fait chaud ! Terriblement chaud. Cette sueur… sur mes joues. Bouge… allez ! bouge-toi ! Réveille-toi ! Tiens allez… bouge une main. Mais où est-elle ? Où sont mes membres ? mes doigts, Où suis-je ? Ce type là-haut… voilà qu’il se rapproche. Merde ! Et ce visage… et ce casque… Le casque, LE CASQUE ? Il porte un casque ! Nom de Dieu mon casque ! Et ce visage immense… immense… Ces traits, ces couleurs… cette couleur de peau. Va-t-en ! Allez va-t-en, tu n’existes pas... Putain mais au secours ! AU SECOURS ! Et qui va m’entendre ? Qui va m’entendre implorer du secours dans ma tête ? À part moi… Je ne m’entends pas. Je pense oui, c’est ça, c’est bien ça, je pense… des pensées… nocturnes ? Est-ce la nuit ? Le jour ? À peine l’aube déjà la nuit… Rien qu’un esprit ! esprit embrumé… Malade ? Je suis malade, oui c’est ça. Dites-moi… dites-moi ? oui dites-moi ? Je vais mourir c’est ça ? Je suis mort ? Nom de Dieu ce visage… ce casque… cette hallebarde… ce dossard ! Colgante? Est-ce toi ? Est-ce toi ? Elle se dissout. L’image se dissout… Drapeau drapeau… jaune… bleu… rouge… Colombie ? Putain mais ce visage c’est… c’est le drapeau colombien c’est ça ? Je suis en Colombie alors… en Colombie… Oui, c’est ça, en Colombie… Muiscas… Et les Muiscas ?… Chamanes… Et les chamanes ? Va-t-en… va-t-en ! Je n’ai pas peur… Ne te laisse pas impressionner Bruno… tout ça… tout ça c’est des conneries… de la merde… un délire… un stupide délire. J’ai attrapé une merde… oui c’est ça ! Dans ce pays pourri. D’ailleurs j’aurais dû me faire vacciner tiens. La fièvre jaune, l’hépatite B… je sais pas bien… voilà… voilà… c’est tout c’est rien Bruno ! C’est rien !

« Bruno ! Bruno ! Réveille-toi ! »
Une main me secoue l’épaule. Mal au crâne. De l’italien ? On me parle en italien ? più o meno... Marleny !
« Mais qu’est-ce que.. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai ?
- Ne me parle pas français en plus Bruno !
- Scusa… Qu’est-ce que j’ai ?
- C’est rien, t’inquiète pas ! »
Je me redresse péniblement sur le lit. Marleny m’aide. Elle m’arrange un oreiller derrière la tête. Je suis dans le petit lit. Comme aux premiers jours… Oui… c’est ça… dans cette maison, dans cette petit alcôve… à Bogotá alors ? En Colombie ?
« Je suis malade c’est ça ?
- Je ne sais pas Bruno. Non je pense pas… c’est juste qu’hier tu es devenu bizarre soudain. En soirée... Je sais pas comment te dire ! Tu semblais si fatigué d’un coup. Alors je t’ai aidé à monter. Et je t’ai installé ici. Pour que tu sois tranquille quoi !
- Hier ! Mais comment ? On était… on était pas à la pape hier ?
- Oui enfin avant. On est rentrés depuis... Je me suis occupé d’Esteban. Et en revenant dans le salon, je t’ai trouvé… à moitié endormi sur le canapé. Enfin bizarre quoi. C’est pour ça que je t’ai installé ici. Pour que tu te reposes. Que tu récupères, que tu sois seul, tranquille. Tu comprends ?
- Non je ne comprends pas. Je ne comprends rien. Il s’est passé quelque chose dis-moi ? Quelque chose d’autre…
- Mais non je t’assure ! Je t’ai juste aidé à te mettre au lit c’est tout.
- Quelle heure est-il ?
- Deux heures.
- Deux heures ? De l’après-midi ! J’ai dormi tout ce temps c’est ça ?
- Oui. Je t’ai laissé un peu ce matin. Et puis je suis revenue vers midi. Voilà. Et j’ai attendu que tu te réveilles.
- Je ne te crois pas Marly. Il s’est passé quelque chose je te dis !
- Non è successo niente Bruno! Je suis venu te voir. Dans la nuit. Ce matin. Et depuis deux heures je suis avec toi. C’est vrai que tu avais un sommeil agité. Et puis tu marmonnais. En français à ce qu’il m’a semblé. Enfin je ne comprenais rien de toute façon.
- J’ai de la fièvre ?
- Mais non ! ne t’inquiète pas. »

Marly pose doucement la paume de sa main sur mon front, l’air un peu embarrassée. Je suis tombé malade ? Admettons. Peut-être d’avoir mangé une saloperie. Avec toute cette merde qu’il me faut ingurgiter chaque jour en guise de nourriture… L’éternelle mojarra, l’éternel churrasco, costillas y sobrebarriga y chunchuyo y… toute cette bouffe insipide, ces morceaux de viande filandreux qui s’insinuent entre les dents. Et ce caldo, avec son accompagnement de cilantro? Bon mais non… c’est pas trop mauvais ça… C’est même bon.

Mais est-ce ça ne serait pas hallucinogène à trop fortes doses ? Comme la datura quoi ! Et même comme le yopo chamane … Pourquoi pas ? Toute cette bouffe de merde… ces poissons à la fraîcheur douteuse, cuits dans des huiles mille fois utilisées… Pas étonnant que je devienne dingue ici ! Faut que je me tire.

FAUT QUE JE ME TIRE c’est plus possible…

« Je vais partir Marly. C’est pas possible pour moi de rester dans ce pays. C’est vraiment insupportable.
- Bon allez calme-toi un peu. Détends-toi. Reste tranquille… Tu as faim ?
- Je veux bien une douzaine d’huître avec un verre de Riesling… Des Marennes d’Oléron les huîtres, si possible… Sinon des Fines de Claires ça ira aussi. Ou et tiens oui ! Des Utah Beach. Elles sont super. Moins salées… Et puis non, pas un Riesling pour le blanc. Plutôt un Gewurztraminer allez !
- Ah ben je vois que tu vas pas si mal. Si ton ironie revient… c’est bon signe ça non ?
- Tu me mettras aussi deux trois rondelles de pain de mie avec du Tarama si c’est pas trop te demander. C’est pas mauvais non plus… Bon ben… et donc alors tu me proposes quoi ? Qui ne soit ni du manioc, ni des bananes plantain merci bien !
- Je vais te faire une omelette d’accord ? Toute simple d’accord ?
- Une omelette. Una tortilla. Huevos pericos c’est ça ? Avec de l’oignon et de la tomate. Ouais c’est bien ça… T’as raison j’ai faim ! Et sans champignons hallucinogènes merci.
- Qu’est-ce tu racontes encore ?
- Pas de peyotl. Pas de mescaline… Même pas de yopo d’accord ?
- T’es vraiment cinglé tu sais ça ?
- C’est-à-dire que je suis pas un clone de Castaneda moi tu vois ! Alors s’il te plait pas d’initiation à la con avec un Juan local OK !
- Bon finalement tu délires toujours c’est  ça ? »

Marleny qui jusque-là était assise près de moi au bord du lit, se lève brusquement, agacée par mon attitude agressive et soupçonneuse. Mais quand même ! C’est moi qui déguste et c’est elle qui s’énerve ! Finalement les Argentines sont aussi orgueilleuses que leurs consoeurs Colombiennes. Amour-propre mal placé en somme… Et puis comme assurément elle n’a jamais entendu parler de Castaneda, elle ne doit pas bien comprendre l’allusion. D’ailleurs elle n’a pour ainsi dire jamais entendu parler de rien.
Bon mais c’est pas tout ça… faut pas laisser les choses en l’état.
« Bon excuse-moi. C’est que je suis un peu sonné tu vois ? Je me sens bizarre. J’ai l’impression… c’est stupide mais j’ai comme une impression d’être manipulé, quelque chose comme ça. Un petit coup de parano quoi ! Ca va passer. »

À ces propos, Marly se prend à regarder le plafond, le mur en face. Puis dehors, par la petite fenêtre de la chambre où elle m’a installé. Elle ne dit rien. Et moi de rêvasser en vitesse lumière sur le thème du complot, de l’embrouille sud-américaine. ON m’aura refiler à mon insu une drogue, du genre qui fait parler. ON se sera rendu compte, ou mieux ON aura pu ainsi confirmer que je suis bien cet espion venu de l’ouest… Non… plutôt un super chamane venu d’ailleurs… Du genre capable d’aller dans la Lune sans fusée. Comme ces sorciers Népalais persuadés que la Lune est le Pays des Morts ! Et puis finalement Marly sort de son silence et du coup moi de ma Lune.

« Bon alors tu la veux cette omelette ?
- Je veux bien… excuse-moi Marly… oui je veux bien.
- Lascia perdere! »
Du coup, elle descend vite fait en direction de la petite kitchenette pour me préparer des œufs. Ah ! Marly ! Sacrée Marlencita… Mais qu’est-ce que tu fabriques avec moi ? De nouveau, encore une fois avec moi ? Après ce qui s’était passé… Faut que je comprenne. C’est pas pour la bouffe. Pour que je t’aide alors ? Non, c’est pas suffisant comme explication. ‘Bon allez redresse-toi l’ami !’ Je me réajuste la almohada derrière les reins. Puis je jette un œil en direction de la fenêtre grillagée. Je me dis que toute la Colombie doit être grillagée de cette façon, y’a pas de raisons que ça soit différent à Pasto par rapport à Bogotá ! Une immense cage, remplie de Colombiens encagés. The Mafu cage… Avec quelques étrangers qui la traverse en perdant le moins de temps possible et quand vraiment ils ne peuvent pas faire autrement.
Pour adopter un gosse par exemple.

Et qui pourraient bien être les propriétaires de la grande jaula ?  Dieu et ses promesses d’amour universel ? Les Etats-Unis et leur Plan Colombie à la con ? Ou alors tous ces tueurs, FARC, Ejercito de Liberación Nacional (libération nationale mon cul !) et autres fâcheux para-militaires…

Regardant de nouveau par la fenêtre, je repense (sans bien comprendre pourquoi) à cette nana qui vit de l’autre côté, dans la maison mitoyenne. Une gonzesse complètement hystérique avec laquelle on a déjà passé une soirée improvisée. À boire des bières. Sans fin. Absolument impossible d’engager avec elle - comment s’appelle-t-elle déjà ? ah oui ! Amparo - impossible donc d’avoir avec Amparo le moindre échange stable plus de trente secondes. Quasi instantanément elle change de sujet, faisant comme une fausse route. Irrémédiablement cinglée.

Elle a visiblement cherché à me séduire, mais alors d’une façon tellement ridicule, outrancière que je me retenais pour ne pas lui exploser de rire au visage. Et puis superficielle jusqu’à l’absurde lorsque je tentais de savoir ce qu’elle pense de son pays… La Colombie ? le plus beau, le plus magnifique, le plus merveilleux pays au monde ! Ici on est heureux etc. Vraiment, quel sens du discernement !
Ce qui prouve jusqu’à la nausée que l’important ce n’est pas la réalité, seulement ce qu’on a dans la tête. Les chamanes combattent les démons dans leurs mondes imaginaires (enfin, espérons qu’ils le soient !) comme Amparo se persuade de vivre dans un paradis tout aussi imaginaire (là, c’est une certitude !).

Qu’y faire ?

Je reviens à mes… à mes quoi d’ailleurs ? À mes visions oui… Cette grande cage, cette immense caserne, ce pays à l’évidence abandonné des Dieux, oublié depuis… depuis quand ? Ah mais voilà ! J’y suis… Depuis l’élimination des propriétaires légitimes de cette terre andine pardi ! Un pays aujourd’hui décomposé, anomique, violent. Et cela depuis que les anciens maîtres ont disparu, chassés, humiliés, détruits. Meurtres, dépossessions et jusqu’à ces resguardos et toute cette administration du confinement.
Pour finir avec la disparition définitive de l’indigène : sa terre, ses croyances, sa langue et ses voyages chamaniques. Au mieux, la Colombie vue comme un Konzentrationslager soft… Gott mit uns à d’autres ! Ramassis de connards dégénérés, il y a longtemps que Dieu et toute sa smala vous ont oublié…  Ils vous ont laissé tomber comme des merdes. Et aujourd’hui vous vous précipitez dans vos lieux saints, vous priez, vous voyez Dieu et la Sainte Vierge partout ? Vous accrochez des chapelets, vous suspendez des crucifix dans vos taxis ? Vous vous signez en passant devant un porche d’église ? Vous vous trimballez avec des images pieuses plein les poches, dans vos portefeuilles, vos sacs à main et jusque dans vos caleçons qui sait ? La Vierge, Jésus sont peints sur les fenêtres de vos flottas. Vous mettez Dieu de partout ? Jusqu’à bénir la balle qui enverra ad patres votre ennemi ? Vous priez, chantez des cantiques, allez à confess ? Vous vous abreuvez de Dieu ? Mais bande de sombres imbéciles, Dieu et tous ses saints vous ont oubliés depuis longtemps ! Et c’est d’ailleurs peut-être bien tout ce que vous méritez. Vous êtes si vulgaires ! Si stupides ! Si mauvais ! Si hypocrites !
Parce que les vrais Seigneurs de votre terre, de cette terre honteusement usurpée par vos prédécesseurs, les vrais Seigneurs sont partis depuis longtemps... Ils ont rejoints leurs ancêtres, à qui ils conteront jusqu’à la fin des temps ce qu’ils ont subis de vous. En réalité je vous le dit, vous les Colombiens, n’êtes que des usurpateurs, de ridicules faire-valoir de tout ceux qui avant vous ont vécus sur ces terres andines, amazoniennes, caribéennes. De minables usurpateurs de ces innombrables peuplades exterminées avec application par vos soins. En vérité je vous le dis, vous n’êtes rien, vous n’êtes ni Paeces, ni Guambitos, ni Guanes, ni Emberas, ni Tolimas, ni Tumacos, ni Quimbayas...

Et surtout, surtout vous n’êtes pas MUISCAS.

Et comble de l’ironie, vous n’êtes pas même Espagnols ! Et un jour, qui sera le jour de votre Jugement Dernier, alors ce jour le Chiminigagua vous exterminera tous. Vous ne comprendrez pas pourquoi, mais LUI, créateur du monde et de toutes choses, LUI se souviendra… Le centre du monde, oui le centre du monde est ici. Bacata, Tunja, Sogamoso, Facatativa, Chiquinquira, Funza, Sesquilé et tant d’autres noms vestiges forment le centre du monde. Cundinamarca, Cundur Cunca, le pays du Condor : voici le centre du monde ! Mais vous ne le savez pas. Vous avez oubliés. Vos parents, vos grands-parents, vos arrière grands-parents ont oublié.
Et pourtant l’univers, et pourtant la vie, l’homme sont concentrés ici. Et vous malheureux Colombiens, vous n’êtes rien. Vous n’existez pas. Vous n’êtes, vous, vos bagnoles, vos routes, vos drapeaux, votre Constitution et vos vigiles, vous n’êtes rien. Rien qu’une tragique illusion. C’est pourquoi un jour vous disparaîtrez comme vous êtes venus. De nulle part vers nulle part.

Marleny revenait avec une omelette fumante et appétissante à souhait. Une délicieuse omelette, accompagnée à son initiative d’un délicieux café. En dégustant une première gorgée, je réalise soudain que pour d’autres contrées et d’autres hommes, pour d’autres chamanes et d’autres sorciers, le centre pouvait aussi bien être la gare de Perpignan… Obscurément, cette pensée me rassurait. Pensée de secours en somme.

Pourquoi un quinze août d’ailleurs ? Ce malaise, cette hallucination ? Montée au créneau de mon gardien casqué et hallebardé… Marie serait montée au ciel… Montée au ciel ? Le monde d’en haut du chamane c’est ça ? Et les dogmatiques de l’Église de se demander si elle était morte ou non : dormition de Marie...
Sûr que ma mère, tout comme les multitudes adorateurs de la Vierge, ne savent strictement rien de toutes ces considérations théologiques invraisemblables. Les Constitutions Apostoliques, l’Infaillibilité Pontificale... Le plus merveilleux restant à mon goût (si je puis dire) le dogme de la transsubstantiation... Chair et sang du Christ. C’est peut-être mieux finalement, cette ignorance des masses chrétiennes quant aux fondements de leur croyance. Et après, si on leur parle des voyages chamaniques, ils vont trouver que tout ça, c’est que des légendes ?

Quelle dérision!

Quoi qu’il en soit, j’aurai déconné le jour de l’Assomption. Drôle de coincidence quand même. Heureusement que je ne suis pas superstitieux...



IX

« Pedro Alvarez m’a demandé de tes nouvelles. Je lui ai dit que tu étais en vacances à Bogotá ! Il n’a pas paru surpris. Il m’a dit qu’il pensait que tu avais ’une quête’ à accomplir dans cette région du monde. Je n’ai pas trop cherché à comprendre. J’ai autre chose à faire. Qu’est-ce que tu en penses quand même toi ? »

Ce passage d’un nouveau mail qu’Emma m’adresse ce jour me laisse perplexe. D’abord et pour autant que je sache, un psy, qu’il soit psychologue, psychiatre, psychanalyste ou n’importe quel type de psychothérapeute jungien, freudien, lacanien, eriksonnien, martien ou vénusien a un devoir de réserve. On ne parle pas de ses clients à Vincent, Paul, Jacques et les autres !

Bon, dans un contexte professionnel, entre collègues, je pouvais l’admettre. À la rigueur. Je pourrais même devenir d’ici quelques temps, à l’occasion d’un colloque, un cas parmi d’autres susceptible d’illustrer je ne sais quelle problématique clinique : lien inconscient à la mère ; complexe d’Oedipe plus complexe qu’à l’ordinaire ; mise en scène fantasmée d’un ‘roman familial’ particulièrement torcido… Tout cela je veux bien le concevoir.

Par contre, que ce type demande de mes nouvelles à une ex ! Et lui formule un avis par-dessus le marché ! Voilà qui me semble dépasser l’entendement. Et l’autre de lui répondre en plus, de lui dire où je me trouve ! En plus, j’ai toujours pas compris comment elle l’avait su que j’étais en Colombie… Mais enfin, tâchons de ne pas tout mélanger si c’est encore possible !

Donc Emmanuelle d’une part et Alvarez d’autre part.

Que dire ? que penser encore d’Emmanuelle qui puisse contribuer à éclairer cette situation bizarre ? Prétendant la connaître un peu pour l’avoir suffisamment côtoyée, je la soupçonne (malheureusement sans preuves) de confondre la réalité avec ses fantasmes. Et donc de m’écrire n’importe quoi…

Car elle est plutôt dingue, perturbée disons même, notamment de par cette absence de perception claire des limites entre ce qui est elle - ou ce qui est du registre privé et devrait le rester - et ce qui n’est pas elle - de nature publique, donc susceptible d’être communicable. Cette perturbation chez Emma me troublait parfois à un point tel que je m’étais même résigné assez rapidement (on se connaissait depuis quelques mois) à me plonger dans un manuel (manuel… Emmanuelle !) de psychopathologie clinique, que j’avais discrètement emprunté dans sa bibliothèque !

En me faisant violence pour ne pas me noyer dans cet impressionnant magma verbeux si particulier à la prose psy, je décidai à mon strict usage personnel qu’au milieu de tant de perturbations, distorsions, désarrois, explosions mentales décris, le tout accompagné d’un torrent vertigineux d’explications (traumatismes infantiles de toutes natures ; innombrables mécanismes de défenses ; environnements familiaux perturbés de mille façons ; fantasmes inconscients réactivés de cent manières ; Ça, Moi, Surmoi et j’aurais bien ajouté Super-Moi vermoulus à l’envi…) explications qui me semblaient d’ailleurs parfaitement spéculatives, je décidai donc qu’Emma était du type border-line (les auteurs utilisaient aussi le terme francisé état-limite).

En effet, ces colères extrêmes et subites, ces bouffées d’angoisse paralysantes, ces disparitions inopinées (il me semble que les psychiatres parleraient ici de raptus) et surtout cette invraisemblable logorrhée qui lui était si particulière, salmigondis de concepts psy mal assimilés lui tenant lieu de compréhension à cent quatre-vingts degrés des affaires du monde… oui Emma souffrait bien le martyre entre névrose et psychose si j’avais bien saisi. Pas suffisamment structurée pour en faire une névrosée sortable, mais pas assez déglinguée non plus pour en faire une psychotique internable.

Tout à ces ruminations rétrospectives, je me demande alors si cet avortement… enfin bref si elle ne l’aurait provoqué d’elle-même… Car tout bien considéré, qu’une demi-folle ne supporte pas l’idée de ce qui est en train de se tramer dans son utérus, serait-ce finalement pour surprendre ?

Ceci dit, ne conviendrait-il pas d’envisager l’éventualité inverse ? Autrement dit que cette petite vie naissante et innocente n’ait d’avance pas supporté le profil psychologique de la maman qui l’attendait à la sortie ? On ne choisit pas ses parents, notamment sa mère, alors dans le doute, ciao !
Dans cette hypothèse, ce gosse, j’allais le regretter encore plus. Oui car en agissant ainsi, en se faisant disparaître lui-même, il avait fait preuve avant l’heure d’une grande lucidité !
Ainsi donc était la belle Emma. Douloureuse à vivre pour le moins.

Et concernant le professeur Alvarez, qu’en est-il ? Ne sachant rien ou presque de lui, me voici livré à des conjectures. Sur la base de miettes de comportements, propos épisodiques ; timbre de voix ; présentation générale ; agencement intérieur de la salle d’attente et du cabinet de consultation… Enfin ce genre d’indices minimalistes. Alors que penser de ce type ? Autant dire rien...
Ceci étant, on trouve bien de ces historiens (ou mieux encore préhistoriens) qui à partir de trois bouts d’os récupérés au fond de la vase d’un lac, reconstituent une civilisation disparue… Alors pourquoi pas avec les indices laissés par un psy en situation de consultation ?

Ce type m’avait l’air tout à fait sérieux et professionnel. Et pourtant est-ce bien sérieux et professionnel de demander des nouvelles ? Et aussi cette insistance à en savoir plus à propos de ce casque, de cette généalogie maternelle un peu floue… C’était quand déjà ? Oui, avant Noël. Oui c’est bien ça, en novembre, ou peut-être début décembre. Je ne l’avais plus revu durant plusieurs mois. Un acting comme on dit dans ce milieu. Simple maladresse de sa part, faisant qu’il aurait pu me perdre comme client ? Pourtant Alvarez n’avait rien du débutant exposé aux impairs. Donc je devrais logiquement conclure qu’il s’agit d’incompétence…

Finalement certaines erreurs de psys ne s’apparenteraient-elles pas à certaines erreurs de profs ? Dans cette hypothèse, un psy commettant quelque faute perturbant la relation avec son client se trouverait avec celui-ci dans une situation équivalente au prof maladroit avec ses élèves… Résultat, le client du premier ne revient plus, quand les élèves du second se révoltent.

Alvarez incompétent ? Seulement voilà, je n’y crois pas du tout… Contre-transfert positif qu’une telle certitude ? Je ne peux me résoudre à penser que cet Argentin portant beau la cinquantaine ne soit qu’un thérapeute de seconde classe, un clinicien faisant illusion. Ça me semble tout à fait incongru.

Donc il y a autre chose. Mais alors quoi ?

Après avoir ainsi revisité les désordres pesants de mon ex, puis m’être interrogé sur les attitudes équivoques de mon psy, que me reste-il sinon faire le tour du propriétaire ?
Tâche bien pénible que celle consistant à se regarder dans une glace… Elle s’avère souvent lourdement déformante. Voire sans tain, ou pire, comme dans ce portrait de Dorian Gray... Je me vois du dedans sans pour autant me voir du dehors… De quel genre de caractère suis-je donc affublé ? quelle personnalité ? quels désordres et enfin (et peut-être surtout) quelles motivations ont bien pu m’entraîner dans ce remix affectif avec Marly ? En Colombie par dessus le marché ! Se connaître soi-même etc. m’ayant toujours semblé appartenir au stock des clichés les plus ridicules et éculés qu’on puisse entendre, pour être cohérent avec moi-même me voilà guère optimiste à l’égard de mes capacités réflexives.

Sans prétendre décider si la théorie de l’inconscient freudien est ou non dotée d’une consistance épistémologique équivalente à celle de disons… à celle de la dérive des continents de Wegener (pour être sincère je pense que non) il ne me paraît cependant vraiment pas indispensable d’être psy pour comprendre qu’un être humain reste largement sourd à lui-même.

Et bref, je n’exclue pas de ne pas avoir largement contribué à ce bizarre vécu : Marly qui m’invite jusque dans son intimité ; Emma qui me quitte à l’aube d’un enfantement… et maintenant cet Alvarez qui s’intéresserait à ma personne au delà de ce qu’on peut attendre d’un psychothérapeute !

Ne suis-je pas définitivement en train de sombrer dans la paranoïa ? Car enfin, en quoi un type dans mon genre, prof de langue plutôt banal (il existe beaucoup de profs de langues), certes pas trop idiot (on rencontre nombre d’individus pas trop idiots), d’origine un peu atypique (beaucoup de personnes présentent des origines bien plus atypiques que la mienne), récemment largué par sa gonzesse (vraiment pas une situation exceptionnelle), pourquoi donc devrais-je, moi, soulever autant d’interrogations, faire l’objet de tant de mystères ?

Mon pauvre Bruno, en vérité cette séparation à sur toi un effet dévastateur que simplement tu te refuses à admettre. En somme tu luttes à ta manière contre la déprime et voilà tout ! Dans ce cas, le mieux ne serait-il pas de rentrer au pays et d’aller voir un médecin généraliste acceptant de te prescrire une de ces chimiques hosties qui ôtent les soucis du monde ?

Tout cela est bien gentil, mais ce serait laisser Marly… La laisser tomber une seconde fois ? quelle sale répétition ? Et tu as beau dire, tu ne peux pas lui faire ça, ce n’est simplement pas envisageable. Car tu as une morale l’ami. Et peut-être bien des sentiments aussi. Des sentiments oui ! tout à fait ! Pour cette femme et pas pour une autre. Cette femme argentine…

Argentine comme Alvarez… Merde ! voilà que je remets ça…

Bon alors pour commencer ne t’occupe plus des mels d’Emma. C’est cette sorcière qui finit par t’embrouiller !
Oui mais et avec Marly alors ? Et quoi ? de toutes façons je rentre dans deux semaines. Retour prévu le samedi trente et un août, donc dans un peu plus de deux semaines. Alors !

Porca miseria! deux semaines mais c’est rien du tout ! Merde alors… c’est pas possible ça !

C’est pas possible !

« Marly ma chérie je retourne voir le libraire. Faut que j’y vois clair.
- Alors je vais pouvoir te dire ‘Bruno mon chéri’ c’est ça ?
- Comment ça ?
- C’est bien la première fois que tu me dis ‘ma chérie’ pas vrai ? Même à Turin j’ai pas de souvenirs que…
- Allez, va bene cosi! Ça m’a échappé et voilà tout.
- Et bien même si ça t’as ‘échappé et voilà tout’, moi je dis que c’est bon signe.
- Tu sais que t’es pas idiote toi !
- Ça par contre tu me l’as déjà dit. Même si je suis agrégée de rien du tout alors j’suis pas idiote ?
- Tu me plais bien aussi pour ça Marly.
- Pour quoi au juste ? Que je suis pas idiote ou que je suis pas agrégée ?
- C’est bien ce que je disais, t’es pas idiote ! Allez j’y vais… CHÉRIE !
- Va pas te perdre… CHÉRI !
- Et pourquoi je me perdrais ?
- Tu te souviens pas ? À Turin ? Tu ne savais pas toujours bien la direction pour le Pô. Alors ici…
- C’est vrai que question orientation… D’ailleurs je trouve que je suis désorienté par un tas de choses depuis quelques temps... Bon j’y vais. Hasta luego querida! »



X


« Il y a trois jours il m’est arrivé un drôle de truc.
- Racontez-moi ça.
- Et bien voilà… »

À son invitation, le libraire et moi nous installons dans le café Juan Valdez donnant sur la partie est de la plaza de la noventa y tres. En effet, après quelques minutes de conversation informelle dans la librairie, il avait décidé, assez subitement à ce qu’il m’avait semblé, de laisser les lieux sous la responsabilité de son assistante, une jeune femme prénommée Viviana et dont je faisais rapidement la connaissance ce jour. Une jolie poupée colombienne, aux cheveux crépus (avec des reflets charbon).  Une bouche appétissante aussi. Une allure féline… enfin donc, une créature très sensuelle. Et pas de ventre boudiné. Pas du tout le même genre que ma voisine de vol, mais tout aussi attirante. Peut-être même plus attirante, vu son type franchement exotique, mestiza. Une femme typique des Caraïbes comme me l’expliquera un peu plus tard son patron.
Avec une certaine gène, je ne pouvais m’empêcher de me demander si cette femme aussi belle couchait avec ce vieil ours gaulois (supposément Colombien !).

Ainsi donc, installés confortablement sur la terrasse du bar, un cappuccino entre les mains, j’expose à mon interlocuteur ce moment d’égarement mental qui m’avait pris et surtout les raisons que je soupçonnais maintenant. Je lui explique qu’il doit s’agir de quelque réactivation d’une ancienne et malheureuse expérience de prise de LSD. Peut-être sous l’effet des divers changements climatiques, culinaires et pour tout dire culturels auxquels je me sens soumis en feu continu depuis maintenant deux semaines…
J’évite toutefois de compléter mon exposé de certains aspects de mes pensées les plus tortueuses à ce sujet, celles ayant à voir avec l’hypothèse plus paranoïaque d’une obscure manipulation.

« Vous avez donc eu par le passé une expérience de prise de LSD ! »
Ce monsieur Fernandez semble plus amusé que préoccupé par mon affaire. En tous les cas, il n’apparaît nullement sentencieux dans sa réaction.
« Ce doit être une aventure bien étrange.
- Effrayante vous voulez dire ! »

Les souvenirs remontaient… Comme si de touiller mon cappuccino contribuait à les faire surgir de profondeurs que je pensais oubliées… Cette stupide soirée avec ma copine d’alors… Elle m’avait entraîné une fois de plus (une fois de trop) chez une de ses amies, plus âgée qu’elle, sympathique mais surtout notoirement consommatrice de haschich, marijuana et plus généralement de tout ce qui était en mesure de la faire s’évader d’un quotidien qu’elle estimait insupportable. Un point sur lequel, même plus jeune d’une dizaine d’années à l’époque, je ne me sentais pas de la contredire. C’était seulement que cette solution des paradis artificiels me paraissait bien dérisoire.

Elle écoutait aussi de vieilles musiques hippies qui, je dois bien l’avouer, ne me déplaisaient pas dans l’ensemble. Fumer un joint ne me posait aucun souci d’aucune sorte et je dirais même que je n’en appréciais que mieux l’écoute de Caravan, Jefferson Airplane, Neil Young et tant d’autres formations douées à mes oreilles d’une imagination musicale ébouriffante. Ah ! et sans oublier Janis Joplin bien entendu, idole de l’amie hippie (probablement parce qu’on avait pu dire de cette chanteuse qu’elle incarnait toute la souffrance des femmes !)

Ces soirées effervescentes m’avaient en outre donné l’occasion de rencontrer des individus que je n’aurais certainement jamais fréquentés sinon. Je repense à toute cette faune de zonards un peu déjantés mais toujours sympathiques qui s’invitaient régulièrement chez elle avec la ferme intention d’enfumer son salon et de refaire lavielamourlamort.

Peut-être bien que je m’étais trompé d’époque finalement ! N’aurais-je pas dû et même mérité de pouvoir assister au festival de Woodstock en soixante-neuf (de plus année érotique) ?
Quoi qu’il en soit, de cette époque adolescente, j’avais deux souvenirs forts :

1- Le premier était des plus positifs. J’avais en effet découvert un groupe musical anglais, plutôt confidentiel me semblait-il, que je me mettais rapidement à littéralement adorer, nommé Wishbone Ash. Qui aujourd’hui a entendu parler de la cendre du bois désir (ainsi approximativement converti en français, on imaginerait plutôt un groupe québécois) ? Et qui connaît ce génial morceau intitulé The King will come ? J’ai comme gravé dans la tête et pour jusqu’à mon dernier soupir sans doute la mélodie de ce morceau de bravoure guitaristique.

2- L’autre souvenir, beaucoup moins agréable celui-là, concerne donc cette maudite prise de LSD… Probable que mon excessive curiosité m’aura été fatale… Ou presque. Car oui, ce malheureux soir de week-end, j’avais tâté de la mythique molécule LysergeSäureDiethylamid… et fini abandonné en plein délire, par un entourage attachant mais guère responsable, au beau milieu d’une nuit d’été sur ces pentes de la Croix-Rousse donnant sur la Saône…

« Vous connaissez Wishbone Ash ? »
Mais qu’est-ce qui me prend de faire une question aussi saugrenue à un patron de librairie française en Colombie ? Ne va-t-il pas prendre comme une offense, du moins comme une indélicatesse cette réminiscence faisant surface à l’évocation de cette pénible soirée (peut-être un de ces fameux souvenir écran cher aux psys) ?
« Ah oui jeune homme. Un groupe nomade, itinérant. Hippies sympathiques. Et par dessus tout remarquables musiciens. Avec deux guitaristes hors pairs si ma mémoire est bonne. »
Là je dois dire que j’en reviens pas ! Je m’attendais à un sourire gêné, une esquive quelconque, un embarras sous une forme ou l’autre et dont j’aurais été l’unique responsable. Et voilà que je me retrouve face à un type connaissant Wishbone Ash !

Mais soudain je suis pris d’un doute. Et si ce brave homme était un mythomane ? Après tout il tente bien de me persuader qu’il est Colombien… Je réfléchis à toute allure, masquant ma préoccupation en absorbant par petites gorgées rapides et répétées mon cappuccino (d’une saveur acceptable)… Bref, je tâche de garder une contenance.

Isolant mentalement l’hypothèse du mensonge (qui me déplait vu que rencontrer une personne connaissant mon groupe fétiche relève du miracle), je me dis que vu sa classe d’âge… bon à l’époque où Wishbone Ash circulait en France et ailleurs, il devait avoir… dans les années soixante-quatorze ou soixante-quinze donc… il devait avoir dans les vingt, vingt-cinq ans ? À supposer de plus qu’il ait été en France à ces époques, ce que j’estime des plus probables, bon et bien qu’il ait connu ce groupe, après tout voilà qui restait du domaine du plausible.

« Mais… vous aimez cette musique ? Enfin je veux dire… la pop en somme, comme on disait à votre époque !
- Mon garçon (ça m’énerve qu’il m’adresse si souvent la parole avec des jeune homme ou comme maintenant des mon garçon. Quel vieil intello paternaliste quand même !) figurez-vous que j’ai été un temps guitariste pour Amon Düül. Je parle de la première formation… la plus expérimentale et donc la plus éphémère… »

Concernant cette formation, je ne pouvais que confesser mon ignorance. Tout en me demandant si ce MONSIEUR Fernandez ne se foutait pas gentiment de ma gueule…

« Un groupe allemand. Une communauté plutôt. On avait… ils avaient des mœurs un peu spéciales. Comme Magma si vous voulez. Vous connaissez Magma tout de même !
- Et bien, c’est-à-dire que… non pas vraiment…
- Bon c’est vrai que vous êtes encore jeune (ben voyons !). Bien que d’après ce qu’on me dit, ils se produisent toujours de temps à autre. Certes l’époque des grands concerts avec distribution de pyramides est révolu mais…
- Des pyramides ?
- Désolé. Du LSD précisément. En forme de petites pyramides. Qui étaient de différentes couleurs.
- Dois-je en déduire que… vous aussi ? 
- Mon garçon (décidément !) j’ai fait beaucoup de bêtises à votre âge. Il faut bien dire aussi que c’était une époque… nous rêvions beaucoup en somme.
- Bon mais j’en conclus qu’à mon âge donc, vous étiez en France c’est cela ?
- En France bien entendu. Aber auch ins Deutschland... Of course in England. Incluido en Argentina ! »

Qu’est-ce que c’est que cet enfantillage babèlistique ? Il veut me  montrer qu’il est polyglotte ou quoi ? Et puis… et surtout…

En Argentine ???

« En Argentine ? Buenos Aires ? 
- Tout à fait. Et comme vous le voyez, pour finalement revenir en Colombie, mon pays. On finit toujours par revenir chez soi…
- Oui mais dans l’hypothèse… c’est juste une hypothèse remarquez bien… ou vous ne soyez pas tout à fait Colombien… revenir au pays ce serait revenir où ?
- Vous doutez encore de ma nationalité ?
- Disons que je m’interroge. Excusez-moi…
- Je vous en prie, c’est bien compréhensible après tout. Mais poursuivez comme vous l’entendez… Un autre café ? Enfin un cappuccino. Une autre boisson peut-être ?
- Non merci. Oui donc… j’aurais presque envie… dans l’hypothèse où…
- Dans l’hypothèse où je ne serais pas celui que je prétends être…
- C’est cela… envie de vous demander donc, comme à mon amie remarquez bien… pourquoi la Colombie ?
 - À propos, votre amie…
 - Argentine. Elle est Argentine.
- Buenos Aires ?
- Non, elle vient d’un petit pays. Pas très loin de la capitale d’ailleurs. Enfin à l’échelle de ce pays gigantesque bien sûr.
- Très bien. Et donc… oui bien entendu, si vous lui demandez pourquoi la Colombie ? alors nécessairement…
- Elle a ses raisons. Ce serait toute une histoire… En plus on s’est connus en Italie !
- Ce pays que je ne connais pas. Quel dommage n’est-ce pas ? Bien bien… Au fait, je change encore de sujet. J’ai quelque chose pour vous…
- Ah bon ? Et quoi donc ?
- Ceci. »

Et le libraire de sortir d’une grande poche intérieure de cette sorte de parka qu’il avait suspendue au dossier de sa chaise, un paquet enveloppé dans un papier, qu’il me tend. Je le reçois avec un sourire de circonstance, un peu surpris. Je déchire doucement l’emballage sur un des côtés et en extrait un document… un tapuscrit. Imprimé semble-t-il dans ce format américain dit carta que j’ai découvert à la papeterie de Marly. Il est aussi grossièrement broché à l’aide d’un bandeau de toile collé sur tranche. Je le tourne, le retourne et m’aperçois qu’il est imprimé en tête-bêche… espagnol d’un côté, français de l’autre. De sorte qu’il porte le double titre Recherches Sémiologiques sur la Langue Muisca sur une face et Investigaciones Semiológicas sobre la Lengua Muisca sur l’autre face. L’avant-propos en français indique ‘ce deuxième volume fait suite à ‘Cinq Mythes de la Littérature Orale Muisca ou Chibcha’. Un premier ouvrage voué à faire ressortir etc’.

J’adresse un regard un peu surpris à Fernandez.
« Il s’agit du tirage d’un texte qu’une amie se prépare à publier. À compte d’auteur. Je vous donne cette version… qualifions-là d’intermédiaire car je n’ai malheureusement pas encore d’exemplaires définitifs disponibles.
- Merci beaucoup. Ça à l’air intéressant apparemment… Finalement on trouve des choses sur les Muiscas. Non seulement en espagnol ou en français, mais bilingue en plus ! »

Toutefois, parcourant rapidement les feuillets, je ne tardai pas à regretter mes paroles de remerciement un peu précipitées. J’éprouvai en effet une certaine gêne car mon esprit formé  - ou peut-être déformé – à la pensée rationnelle, empirique, se cabra d’instinct à la vision des nombreux graphiques d’allure pseudo-savante qui parsemaient le texte.
Au bout de quelques secondes, je relevai la tête vers le señor Fernandez.
« Ça à l’air bien… ésotérique non ?
 - Si vous voulez exprimer par là qu’on est assez loin d’une littérature universitaire, du genre de celle caractérisant ma librairie (il sourit), je vous donne entièrement raison. C’est d’ailleurs en partie ce qui explique que cet ouvrage soit auto-édité. »

Voilà bien le genre de précision qui ne pouvait que me rendre encore plus méfiant… Le monde de l’écriture est rempli d’énergumènes présentant des dispositions plus appropriées au concours Lépine qu’à la rédaction d’honnêtes ouvrages techniques, scientifiques ou d’ambition plus théorique. Sans parler des prétendants à la littérature qui saturent à longueur d’années les maisons d’éditions de ces psychothérapies bancales qu’ils prennent pour des chefs-d’œuvre impérissables !

Mon interlocuteur s’aperçoit manifestement de mon agacement. En fait, intérieurement je suis tout sourire vu qu’à la pensée de manuscrits totalement idiots ou insipides (ou les deux réunis) me revient irrésistiblement le chapitre introductif du Sophie’s Choice, où ce pauvre Stingo affronte bravement la redoutable production d’écrivains en herbe… Tel l’invraisemblable Gundar Firkin aux trois mille huit cent cinquante pages rédigées à la gloire d’un supposé ancêtre nordique !
Ferais-je de même si d’aventure je découvrais que le mystérieux casque (que j’évoquais durant ma dernière séance psy) appartenait réellement à quelque super conquistador de ma lignée maternelle ?

« Je peux comprendre votre réserve. Un intellectuel comme vous, formé je suppose dans les meilleures universités françaises…
- Oh vous savez… enfin n’exagérons rien ! J’ai fait mes études à Lyon, à l’université Jean Moulin. Ce n’est pas exactement Harvard tout de même…
- Le héros de la résistance ?
- Pardon !
- Jean Moulin.
- Ah oui… Décidément pour un Colombien vous en savez long sur l’histoire de mon pays…
- Allons allons ! Nous parlons tout de même d’un homme qui repose au Panthéon… Si moi je vous dis Bolivar, ne me dites pas que vous ne connaissez pas !
- Mais enfin monsieur ! Bolivar c’est autre chose ! On ne joue pas dans la même catégorie il me semble. Cet homme qui, sans avoir reçu la moindre formation militaire, a fait une campagne vertigineuse de libération de la région ! Qui a créé la Grande Colombie, un état souverain… D’ailleurs ça me fait penser que j’aimerais bien aller un jour visiter le Panthéon de Caracas.
- Vous voyez bien mon ami (voilà qu’il s’adresse à moi comme son ami maintenant !). Vous pouvez même localiser le Panthéon où repose Bolivar… Et donc certainement savez-vous l’essentiel des faits d’armes des Lanceros, ancêtres si l’on veut de nos Gaulas actuels. Et je suis bien certain que vous avez entendu parler du puente de Boyaca. De sorte que si vous parliez très correctement espagnol, et bien alors j’en vienne à vous confondre avec un Colombien. »

‘Dieu m’en garde !’ pensai-je instantanément… Mais quand même… pourquoi tant de haine anti-colombienne ? Bah ! C’est plutôt que… que quoi au juste ? Que je trouve cette ville emmerdante ? Peut-être bien que je souffre moi aussi d’isolement intellectuel comme écrivait ce type là, ce psy… ah oui ! Anzieu, à propos de Beckett… Lorsque ce dernier séjournait en Irlande, chez sa mère, laquelle à en croire le psy en question, ne croyait nullement en la vocation d’écrivain de son tourmenté de fils.
Quoi qu’il en soit et enfin sous cette bien immodeste comparaison, la fréquentation de José Fernandez, patron de la librairie Tiempos del futuro ne contribue-t-elle pas à m’apporter un peu d’un climat minimum de culture qui possiblement me manque ici à Bogotá ?

Et puis la Colombie est chiante, mais comme tout pays, elle a ses génies et Bolivar en fait incontestablement partie. Sauf peut-être qu’il était Vénézuélien… de Caracas précisément. Mais vu qu’à cette époque il n’y avait ni Colombie, ni Venezuela, restons-en là quant au génie militaire ‘colombien’. Qui de fait devrait être qualifié de… de neo-granadin. Ça sonne un peu comme germanopratin ! (en plus intéressant à mon goût et désolé pour Sagan et ses épigones parisiennes bobos d’hier et d’aujourd’hui).

« Voyez-vous, en ce qui me concerne, je crains d’être beaucoup plus marqué par l’italianité que par la colombianité
- Je comprends bien sûr… D’autant plus que la ‘colombianité’ comme vous dites, est une affaire bien compliquée n’est-ce pas ? Qui sait si d’ailleurs, avec ce nouveau président, les choses ne viendront pas à s’améliorer un jour ?
- On ne peut que le souhaiter. Pour vous tous…
- En effet… Bien, mon ami je m’en dois retourner là-bas... à la boutique ! Viviana risque de s’impatienter. Nous pourrons évoquer la… colombianité à une autre occasion ! En attendant, ne vous préoccupez pas trop de cette… fatigue qui vous a saisi. Et puis vous me direz ce que vous pensez de cette thèse sur les Muiscas n’est-ce pas ? »

En nous séparant je lui promis de prendre connaissance du document.  Avec ce ‘vous tous’ que je venais d’employer, je continuais à admettre, bien que toujours en forme de jeu, son appartenance à ce monde andin. Ce qui demeure louche à mes yeux : un seul Colombien connaît-il ? un seul Colombien peut-il connaître Wishbone Ash ?

Au fait, qu’écoutent donc les intellectuels colombiens ? Et les marginaux, originaux, anti-hérauts colombiens  en tous genres (il doit bien y en avoir quelques-uns tout de même), qu’écoutent-ils ? que lisent-ils ?

Et enfin, pourquoi avoir formulé un souhait auquel je ne souscris guère ? ‘On ne peut que le souhaiter. Pour vous tous’. Quel faux cul ! quel hypocrite je fais ! non mais c’est pas possible ça !

En hélant un taxi, je repense à ce sociologue marxiste, adepte de la décroissance et dont j’avais lu un texte sur L’occidentalisation du monde. Alors je me dis que ce qui nous menace tous, c’est bien plutôt la colombianité généralisée à plus ou moins long terme…

Oui LA COLOMBIANISATION DU MONDE : violences sordides, solitudes étouffantes, aliénations effrayantes…

Au moins, vu d’ici, je commence à prendre conscience du sérieux de l’affaire...

Oui mon Bruno, tu prends lentement conscience que venant du dedans comme du dehors des hommes, un inquiétant Nocturne colombien recouvre progressivement et inéluctablement nos affaires à tous ici-bas.



XI

Me voilà reparti en direction du barrio Timiza, bien éloigné du centre ville, là-bas tout là-bas tout là-bas, au sud… Et de là-bas là-bas tout là-bas, il m’est loisible d’observer au loin, dans la montagne, Montserrate, ce lieu de pèlerinage perché au-dessus de la Candelaría. Avec aussi, sur l’autre versant, le versant droit de la cordillère, le sanctuaire espagnol de Guadalupe, consacré à la Vierge (mexicaine ?) du même nom.
Merde ! ça me fait penser qu’avant mon retour il faut que je trouve cette statuette promise à maman !

Pourquoi ne suis-je pas comme ma mère ? Inconscient et innocent de tout ? J’ai hérité de son anxiété, mais pas vraiment de sa candeur. Voilà qui me paraît bien injuste en vérité.

Mais là-bas, là-bas, tout là-bas… dans cette banlieue quelconque, je me sens perdu et isolé. Pourtant Marly m’affirme que le secteur est estrato tres, autrement dit d’un niveau économique supposément intermédiaire et donc acceptable.
Devant mon incompréhension, elle va m’expliquer que Bogotá est divisé en six zones ou estratos, numérotés de un à six. Pour faire court, el estrato uno pue la misère tandis que l’estrato seis pue l’opulence… Le système présente toutefois ceci d’original que les coûts des énergies de première nécessité  (eau, gaz, électricité) certains impôts, les coûts des services de santé ou encore d’inscriptions scolaires varient en fonction du classement de chaque quartier.

Sans être d’un naturel excessivement préoccupé de solidarité entre les hommes de bonne volonté (sans être non plus à l’inverse un de ces vampires nanti de l’humanité, genre trader gavé de fric pour services rendus à la ruine programmée des petits de ce monde) je dois reconnaître qu’une telle distribution des coûts selon le niveau de vie de chacun ne me paraît pas idiote en soi.
Je dis en soi parce que bien entendu, l’Homme, qu’il soit Colombien, Français ou de la Cochinchine, recherchant toujours - comme on dit en économie - à maximiser son avantage, j’apprendrai, toujours de la bouche de Marly, que de nombreuses familles de niveau n + 1 cherchent à occuper des logements de niveau n. L’astuce consisterait à s’installer en bordure administrative de deux estratos afin de pouvoir disposer d’un environnement à hauteur des prétentions, tout en réglant des factures énergétiques minimales.

Quelle grandeur d’âme !

Nous voilà installés tous les deux dans la chambre estrato 3. Jusque-là allongée ensemble sur le lit et la question des estratos socio economicos étant épuisée, Marly se lève et se dirige vers sa coiffeuse. Je me redresse en position semi-assise et me décide enfin à parcourir le texte que m’a transmis le libraire.
Pourquoi sur le lit ? Et bien parce que ma foi, je ne trouve pas désagréable de bouquiner semi-allongé sur un pieu ! Et peut-être surtout parce qu’il n’y a à l’étage aucune autre possibilité d’installation.

Dès les premières pages, il y est question de langue sceptre, de narration de la Mhuysqhubun,  de triade dimensionnelle Hôa et autre cœur centre de la demeure de Tchypaba !!! L’auteur serait-il une émule de Lovecraft ou - plus inquiétant - de Ron Hubbard ? Car autant une fiction reste une fiction, aussi délirante puisse-elle paraître, autant les extravagances vendues pour de la réalité m’insupportent. Et je jurerais que la copine de José Fernandez se pique de produire de la science…

D’un coup, je ne sais pourquoi… peut-être l’exposition brutale à autant d’ésotérisme bon marché… toujours est-il que j’ai soudain terriblement envie de Marleny ! Marly, oui Marly… hic et nunc tu es pour moi la plus désirable d’entre toutes les femmes ! Et puis une femme simple comme toi, pas compliquée, pas du genre de ces nanas cérébrales, chiantes à mourir par leur besoin insatiable d’être toujours dans le coup, ou qui font chier avec des discussions à haut rendement cognitif, et bien ça te rend vraiment bandante figure-toi ! 
On est loin, bien loin du modèle Emma… Toi et Emma… vraiment… le jour et la nuit ! Emma… cette intello… fausse intello ?  So was the question… Mais toi ma Marly, mon Argentine… Avec en extra ce sang chaud à l’italienne qui t’irrigue la piel

Mené ainsi par l’impérieux appel de la chair, je me redresse pour m’approcher au plus près de l’objet de mon désir, pas obscur du tout.  La merveille est occupée à se pomponner devant la glace. J’entame alors un de ces équivalents humanoïde de la danse de l’épinoche.
Malheureusement, dépourvu des célèbres branchies capables de produire ce feu d’artifice polychrome apte à hypnotiser la partenaire, je ne tarde pas à m’apercevoir qu’en noir et blanc, la chose n’est pas si aisée…

D’ailleurs, Marleny me fait rapidement (pour ne pas dire immédiatement) sentir qu’elle a autre chose en tête : elle doit récupérer Esteban, ouvrir la papeterie, que sais-je encore ?

Malgré la frustration brutalement ressentie à cette fin de non recevoir (c’est le cas de le dire…), je m’abstiens de lui rappeler que pour tirer un coup, point n’est toujours indispensable d’y passer des heures… Car depuis qu’il est scientifiquement établi qu’aucune femelle humaine n’est en mesure d’entendre un tel propos, à quoi bon insister ?

Alors je maugrée intérieurement, me disant que le rejet du plan baise de la part de la femme contemporaine relève d’un fait universel, autant dire anthropologique et qu’il n’y a par conséquent rien à y faire. ‘Il est sage de ne pas s’appesantir sur l’impossible’ écrivait Breton…

Un peu dépité cependant (beaucoup même), je m’en retourne à la consultation forcée de ce document peu roboratif consacré aux Muiscas, dans l’espoir que l’acte intellectuel sublimatoire ne tarde pas trop à produire ses effets réputés apaisants sur la partie la plus érectile de mon anatomie.

Malheureusement, le texte que j’ai sous les yeux ne s’y prête vraiment pas… et ma première impression ne fait que se confirmer… Et bien que l’auteur affirme s’être consacré à l’étude de la langue muisca, même avec la meilleure bonne intention, je ne rencontre qu’un amas de propos dépourvus du moindre sens : errements interprétatifs, abus de termes cabalistiques, symbolisme injustifié font de ce texte quelque chose auprès de quoi la pire littérature ésotérique pour adolescents en mal de mystères tiendrait lieu de simple amuse-gueule.
Un chamane y trouverait-il  matière à voyager ? Pour ma part, je n’y rencontre qu’un prodigieux et désolant ennui.

Dois-je vraiment m’abaisser (je dis bien m’abaisser) à lire ces conneries au motif d’un intérêt pour une civilisation précolombienne disparue ? À vrai dire, je m’en sens incapable. Simplement ma culture, ma formation, un sens minimum et chèrement acquis du discernement me l’interdisent. Je me refuse donc à affronter ce genre de texte qui ne fait que me faire perdre mon temps.
Vraiment ! car à moins, à la grande rigueur, de préparer une thèse sur quelque chose comme… disons les figures de la pensée délirante dans la littérature ésotérique je ne vois vraiment pas ce que peut m’apporter ce genre de prose. Et qui d’ailleurs pourrait bien trouver un quelconque intérêt à se plonger dans de tels vertiges de bêtise pontifiante ?

Mais alors, que vais-je bien pouvoir raconter à mon libraire ? Surtout après lui avoir promis imprudemment de lire l’étude de sa savante amie bilingue… Je me sens si marri de cette situation que j’envisage jusqu’à éviter de le rencontrer de nouveau ! Décision qui me contrarie d’autant plus que malgré tout, je commence à ressentir quelque chose comme de la sympathie pour cet homme : un type qui a été guitariste au sein d’un groupe de rock progressif allemand ne peut pas être mauvais !

Subitement, je ne sais ce qui me prend mais je décide de m’en ouvrir à Emmanuelle ! Tout bien considéré, pour épouvantable qu’ait été le comportement de cette greluche blondasse avec moi, c’est une psychologue professionnelle ! Et dans l’état de doute qui me taraude, ne pourrait-elle m’être malgré tout de quelque utilité ? Malgré ce qui s’est passé. Lui demander ce qu’elle ferait à ma place ? Comment réagirait-elle ? Enfin donc, ce genre de choses quoi.

Le lendemain matin, traversant la calle setenta y dos qui sépare le conjunto Timiza où je me trouve de la papelería vers où je me dirige une nouvelle fois, je me redis qu’il serait temps de donner des nouvelles à ma mère. Et aussi d’écrire à Sylvain, histoire de lui narrer les aventures de Tintin en Colombie. Ou peut-être bien du Marsupilami en Palombie… À voir.

Seulement voilà : une fois réinstallé devant l’écran, je ne peux me retenir de reprendre l’enquête sur ces étranges Muiscas. Ce doit être comme de rechercher un contre-poison aux invraisemblables élucubrations que je viens d’abandonner sans regret.
Coupant et recoupant les requêtes, installé là, dans l’humble commerce, à la vue des clients dont certains doivent finir par se demander ce qu’un Français fabrique dans leur quartier (bien qu’ils soient évidemment au fait de ma relation avec la patronne des lieux), cliquant et recliquant dans les listes de pages consacrées à l’objet de mon désir - très obscur celui-là - finalement je revisite le thème du chamanisme muisca.

Je lis quelque chose sur le double rôle de religieux et de guérisseurs de ces prêtres capables de se muer en hombres-murciélagos, hombres-aves, hombres-jaguares… Mais achtung! seuls des mecs semblent autorisés à circuler dans les trois mondes.
La lecture de la page sur laquelle je me trouve me fait penser que les chamanes ont toujours existé finalement ! Et qu’ils  sont présents sur l’ensemble de la Terre ! Et que cette sorte de relation universelle et directe entre les hommes, les Dieux et les esprits (bons ou mauvais) a de quoi surprendre. En particulier ce thème des trois mondes n’est-il pas non plus partagé aussi bien par les chamanes sibériens, australiens ou d’Asie ?

Et puis existe-t-il, existerait-il vraiment d’autres mondes ? On se fait tellement chier, si souvent, sur celui-ci… Du mystère ! de la magie ! du merveilleux ! vite ! Et ces voyages, en quoi peuvent-ils bien consister ? Moi aussi j’ai voyagé ! Seulement, façon trip occidental… Voyage profane (et pas des plus goûteux). Sans être ni chauve-souris, ni oiseau, ni jaguar…

Et puis ce soldat là-haut, portant casque et hallebarde, de quoi est-il fait et qui est-il au juste ? Souhaite-il me communiquer quelque chose ? Peut-être bien et depuis des années si ça se trouve… Une illusion bien entendu ! Simple projection de mon cerveau dérangé un soir d’adolescence par l’ingestion de LSD. Et réactivée à l’occasion de cet étrange dépaysement culturel : mystère, magie, merveilleux de pacotille…

Mais cette fois-ci, ici, à Bogotá… cette fois-ci je n’ai rien absorbé !

À moins que… j’ai bien entendu parler de ces substances utilisées par de sales types pour faire perdre toute volonté à leurs victimes…

Quelqu’un aurait-il tenté de soumettre ma volonté (voilà que ma parano refait surface…) ?

Dans l’affirmative, pour quel motif ? Et personne ne m’a dérobé quoi que ce soit et encore moins violé !

Quoique… si Marly voulait jouer à la méchante violeuse… Mais quel con je suis de me laisser aller à fantasmer ce genre de truc tordu ! Après ce qu’elle a vécu gamine !
C’est moi finalement le sale type…
Et ce soldat donc ? un conquistador ? Pourquoi me revisite-t-il ? Après tant d’années ?

Bon et ce mel à Emma alors ! Je l’écris ou je l’écris pas ?




XII

Qu’est-ce que tous ces individus sans culture peuvent bien avoir dans le cerveau ? En quoi peut bien consister leur vision du monde ? et d’eux-mêmes ? et d’autrui ? L’intelligence en sauve-t-elle certains du vide ? Cette humanité vide m’effraie. Et toute cette fausse culture ? ces multitudes vautrées dans les illusions, les croyances, les fantasmes ? Oui, la médiocrité du genre humain m’effraye…

Autant de funestes pensées ayant à voir avec ce monde délirant de bêtise qui m’entoure ici, à Bogotá. Me voilà donc contaminé.

Tout en me préparant en cette fin de journée un café Marly (autrement dit un café turc) dans le coin cuisine de la maisonnette, je repense au document que Fernandez m’a refilé.
Comment un cerveau humain pouvait-il se laisser aller à de telles divagations ? Quels ingrédients culturels, éducatifs, psychologiques convenait-il de réunir pour en arriver à un tel degré d’absurdité ?

Sur ces pensées un rien déprimantes, je vais au salon avec ma tasse de café.

Et merde ! Encore une coupure de jus… Vu le temps couvert et l’exiguïté de la fenêtre (il y a encore un peu de lumière à l’extérieur), mieux vaut laisser tomber ma lecture du moment, un livre sur L’Amérique espagnole que j’avais glissé dans mes bagages et oublié depuis. J’ai appris pas mal de choses intéressantes sur l’histoire de ce continent. Et pris conscience par la même occasion de ce que mes connaissances en la matière sont tout à fait insuffisantes…

Mais enfin je me console en me disant qu’après tout, un italophone, italophile et prof d’italien n’avait après tout guère de motifs impérieux de tout connaître des vices-royautés indiennes de la Couronne d’Espagne ! Ceci dit, j’apprends que Bogotá avait été élevée au rang de vice-royauté, après Mexico, Lima et un peu avant Buenos-Aires.

De nos jours, il faut bien de l’imagination pour se représenter un passé aussi prestigieux… pour concevoir que cette sorte de monumentale poubelle à ciel ouvert tenant lieu de capitale avait pu un temps présider aux destinées politico-administratives d’un immense espace culturel mêlant Espagnols, Créoles, Indiens et métisses de toutes engeances : mestizos, mulatos, zambos, cuarterón, tresalbo, octavón, etc, etc…

Pauvre Bogotá !

Pauvres Bogotans !

Pauvres pauvres Colombiens !

L’extinction des feux résultant de la fiabilité douteuse du réseau électrique local favorise quelques réminiscences qui viennent se substituer à ma lecture brutalement interrompue. Je nous revois moi et Marly nous déplacer dans cette ville… Oui, de nos jours le promeneur peut bien encore trouver ici ou là quelque chose de vaguement intéressant…

Comme cette Plaza de España, perdue au milieu d’un dédale de ruelles, cernée de commerces informels, envahie par une faune humaine démunie autant que bigarrée, traversée dans la plus répugnante promiscuité par ces indigentes - épouvantables et inquiétants - qui vous harcèlent pour tenter de survivre envers et contre tout.
Au centre de la place, un monument en forme d’obélisque, d’une splendeur assez éloignée de celle dressée sur la place de la Concorde… Censé ici rendre hommage (de mémoire) a los insignos heroes de la patria. Au pied de chaque face, on note des petites fosses de fonte. Leurs couvercles ayant été arrachés, on aperçoit des débris de câbles électriques ayant dû servir en d’autres temps pour quelque éclairage nocturne.

C’est aussi que les Colombiens, aimant à affirmer à quel point ils sont tous merveilleux, à montrer que seuls quelques-uns sont méchants (chacun de penser évidemment aux horribles guérilleros)… ces subtils Colombiens donc partagent pourtant une caractéristique moins glorieuse : leur absolu mépris du bien public.
Rien de plus facile à démontrer vu qu’en ville tout est détérioré, détruit et bien entendu volé : des plaques de fonte techniques sur les trottoirs (avec le risque résultant de se fracasser un pied si on me marche pas les yeux rivés au sol) jusqu’aux rouleaux de papier WC dans les restaurants (et donc toujours prévoir le nécessaire sur soi)…
D’ailleurs, à propos de plaques de fontes et de la nécessité de scruter les trottoirs, je réaliserai à l’observation des quelques-unes qui mystérieusement sont restés à leur place, que Pont-à-Mousson SA vend pas mal de sa fonte dans ce pays…
Alors je me dis que Pont-à-Mousson, la ville où je réside, reste un peu sous mes pieds, même ici à Bogotá. Toutefois, histoire de tempérer l’idéalisation du pavé français que favorise un séjour dans l’égout bogotan,  il me revient qu’en France le promeneur gagne aussi à scruter les trottoirs s’il ne veut pas glisser sur une grosse merde bien fraîche de gros toutou… En somme, la merde ne se présenterait pas sous les mêmes apparences selon le lieu de vie ? Certes mais la merde est partout.

Le jour ou nous traversons cet endroit en vue de rejoindre de nouveau quelques mayoristas de San Andrecito pour effectuer diverses courses, deux jeunes soldats arborant gilets pare-balles et fusils mitrailleurs font les cent pas autour du vénérable monument. Vraisemblablement pour éviter que ce dernier finisse totalement démantelé.

Bref, cette illustration pour dire qu’à Bogotá la splendeur passée de la Couronne n’est à l’évidence plus qu’une vue de l’esprit.
Et d’ailleurs je réalise progressivement qu’autant d’incurie résulte plus fondamentalement de ce que chacun ici se moque éperdument du passé de son pays, pourtant idéalisé au delà du concevable par ailleurs ! Pour s’en convaincre, il suffit d’échanger quelques mots  avec par exemple un client ou une copine de Marly.
Toujours cette sidérante inculture en somme, ou plutôt ici absence de distance qui si elle était universelle, semble dans le cas de ce pays en capacité d’atteindre de sommets tout à fait insoupçonnés.

Pauvre pauvre vice-royauté !

Ainsi de nouveau s’impose à moi l’idée peu charitable que les Colombiens - et peut-être au delà des frontières mais point n’était nécessaire d’en rajouter dans l’affreux - ont fini par faire de leur conquête sur l’Espagne une sorte de sous-produit culturel dénaturé.
D’ailleurs Bolivar lui-même n’aurait-il pas confié qu’il avait labouré la mer ? À quoi bon effectivement tant de guerres d’indépendances pour en arriver à ce répugnant merdier ? Et finalement qu’en serait-il de nos jours ?
Qu’en serait-il de cette région du monde si les Espagnols étaient restés ? Ou encore s’ils n’y avaient jamais mis les pieds ?

Voilà qui me remémore un livre de science-fiction US, lu il y bien longtemps, œuvre d’un certain Poul Anderson et qui s’intitulait La patrouille du temps. Incidemment une idée dont Henri Vernes à l’évidence s’inspirera pour son personnage de Bob Morane (bien sûr à partir de l’instant où il décidera de balader son héros dans l’espace-temps).
À trop effectuer de missions dans le passé pour surveiller les périodes et situations historiques ‘sensibles’, les héros imaginés par l’auteur y provoquent involontairement de rocambolesques paradoxes temporels (qu’ils doivent résoudre s’ils veulent retrouver leur présent inchangé).

Rétrospectivement, la Conquista aura-t-elle été au même titre une période sensible ? Et dans l’affirmative, l’envoi d’un patrouilleur du temps un peu gauche ne se serait-il pas avéré une décision salutaire ?

Dans la mi-ombre qu’impose la coupure électrique, égaré dans le genre de cogitations tous azimuts dont je suis régulièrement victime, je réalise que ce texte universitaire que j’ai entre les mains et dont j’ai dû interrompre la lecture, ici à Bogotá, barrio Timiza, installé dans ce très humble salon, lieu de vie d’une très humble Argentine expatriée, je réalise donc que ce bouquin français est truffé d’informations toutes aussi captivantes les unes que les autres : économie minière et agricole, réorganisation du monde indigène, administration de la foi, alimentation, mœurs sexuelles et vestimentaires, etc.
Mais surtout je constate, comme en creux, que le monde muisca y brille par son absence !

D’ailleurs, une fois la lecture achevée, je noterai en tout et pour tout une seule référence ! Et encore, dans un minuscule encart réservé au soulèvement des communes en Nouvelle Grenade. C’est maigre, très maigre… Moins scandaleux peut-être que ce El Dorado dépourvu quant à lui de la moindre allusion aux Muiscas, mais tout de même ! 
Ainsi donc, moi qui manifeste une certaine motivation pour ce peuple et cette langue précolombiens, je ne peux que constater à quel point la sentence du libraire est fondée : effectivement, les auteurs francophones semblent accorder bien peu d’intérêt au sujet. Et après tout peut-être ne font-ils que produire et reproduire (pour paraphraser Bourdieu) à leur manière un processus historique d’effacement culturel et linguistique.

À ce stade de ma cogitation en solitaire, une pensée sombre se fraye un chemin dans mon cerveau : et si on avait comme unique exception à cet état de fait l’auteur de ce désolant manuscrit (bilingue pourtant) en attente de publication ?

J’aurai appris aussi qu’en raison de motifs d’évangélisation, Dominicains, Franciscains et Jésuites se seraient comme obligés à apprendre et maîtriser le quechua et le nahualtl. Ceci avec une telle efficacité que ces deux idiomes respectivement mayas et incas en seraient parvenus à déborder largement leurs aires d’usage et d’influence originaires…
Évidemment, dans un tel contexte, exit le chibcha des Muiscas ! Et remerciements appuyés aux curetons d’alors ! Car ainsi, lorsque ces pauvres indiens muiscas (et d’autres peuplades d’ailleurs) ne crevaient pas sous les boulets de canons, dans les mines de sel ou par suite d’infections bactériennes venues d’ailleurs, et bien ils devenaient comme muets de leur propre culture. Plus de langue, plus de culture, c’est bien connu…

Enfin et donc je me demande si l’inexistence des Muiscas à l’université ne résulterait pas de ce que, pour ces raisons de disparition linguistique, un siècle ou deux après que Colomb ait posé le pied à Guanahani, il n’y en avait déjà plus guère de ces pauvres indigènes.

Alors à quoi bon évoquer des fantômes ?

Après tout, peut-être n’ont-ils même jamais existés !



XIII

« Vous avez entendu parler de La venue du moment ?
- Alors comme cela on s’intéresse aux mouvements de renaissance indienne ? »

Je suis finalement retourné à la librairie, histoire d’échanger avec la seule personne qui ait autre chose à me dire que ‘la Colombie est le plus beau pays du monde’ et ‘les Colombiens les plus épanouis des êtres humains’… On parle d’autre chose, ou plutôt autrement (avec d’autres prémisses). De plus - cerise sur le gâteau - je m’exprime dans ma langue maternelle !
Bien sûr, ce faisant, je suis conscient de m’exposer tôt ou tard au risque de l’interrogatoire sur les Recherches Sémiologiques sur la Langue Muisca…

En cette fin de matinée, je trouvai José Fernandez dans la même posture que lors de notre première rencontre, autrement dit penché sur ses comptes et devant l’écran de son ordinateur.
Ce type, coincé dans son antre livresque, encerclé d’étagères pleines de bouquins que personne n’achète… ce type a quelque chose de pathétique. Comme un navire de culture naufragé au milieu d’un univers frivole, matérialiste. Une librairie érudite, perdue dans un monde d’où toute forme de réflexion se serait volatilisée depuis longtemps.

Dès qu’il me voit, il décide de laisser comme précédemment le soin de son commerce à la belle Viviana. Compte tenu peut-être de l’heure assez matinale de mon arrivée, il me suggère une visite au Museo Nacional qui, m’informe-t-il, se situe sur la avenida septima, à hauteur de la quarante-deuxième rue (de Bogotá s’entend). J’accepte volontiers la proposition, tout en assurant par politesse mon interlocuteur que je ne souhaite en aucune façon gêner ses activités.

Une fois montés dans un taxi, el señor José m’explique que l’édifice est une ancienne prison désaffectée, qui s’appelait d’ailleurs el Panóptico. À ce nom, j’ai évidemment une pensée pour Bentham et aussi pour le fameux Surveiller et punir de Foucault (que d’ailleurs mon conférencier improvisé doit avoir en vente dans sa librairie).
Il poursuit en m’informant que le lieu sera finalement rénové dans les années cinquante pour accueillir les collections du Musée National, qui lui, existerait depuis presque deux cent ans ! On y trouverait des vestiges datant des premiers peuplements connus de la région jusqu’à de nombreuses pièces datant de l’avènement des premières républiques indépendantes. Surtout il précise qu’entre ces deux extrêmes temporels, le musée présente des collections intéressantes d’art et de culture précolombiens guane, tayrona, zenus.

Et bien sûr muiscas.

En arrivant, je remarque effectivement que le bâtiment, une lourde bâtisse aux ouvertures barrées d’imposantes ferrures, ne manque pas de charme. Compte tenu de la vocation passée de l’ouvrage, je peux comprendre son allure martiale… tout en me représentant volontiers cette prison d’antan comme une troublante métaphore du pays actuel !
Une fois à l’intérieur, nous parcourons des collections agréablement mises en valeur et d’une façon qui m’apparaît plus professionnelle qu’au musée de l’or. Il faut dire que l’espace y est beaucoup plus généreux, dégagé, ce qui certainement a dû en faciliter l’agencement.
Par contre, ici comme là-bas, un vigile tous les dix mètres !

Dans cette région du monde où chacun paraît voué à suspecter son voisin, comment être surpris de ce florilège, ridicule par son abondance même, de gardiens privés en uniformes et en armes ?
Tel un essaim omniprésent, bourdonnant et qui serait composé d’innombrables abeilles en provenance d’innombrables ruches privées, des légions de surveillants envahissent littéralement l’espace public.
Elles sont supposées faire régner l’ordre et pourquoi pas la justice dans une société tragiquement désordonnée et surtout désespérément injuste…

Profitant de la pause déjeuner, prise sur place, je reprends mon interpellation sur cette étrange venue du moment. C’est qu’après avoir rencontré à diverses reprises cette expression dans mon ouvrage sur l’Amérique espagnole, je souhaiterais obtenir son avis, ou au moins un commentaire de sa part à ce sujet.

« Voilà alors… et donc… j’ai lu quelque chose à propos du rôle de ces caciques durant l’époque coloniale… de l’influence qu’ils auraient encore de nos jours sur les populations indigènes… Enfin… quand je dis ‘populations’… ce qui en reste quoi ! Mais aussi l’auteur évoque l’ambiguïté de leur comportement. Et enfin aussi… cette manipulation dont ils auraient fait l’objet de la part du conquérant. Selon l’auteur du livre bien sûr… Bon excusez-moi… je me rends compte que mon propos est un peu confus !
- Je vous en prie, c’est bien compréhensible. Une histoire compliquée de toute manière… Et dites-moi, cet auteur que vous évoquez va-t-il jusqu’à suggérer que les chefs spirituels devraient contribuer à réveiller les consciences endormies ?
- Ça je n’en sais rien ! Mais… non je ne crois pas non… enfin je n’ai rien relevé dans ce sens. C’est-à-dire qu’en fait la finalité n’est pas politique. Encore moins militante… c’est un ouvrage universitaire…
- Je vois… Pas d’engagement c’est cela ? Pas de point de vue personnel ?
- Oui enfin… c’est un texte qui fournit des explications, des connaissances. Il n’a rien de… ‘programmatique’ si vous voulez. D’ailleurs dans cette hypothèse, en resterait-il suffisamment de ces consciences endormies comme vous dites… de ces indigènes donc, qui justifierait un quelconque ‘réveil’ ?
- Puis-je vous inciter à la prudence sur l’emploi de l’expression indigène ? Ici ce n’est pas toujours très bien compris... En Colombie, un indigeno, c’est pour ainsi dire un clochard… Pour parler des Indiens, on utilise plutôt nativos, un terme construit sur l’anglais native comme vous l’aurez compris. D’ailleurs vous aurez certainement remarqué que de très nombreux mots espagnols sont directement dérivés de l’anglais. Un exemple entre mille : genuino pour genuine.
- Genuino… authentique alors, c’est cela ?
- Voilà. Et qu’est-ce donc que l’authenticité ? Celle d’un peuple, de ses racines…
- Entendu. Mais rencontre-t-on encore… de nos jours… de ces… nativoscaciques donc ?
- En fait il existe des concentrations muiscas, ou supposées telles dans certains quartiers de Bogotá, comme Suba ou Bosa… Avec des cabildos, pour les représenter plus ou moins formellement auprès des autorités municipales. Ils se sont d’ailleurs réunis l’année dernière à l’occasion d’un premier ‘Congrès Général du Peuple Muisca’.
- J’imagine qu’on n’a pas affaire à des secteurs estratos seis… »

À ces mots le libraire se met à rire franchement, ce qui me surprend d’autant plus qu’il affiche ordinairement une expression plutôt sérieuse, contrôlée. Ceci dit, il n’a jamais vraiment adopté avec moi cette sorte d’austérité que je lui trouve en le voyant attablé à son poste comptable dans la librairie.
Par réaction je ris aussi, de même qu’on bâille lorsque nos yeux rencontrent ou que nos oreilles captent un bâillement.

« Vous pouvez être assez caustique à ce que je vois… Excusez cette réaction, mais franchement voyez-vous… nous sommes si loin de… Dans ce pays le nativo n’existe pour ainsi dire pas. Je n’insinue pas qu’il n’existe pas physiquement. On estime actuellement à quelques milliers les descendants directs, non métissés des Muiscas. Je veux dire que le nativo, le nativo muisca pour ce qui concerne la région Cundinamarca où nous nous trouvons, est totalement méprisé du reste de la population. Et ce n’est certainement pas notre récente Constitution, que je considère personnellement comme un monument de mauvaise foi, qui y changera quelque chose ! Savez-vous par exemple qu’en Colombie, lorsqu’on veut déprécier quelqu’un, laisser entendre qu’il est inculte et stupide, le taxer d’indigeno est très habituel ? D’où mon avertissement de tout à l’heure sur l’usage des mots. On moquera aussi à la première occasion le supposé parler nativo en disant qu’untel s’exprime en chichumbiano… »

Notre récente Constitution’… Décidément, Fernandez persiste et signe dans le registre de son identité colombienne ! Aurais-je à faire à un type qui aurait fini par se prendre à son propre jeu ? Comme ces ‘maîtres’ de sectes ésotériques, genre Moon, Koresh et autres Raël, qui à force de percevoir de la part de leurs disciples confirmation du bien-fondé de leurs délires - qu’on serait en droit de supposer à l’origine simulés, intéressés - finissent par y adhérer au delà de leurs intentions initiales ?

« Je vois… Mais remarquez… enfin je ne voudrais surtout pas offenser le Colombien qui est… disons qui est ou qui sommeille en vous… mais enfin, moquer l’inculture supposée du… nativo… ici… je suis désolé mais quand on considère ici… pour ce que j’en vois du moins… la culture de ceux qui ne sont pas plus nativos que vous et moi… »
José Fernandez m’observe d’un air amusé, comme s’il attendait que je m’enfonce encore plus avant dans le mépris que je parviens difficilement à masquer pour ce pays et ses gens…
« Je voulais dire que… qu’ils sont peut-être… qu’il n’y a pas de raison a priori
- De trouver les nativos plus cons que les mestizos, c’est cela que vous voulez dire ?
- Oui enfin… peut-être pas dans ces termes… mais enfin, je trouve que plaisanter sur l’inculture de l’autre quand on est soi-même… enfin quand on ne s’intéresse pas à grand chose d’autre qu’aux telenovelas… Ces pauvres Indiens ne mériteraient-ils pas plus de respect que cette relégation aux marges de la société ?
- Bien entendu qu’ils méritent plus ! D’ailleurs j’en suis personnellement convaincu.
- Oui mais enfin ! Comment concevoir d’autre part que leur sort puisse s’améliorer un jour ?
- Les caciques mon ami ! Los cacicos ! Autrement dit ceux qui sont connus et surtout respectés par les populations… Les caciques, ou même descendants de caciques sont l’espoir de la renaissance de tout un peuple ! Oui, cette Venue du Moment dont vous m’avez spontanément entretenu n’a rien d’une chimère voyez-vous ? Je ne sous-estime pas les difficultés bien entendu. Mais devant un tel enjeu, celui de redonner de l’espoir…
- De l’espoir !
- Oui, DE L’ESPOIR ! Et pour cela il y a un moyen. Peut-être pas l’unique moyen. D’ailleurs et comme je vous le disais à propos des actions de ces cabildos, on observe bien de nos jours un embryon d’organisation politique…
- Mais enfin monsieur, ces… cabildos… je ne vois pas bien. De quoi ou de qui s’agit-il ? Et qu’est-ce que ça a à voir avec les cacicos ?
- Il serait un peu long de développer ce point. Concernant les cabildos, retenez pour l’instant qu’on a affaire en quelque sorte à des représentants légaux, pour une population indigène de référence. À l’origine, il s’agit d’une vieille institution coloniale espagnole. Quant au terme, il dérive du latin capite, qui donnera capitulum, puis ici cabildo. Soit la tête… Bref, une forme de gouvernance archaïque.
- Je ne connaissais pas ce terme et encore moins son étymologie… Et donc ?
- Et donc… oui ! je vous disais qu’il existe divers moyens de voir renaître sérieusement le peuple muisca. L’action des cabildos n’est certes pas à négliger, mais leur pouvoir politique actuel est très limité. Il convient donc en priorité de redonner du pouvoir aux cacicos, un pouvoir beaucoup plus traditionnel, ancré dans les structures, dans les croyances et dans l’organisation hiérarchique des sociétés indiennes. Le cacico est respecté pour ce qu’il représente depuis toujours et non seulement pour sa fonction actuelle. Seulement, il se trouve que des cacicos, il n’y en a pas beaucoup… Il faut donc les retrouver !… Pour cela, il convient d’identifier aujourd’hui ceux ou celles qui d’une façon ou l’autre pourraient prétendre à un tel statut et donc contribuer au réveil. Au réveil muisca. Un réveil politique, identitaire. Un réveil de la dignité et de la culture perdue ! » 

À ce moment, José Fernandez me regarde avec une insistance que je trouve un peu gênante. Il a retiré ses grosses lunettes et dirige vers moi ses yeux de myope. Il me semble qu’il m’observe avec une drôle d’intensité, une intensité forcée, un peu ridicule et dont je ne m’explique pas le motif.
Est-ce qu’il ne serait pas un peu dingue ? Et puis sa longue apologie des nativos en forme de… de programme politico-religieux ? me paraît finalement plus confuse que mes demandes d’explication, somme toute assez banales.
Finalement, je trouvai que la ‘réponse’ apportée à ma question compliquait encore plus les choses !

« Mais… excusez-moi mais tout cela n’est pas très clair pour moi… Un réveil de quoi ? Bon, oui… vous avez déjà en partie répondu. Mais un réveil de quelle façon ? Retrouver des cacicos… je ne vois pas bien, excusez-moi.
- De quelle façon ? Mais avec ceux, avec tous ceux restant à découvrir ! Je pense  aux descendants de ces personnages qui ont compté par le passé, ceux qui ont joué un rôle actif en faveur des nativos. Les retrouver. Et peu importe qu’ils soient d’ici ou d’ailleurs ! Et peut-être même peu importe qu’ils soient eux-même d’origine indigène voyez-vous ? »

Non, à vrai dire, je ne voyais pas vraiment non… Vraiment pas même ! Mais enfin je laissai mon interlocuteur poursuivre son envolée lyrique en faveur d’un peuple dont j’avais a minima bien compris qu’il avait toujours fait l’objet d’un mépris éhonté.

« Car il faut aussi tenir compte des alliances, des unions passées… Parfois entre cacicos et étrangers. Ça peut sembler étrange mais ici, une union par exemple entre un Espagnol, créole ou non, et une femme cacica, donc qui appartient ou qui aurait appartenu à une famille dominante, à une seigneurie si vous voulez, une telle union assure de facto un statut d’exception à l’intéressé. Et à sa descendance… D’autant plus que dans le cas des Muiscas, on a affaire à un système matriarcal strict. Ce qui importe donc de nos jours, c’est d’identifier de telles personnes, d’identifier, s’ils en ont, leurs descendants, de les contacter puis tenter de leur faire prendre conscience de leur importance. Enfin les faire connaître et reconnaître auprès des populations. Qu’ils… que ces nouvelles élites puissent incarner la force symbolique d’une puissance passée. Vous comprenez Bruno ?... Important les symboles ! Mais enfin je ne vous apprends rien sur le chapitre des symboles n’est-ce pas ?
- Oui bien sûr… les symboles oui… »

Il m’appelle par mon prénom maintenant ! Il est bien gentil et intéressant le Fernandez… distrayant même, mais voilà que je lui découvre effectivement une facette un peu illuminée… Autant que sa copine experte en Mhuysqubun ? Inquiétant…
Et puis je commence à mieux comprendre… enfin à trouver une raison à son insistance à vouloir se faire passer pour Colombien. Mais enfin aussi, au point où on en est, pourquoi ne pas carrément tenter de me convaincre de sa ‘muiscatitude’ (la ‘Muisca attitude’ en somme…) ? Ou même qu’il en serait lui-même un de ces fameux descendants d’exception…
Quoi qu’il en soit, oui, je saisis mieux qu’il ait pu me transmettre ce délire écrit par son amie à propos de la langue muisca… C’est cohérent finalement.

Bon et il va d’ailleurs bien falloir que je finisse par lui dire ce que j’en pense de tout ce cirque.
Sauf que mon homme semblait intarissable…

« Voyez avec ce musée ! Ces ornementations, ces signes distinctifs de la puissance sociale, politique. La place des rituels religieux… les rituels, très importants les rituels !
- Les rituels… Peut-être oui. Certainement même… Mais… on ne va tout de même pas se remettre à sacrifier des gosses ?
- Vous pensez à ces jeunes Muxas sans doute. Certes, vu avec notre jugement, avec notre moral actuelle, ce n’était pas l’aspect le plus sympathique de cette culture. Bien que les enfants désignés, tout comme leurs familles d’ailleurs, se sentaient très fiers de ce qu’ils considéraient comme une distinction.
- Comme vous dites ‘se considéraient’… oui enfin, personnellement il me semble que quelle que soit l’époque ou le lieu, tout cela n’est qu’affaire de conceptions de la réalité. Indépendamment de toute considération morale d’ailleurs. En tous les cas je vous assure que ça m’amuserait modérément de voir mon gosse se faire arracher le cœur ou je ne sais quel organe pour satisfaire les fantasmes d’un chef tribal ! Si j’avais un enfant bien entendu…
- ‘Fantasmes’ ! comme vous y allez jeune homme !
- Et bien alors disons satisfaire les desiderata d’un obscur Créateur. »

À ces mots, le libraire fait (enfin) un pause dans son discours… Est-il croyant ? Oui, s’il est Colombien comme il le prétend, alors il est forcément croyant. Et donc un peu choqué par mon ironie. Mais comme il est Français… Je l’ai peut-être quand même choqué ? Ou alors il simule à la perfection… En tous les cas je crains d’avoir enrayé quelque peu son enthousiasme. Meno male!

« À propos de créateur, connaissez-vous le mythe muisca de leur naissance ?
- Non pas vraiment non ?  Enfin si, un peu. Chimini… Chiminigagua c’est ça ? »
Avec cette hésitation à retrouver le nom de ce personnage fabuleux du Panthéon muisca, et vu la similitude consonantique, je ne pouvais m’empêcher de penser au Schmilblick de notre Papy Mougeot national ! Mon libraire, tout empreint de ses obsessions restauratrices, a-t-il détecté mon ébauche de sourire, du moins l’effort qu’il m’en coûte pour le retenir ? Si c’est la cas, il se demande peut-être si je ne me moque pas de lui et de ses lubies…

« Tout à fait. Chiminigagua, LE créateur du monde muisca. Mais la suite ? une fois le monde… je veux dire une fois le monde physique créé ?
- Comment cela ?
- Et bien… bon le monde est créé. Une première étape accomplie. Par Chiminigagua donc. Mais plus tard, il convient de le peupler ce monde voyez-vous ?
- Certes… Malgré leur toute-puissance, il semble que les Dieux, d’où qu’ils soient, ne parviennent jamais à tout produire d’un coup... En sept jours ici encore ? »

Il faut que j’arrête avec mon ironie ! Parce que sinon, la conversation va tourner à l’aigre-doux. Ou s’interrompre, ce qui serait dommage finalement, vu que, sous réserve de me préserver une distance psychologique minimale de sécurité vis-à-vis de son ivresse muisca, ce type est plutôt distrayant au fond.
Il faut juste que ça ne se voit pas, ne s’entende pas. Bref qu’il ne détecte pas mon amusement…

« Peut-être pas en sept jours, mais étrangement on retrouve dans le mythe du peuplement muisca certains éléments bibliques.
- Ah oui ?
- Le thème du Déluge par exemple.
- Oui, tiens… c’est surprenant…
- Un jour il faudra que vous vous rendiez au Salto de Tequendama. Le Déluge muisca aurait pris fin avec la création de cette cascade…
- Vous vous exprimez un peu par énigmes quand même ! Et de toutes façons je dois rentrer sous peu en France. Dans un peu plus d’une dizaine de jours.
- Vous verrez, vous reviendrez. »
            Il pense comme Marleny ! Il pense que je reviendrai…
« Dans ce cas vous avez plus de certitudes que moi !
- Qui sait ? Pour votre amie Marleny peut-être. »

Je pense à Marleny et toc ! il m’en parle ??? Lui ai-je déjà parlé de Marly ? Oui il me semble bien que oui… Oui, je me souviens maintenant. Mais… son prénom ? Non, il ne semble pas l’avoir jamais désignée par son prénom… Je lui ai parlé d’elle, mais sans jamais avoir prononcé son prénom !

« Je vous ai parlé d’elle ? De mon amie ?
- De votre amie argentine ? Oui bien entendu. Lors de notre précédente rencontre d’ailleurs. Vous auriez déjà oublié ? »
Et il fait allusion à sa nationalité en plus ! C’est encore plus étonnant ! Pourquoi lui aurais-je, lui avais-je donné autant d’informations privées ? Ce n’est pas mon genre de me livrer ainsi à des inconnus…
Histoire de réfléchir en parallèle à cette situation, je ramène le libraire au sujet qu’il a amorcé de l’origine de l’humanité selon les nativos muiscas…
« Vous faisiez allusion à ‘d’autres éléments bibliques’. Quoi d’autre donc comme similitudes ? Hormis le Déluge.
- Oui… par vraiment bibliques pardon. Mythologiques plutôt. Je veux dire évoquant la mythologie grecque. Ainsi Atlas portant le Monde.
- Ah oui ! Ça aussi ? »
Tout en dirigeant autant que possible mon interlocuteur et en écoutant distraitement ses réponses, Je poursuis en sourdine ma cogitation en vue de déterminer comment et surtout jusqu’à quel niveau de détail il pouvait bien connaître Marly.

« Chibchacun, l’un des autres personnages du paradis muisca. Chibchacun donc, qui aurait provoqué le Déluge, sera condamné à porter le monde.
- Effectivement… On perçoit effectivement un lien entre le Déluge biblique et le thème antique d’Atlas. C’est surprenant en effet. Des cultures aussi étrangères les unes aux autres !
- Et nous sommes bien d’accord qu’il n’y aucun lien entre l’ancien testament et l’Olympe !
- Nous sommes bien d’accord. Enfin… sous réserve. Je ne suis pas historien des religions. »
À propos d’histoire des religions, je me demande si ce type érudit a jamais lu un peu… disons du Mircea Eliade ? Sur le sacré, la  hiérophanie… des concepts qui à l’évidence ne pourraient que l’intéresser. Mais enfin, je ne suis qu’un modeste enseignant d’italien et surtout j’ai bien compris que le Maître, c’était lui. Le respect dû aux anciens sans doute…
« Alors que l’on retrouve ici une correspondance. Et aussi avec la Lune…
- La Lune ? »

Come sta la luna… Can… Soon over Babaluma. Je ne connais pas Magma, mais un peu Can… La lune, la lune… je revisite in petto cette croyance chamanique népalaise à propos de la lune, leur royaume des morts.
Décidément, fabuler sur la vie, la mort… en sortirons-nous un jour ?

Bon et donc ce José connaît Marly et il sait qu’elle est Argentine… OK. Et quoi encore ? Oui et donc il fantasme sur le retour de la civilisation précolombienne et… il est bien possible qu’il cherche des… des volontaires ??

« Oui, Chia, la Lune en chibcha. Savez-vous qu’elle devrait son existence à une punition ?
- Pas vraiment… Au fait la langue des Muiscas, et… et comme vous me parlez de ce Chibcha… Chibchacun… le langage muisca c’est bien le chibcha c’est cela ?
- Oui bien entendu ! Plus précisément les Muiscas appartiennent avec d’autres cultures au groupe linguistique chibcha, qui se parlait presque des Caraïbes jusqu’au sud de la cordillère colombienne. Par exemple les Tayronas. Ou plus près d’ici, Les indiens guanes du Santander actuel parlent, ou plutôt parlaient un des nombreux idiomes chibcha.
- D’accord. Merci de ces précisions… Et donc pour revenir à cette… Chia c’est ça ?
 - Chia la Lune, Déesse mauvaise, avait semé la zizanie dans le monde muisca naissant.
- Hum hum… »
Hum hum’… Voilà que je réagissais comme Alvarez maintenant ! Serait-ce là le signe que ma paranoïa latente était en train de se réactiver ? Comme un virus dormant sous l’effet d’une émotion un peu trop accusée !

Marly… Marleny connaîtrait-elle ce type ??? Et d’ailleurs n’était-ce pas elle qui m’avait incité à chercher une librairie française ? Pour ‘m’aider dans mes recherches’… soi-disant… merde alors ! 

« Et donc et bien Bochica maintenant, Dieu protecteur du peuple muisca, Bochica condamnera Chia à se transformer en un astre brillant la nuit. Et ceci pour l’éternité.
- Beau conte en effet… Et dites-moi, ils sortaient d’où finalement ces Indiens muiscas ?  D’un point de vue mythique s’entend !»

Il fallait que j’y vois clair… D’abord me calmer… Ensuite voir avec Marleny ce qu’il en était au juste. J’allais pas me laisser entraîner comme ça, sans résister, dans je ne savais quelle histoire à la con ! Car je sentais évidemment poindre à mon encontre une sollicitude à la con… Toutes ces considérations sur la nation muisca… le réveil des minorités opprimées… rechercher ceux qui aujourd’hui ou demain rendraient possible le Grand Soir Indigène ! Pénibles toutes ces conneries !

Elle m’aurait quand même pas… Marly m’aurait quand même pas par hasard… Marleny ne m’aurait tout de même pas contacté pour…

OH PUTAIN DE MERDE !

« D’où sortaient-ils ? On ne saurait mieux dire car ils seraient sortis tout droit de la lagune sacrée d’Iguaqué. Enfin pas exactement… C’est la déesse Bachué qui émerge de la lagune, accompagnée de son jeune fils, âgé de trois ans.
- D’accord… Et euh… et elle se trouve où cette lagune ? Enfin, si elle est réelle bien entendu.
- Tout à fait réelle Bruno. À une centaine de kilomètres au nord de Bogotá. En allant vers Sogamoso, un grand centre muisca... Sugamuxi en chibcha. Du nom d’un des grands chefs, grand cacico vaincu par Jimenez de Quesada... ‘Aqui yace el gran Sugamuxi, compasivo y amante pastor de su rebaño’… Excusez-moi ! C’est juste que me reviennent les premiers mots de l’épitaphe de son tombeau…
- OK (‘rebaño’?) »

À propos de ‘jeune fils’… et Emma dans tout ça ? Et pourquoi ces mels ? Ces deux mels ? C’est pas croyable de m’être mis dans un pareil merdier ! J’aurais voulu le faire exprès, je ne m’y serais pas pris autrement !

« Et là, on assiste au premier inceste, un imposant, un incroyable inceste à répétition. Car voyez-vous, une fois le jeune garçon parvenu en âge de procréer, il s’accouplera à répétition avec sa mère qui, très féconde, donnera ainsi naissance au peuple Muisca. »

En écoutant mon expert en affaires muiscas et procréations incestueuses, voilà que j’imagine bizarrement Emma en train de se faire pénétrer à répétition par l’enfant (mâle ?) perdu… donner naissance au peuple…

Bon allez stop !

« En somme un mythe des origines de plus.
- Bien entendu ! Et cette genèse était censé se dérouler avant la naissance du Christ, bien avant.
- Vu qu’à l’arrivée des conquistadors, on estime que la culture muisca avait déjà presque deux millénaires d’existence c’est cela ? 
- Je vois que vous savez déjà bien des choses jeune homme… À ce propos, avez-vous pu consulter l’ouvrage de mon amie, grande spécialiste de la langue de Muiscas ? »

Bon là, José l’allumé, tu récupères d’un coup d’un seul du terrain… ‘L’inévitable survient toujours’ (d’après Coelho)… Donc, me concentrer sur ce que je vais bien pouvoir lui répondre… Laisser mes suspicions de côté et…
« Ah oui… oui… disons que j’ai lu de larges extraits voilà...
- Un peu… difficile d’accès peut-être ?
- Pas vraiment… Mais il est vrai que… c’est plutôt que… enfin ne serait-ce que par la forme adoptée par l’auteur… disons que ce travail s’éloigne des formes habituelles de l’essai… Ceci étant… l’apport sur la symbolique muisca, à partir d’un travail sur les signes… disons sur la sémiologie de la langue… de ce fameux idiome chibcha donc… Mais enfin il reste qu’il n’est pas très aisé d’y voir clair, c’est vrai.
- Bien sûr et d’autant plus que les connaissances anthropologiques sur ce peuple sont toujours assez lacunaires voyez-vous ?
- Je n’en doute pas, mais tout de même ! il y a des rites bien connus, bien décrits. Du moins me semble-t-il. D’accord, je ne savais rien du mythe originaire dont vous venez de m’entretenir. Par contre, depuis une visite au musée de l’or, ayant pu admirer la fameuse Balsa Chibcha, je me suis renseigné sur l’encore plus fameux cacique El Dorado par exemple.
- Vous êtes allé au musée de l’or ! Vous ne m’en aviez rien dit. »

Ça au moins il ne savait pas… En somme ce type ne sait rien de ce qui est trivial alors qu’il semble tout savoir ou presque de ce qui l’est moins… Et puis tous ces musées… c’est pas un peu idiot tous ces musées comme dirait Marleny ?

« Justement un problème me semble bien qu’avec ces Muiscas,  et d’autres peuplades d’ailleurs, tout se passe pour l’essentiel dans des musées… Bon d’accord pour Suba et ces cabildos mais enfin… Ne parle-t-on pas de… de choses mortes à propos du contenu des musées ? Aussi intéressantes soient-elles ces choses remarquez bien… Mais mortes. Éteintes… comme aurait pu dire Bauman si vous voulez.
- Vous avez lu Zygmunt Bauman ! Décidément votre culture n’est pas en reste !… Et dites-moi Bruno, vous êtes-vous jamais demandé ce que vous cherchiez en lisant, en vous cultivant de la sorte, a fortiori dans autant de directions à la fois ? À ce qu’il me semble n’est-ce pas ? »

Qu’est-ce ça pouvait bien lui foutre que je lise un peu de sociologie à l’occasion ? J’esquivai prudemment l’interpellation. Trop compliqué… pas le moment et pas ses oignons. Après tout mes travers épistémophiliques ne regardaient que moi.

« Je suis allé au musée de l’or… avec mon amie précisément ! »



XIV

Le déjeuner touche à sa fin. J’ai tenté un ajiaco, spécialité locale consistant en une sorte de soupe agrémentée de poulet, de câpres, pommes de terres criollas et je ne sais quoi d’autre. C’est mangeable et surtout, ayant été habitué depuis l’Italie à souvent déjeuner de soupes, je ne me retrouve pas dans la situation de tant de Français qui ne concevraient que bien difficilement un minestrone a mezzogiorno! J’ai aussi bu deux bières, une Poker suivie d’une Costeña. Pas terribles, surtout la première, mais bon, fraîches.

De toute façon en Colombie on trouve en tout et pour tout cinq ou six marques nationales, auxquelles s’ajoutent à l’occasion quelques bières étrangères (deux fois plus chères) comme Heineken ou une autre bibine mexicaine dont j’ai oublié le nom (pas mauvaise). Y compris notre (enfin ‘notre’… en Italie disons) Peroni. Et pour ainsi dire jamais de bière pression. Donc inutile de rêver à une Berliner Weiss par exemple ! Connaissent pas. Et lorsque j’apprends que Bavaria, le plus grand brasseur colombien est, comme son nom l’indique, d’origine teutonne, j’ai un peu de mal à comprendre. Mais c’est ainsi. 

« Un café peut-être ? »
J’acceptai volontiers, en précisant ‘expresso’, la carte mentionnant l’existence de ce breuvage que naïvement je supposais international depuis longtemps. C’était avant de mettre les pieds en Colombie... Sinon et bien c’est l’insipide tinto qui domine. Lorsqu’il y a possibilité de prendre un café s’entend.

« Venez dîner avec moi avant votre départ. Avec votre amie. Allez, je vous invite ! Ça vous dirait ?
- Et bien… ce serait avec plaisir ma foi… Il faudra tout de même que j’en parle à Marleny… Mon amie s’appelle Marleny donc, mais enfin vous semblez déjà le savoir n’est-ce pas ? Elle est… elle est un peu sauvage disons.
- Allons donc ! Enfin, tenez-moi informé. Je vous laisse ma carte. Appelez-moi ! Bien et maintenant il est grand temps que je m’en retourne à mes affaires. Viviana… vous comprenez ? »
Je m’en foutais totalement oui ! Sinon que cette Viviana semblait avoir un certain ascendant sur cet homme, pourtant d’âge mûr. Viviana allait-t’elle s’impatienter ?

« D’ici, le mieux pour vous serait de prendre un taxi. Il y a bien le Transmilenio, mais il est d’un usage si compliqué ! Et en permanence saturé. Pour Timiza, un taxi pour le sud vous y mènera sans difficulté. »

Alors là c’est le comble !!! El acabose !!! Car si d’une chose je suis certain, c’est bien de ne jamais lui avoir mentionné le quartier où je réside ! Alors soit il ne se rend compte de rien et m’informe involontairement, maladroitement, qu’il détient de source inconnue (à part Marleny, qui donc aurait bien pu le renseigner ?) des informations sur moi ; soit, hypothèse plus vraisemblable, il sait parfaitement ce qu’il fait en me communiquant entre la poire et le fromage qu’il…

Qu’il quoi au juste ?

Chercherait-il à m’inquiéter ? Dans quel but ? Poursuivre un jeu commencé avec ce chiaroscuro sur sa nationalité ? Alors mais ça devient bien inquisiteur… C’est Torquemada ce type c’est pas croyable ! Alors autre chose ? Mais quoi donc ? Cette ‘recherche’ de notables indigènes quasi réincarnés !

Quel invraisemblable délire !

Une fois nos cafés consommés (l’expresso était tout à fait correct) nous nous levons et malgré mon insistance à vouloir m’en occuper, Fernandez règle la note puis nous quittons le restaurant et le musée. Il est quinze heures et je n’ai guère envie de rentrer immédiatement. Nous nous saluons au pied de la septima. J’attends que l’étrange propagandiste de la venue du moment grimpe dans un taxi avant de me diriger à pied vers le centre ville. D’après mes estimations, ce ne doit pas être si éloigné. Peut-être vingt minutes de marche le long de l’avenue pour rejoindre le quartier historique de la Candelaría.

Aller de la quarante-deuxième jusqu’à la… troisième me semble-il… cent mètre par cuadras… Merde ! quatre kilomètres tout de même… Je me décide cependant à poursuivre sur ma lancée, sinon qu’à la première occasion, je remonte au niveau de la cinquième avenue (on se croirait vraiment à New-York !) pour échapper au niveau sonore et de pollution guère supportables de la septima.

Tout en avançant d’un pas alerte - c’est-à-dire d’un pas énervé - je m’interroge sur la meilleure attitude à adopter vis-à-vis de ma ‘chérie’… Cette invitation à venir ici, en Colombie, après des années de silence… Mais bah ! D’ici peu je serai de retour au pays alors après tout, quelle importance que tout cela ? J’aurai perdu mon temps, malmené mes vacances, gaspillé un mois d’été français... Je me serai illusionné sur les sentiments de Marly !

Une vengeance ? Ah oui tiens ! Le thème de la vengeance… pas mal ça… un plat qui se mange froid à ce qu’on dit… Dans ce cas… oui et bien ce ne serait finalement que justice de sa part... Maigre consolation mais enfin au moins il y aurait une explication logique. Une explication ? Pas tant que ça ! Ça n’explique en rien un éventuel contact entre elle et Fernandez…

Et ce mel d’Emma ? Et Alvarez ? ce psy qui demande de mes nouvelles ! Son intérêt déplacé à l’évocation d’un casque espagnol, peut-être du XVIème, peut-être du XVIIème… Ou avant ! ou après… Qu’est-ce que j’en sais moi ! Et surtout qu’est-ce que ça peut bien me faire ! Existe-t-il même ce casque ? Simple élucubration familiale. Confusion avec la relique nazi, bien réelle, récupérée au champ d’honneur des adeptes du troisième Reich par la nona ou le nono.

Bon mais au moins je n’ai jamais abordé ce sujet avec José le libraire. Jamais ?… Est-ce si sûr ? Oui et non… Je lui ai tout de même évoqué ce rêve, enfin cette sorte d’hallucination… Avec le soldat à la hallebarde et au casque !

Quel merdier ? Peut-être bien que je deviens un peu givré finalement ! Ça devait arriver un jour… Tu deviens cinglé Bruno et voilà tout ! D’ailleurs le seul fait d’être venu te perdre dans cette ville infernale n’est-il pas comme un aveu silencieux ? Cinglé et en plus confus et suspicieux…
Et toujours ce cruel manque de fantaisie. Quoiqu’en matière de fantaisie, à force d’entendre des histoires à dormir debout… Oui… non… c’est plutôt d’un manque de légèreté alors qu’il s’agirait.

Bon et elle est encore loin la vieille ville coloniale ? Sans doute… je ne suis qu’au niveau de la calle dies y nueve. Et tiens ! où ai-je lu ou entendu que c’était la rue des putes ? À quoi peut bien ressembler une pute colombienne ? À une pute pardi ! C’est international ce domaine. Comme la mondialisation, le libre-échange… le libre échangisme ? Non, peut-être pas jusque-là !
Bon mais j’ai beau reluquer de droite et de gauche, je n’en vois aucune. Dommage. Elles sont peut-être plus haut ? Ou plus bas ? Enfin bref… Et puis merde ! Et les distances sont terribles ici ! Tiens ça me rappelle un peu Los Angeles tiens ! La seule ville que je comparerais bien à celle-ci. En taille, parce que pour le reste… ‘Les Anges’ ! Feu le territoire du Renard. Enfin de Zorro donc !

Et tiens, il faudrait que j’écrive à Sylvain aussi. Et aussi quoi ? Ah oui ! à Emma… À voir ce qu’il en dirait le Sylvain de tout ce micmac, de tout ce Marly-mélo ? Tiens c’est pas mauvais ça Marly-mélo… Faudrait que je lui sorte. Sauf qu’elle comprendrait pas, alors à quoi bon !

Depuis la avenida cinco où je me trouve, à l’angle de la cuadra que j’achève de parcourir, je repère comme un petit bar d’allure sympa. Pour une fois ! Donc j’entre, histoire de souffler un peu. D’ailleurs pour quelle raison marcher aussi vite ? L’agacement. Une sourde inquiétude même… Et aussi c’est parce que je me sens oppressé et voilà tout.

En fait de bar, il s’agirait plutôt d’une formule bar-librairie. Une sorte de salon de lecture. Je ne pense pas qu’ils vendent les livres en rayons, vu qu’ils ont l’air d’être numérotés ou enfin codés. Voilà ce qu’il devrait envisager le père Fernandez ! Au lieu de son fonds savant pour docteurs honoris causa en goguette à Bogotá ! De quoi il vit d’ailleurs ce type ? Il ne vend rien… non, c’est pas possible qu’il vende grand chose ! Il est un peu à l’image de ces restos asiatiques à Paris, luxueux et vides, faisant penser à quelques façades pour trafics louches.

Il serait pas narco le Fernandez par hasard ? Mais non ! Trop cérébral pour prendre des risques. C’est bien connu que les gens intelligents ne brillent pas par leur courage… On peut pas tout avoir non plus… Pas mal cet endroit. Original en tous les cas. Ça fait pas trop colombien. Plutôt anglais, ou disons anglo-saxon. Donc ça existe des lieux comme celui-ci à Bogotá ? Bonne nouvelle…

À la jeune femme qui tient le comptoir, je commande un de ces jugo de lulo en agua vus sur une carte des boissons disposée à l’entrée. En attendant d’être servi, je ne résiste pas à circuler le long des étagères, promenant mon regard sur les ouvrages alignés devant mes yeux : William Ospina… Et là ? Laura Restrepo… Et ici ? Alvaro Mutis… tiens et voyons voir qui c’est ce type ? La… La nieve del almirante… donc…la neige… ‘La neige de l’amiral’ c’est ça ? ‘Amiral’… voyons voir… oui ‘emir bar’, en arabe ‘le roi de la mer’. Marrant ce titre. Cet auteur est-il traduit en français ? Ou en italien ? À la rigueur en anglais ? Faudra que je vois ça en rentrant…
Et celui-là ? Santiago Gamboa… Bon il n’y a pas que Marquez en somme dans ce pays... C’est déjà pas mal… Perder es cuestión de metodo. Ah tiens ! ça me plait bien comme titre ! C’est qui ce mec ? Putain il est jeune ! De Bogotá en plus ? Pas possible ! il y a des mecs qui écrivent ici ! Je vais l’acheter tiens. Ah mais non, c’est juste en consultation. Quoique celui-là n’a pas l’air en prêt. Je vais demander tiens ! Mais c’est idiot, je ne pourrai pas le lire de toute façon. Et alors, qu’importe ! J’ai bien des tas de bouquin en français ou en italien que j’ai jamais lu. Et en anglais encore plus. Alors pourquoi pas en espagnol ?
Justement en espagnol… Sin remedio ? Ca c’est drôle quand même ! Sin remedio… Comme Senza remedio de Tabucchi ? Alors comme ça on peut avoir le même titre pour deux bouquins complètement différents ? C’est qui l’auteur ? Antonio Caballero… Ah mais… et quoi ? qu’est-ce qui me prend ? Tabucchi n’a jamais écrit ça ? Il en a parlé, rien à voir. Cette ville me déglingue décidément de trop.

La señora serveuse m’avise que mon jus de lulo est servi.



XV

Sur le trajet du retour, la ferme intention, dûment réfléchie, mûrie durant l’un de ces interminables embouteillage sur la avenida Caracas est acquise de cuisiner Marleny, de la travailler, au cœur, au corps, au cerveau peu importe, jusqu’à ce que je sache enfin ce qu’il en est du motif réel de ma venue ici.

Sauf qu’en arrivant, elle m’informe que nous sommes de nouveau invités chez Amparo, l’hystérique d’à côté ! Rien d’improvisé cette fois-ci. D’après Marly, elle meure d’envie d’en savoir plus sur nous deux, surtout sur moi, le novio de la voisine… Décidément c’est le jour des invitations (mais je m’abstiens de lui faire part de celle du libraire) ! Cette gonzesse ne m’intéresse pas spécialement, pas du tout même mais bon, vu le contexte pesant, ça me changera les idées. Et aussi de cette espèce de routine déjà installée avec Marly. Après deux semaines, déjà une routine… Manière aussi de tenter de prendre un peu de recul et donc, si les circonstances s’avèrent propices, d’aborder plus tard le sujet de mes préoccupations de la façon la plus appropriée.

Nous passons une soirée fortement alcoolisée (bière, bière, bière), fortement musicalisée (vallenato, vallenato, vallenato) et aussi totalement vide au plan alimentaire ! Et comme la fois précédente, tout espoir d’un échange structuré semble exclu. À se demander si ce n’est pas dans le contrat de telles réunions : ne rien se dire, ne pas discuter, ne pas penser. Déjà qu’ils ne pensent pas en temps normal, c’est tout dire !

Un couple de ses connaissances, ainsi qu’un type en apparence plus jeune que nous tous nous a rejoints. Amparo me tourne de nouveau autour d’une façon si insistante et impudique, se contorsionnant au mieux de ses possibilités physiques pour que j’aperçoive ‘sa figue’ comme aurait dit la grand-mère oranaise,  que j’en conclus une nouvelle fois que mieux vaut en rire. Elle est évidemment saoule, ce qui fait que lorsqu’elle tente de m’adresser quelques mots, il sort de sa bouche une jerga incompréhensible. Et pas mal de grossièretés aussi dans la foulée (à ce qu’il me semble). 

Je m’efforce bien de me cantonner au plus près de Marly afin d’éviter le viol symbolique mais enfin, à moins de devenir franchement agressif, il est quelque peu ardu de m’extraire des fantasmes et plus concrètement des agissements de cette folle. Marly est à l’évidence partagée entre amusement et agacement. Et d’ailleurs ça m’agace qu’elle soit agacée car cela prouve encore une fois qu’elle a des sentiments à mon égard... un état émotionnel qui contrarie bien sûr ma ‘théorie du complot’…

Ou alors, ou alors elle s’en fout de moi… Elle cherche seulement à s’accorder les faveurs d’un Européen, avec l’arrière-pensée d’une installation en France… Avec le gosse en extra ? Troublé par ces cogitations à la noix beaucoup plus que par les contorsions désespérées d’Amparo, je me ressers une bière. Une septième ? Une huitième ? Une huitième je crois bien.

À présent, voilà que sous l’œil mi-amusé mi-gêné des deux autres mâles et des deux femelles présents,  notre hôte engage à dix centimètres de mon nez - peut-être moins - une sorte d’imitation de ces putes de bar rompues à se déhancher tout en s’arqueboutant sur un support, genre tube métallique fixé au sol et au plafond (j’ai vu ça dans des films de gangsters). Sauf qu’Amparo ne disposant pas de cet ustensile, elle doit se contenter d’en suggérer la présence. La musique est tonitruante mais pour une fois le vallenato a été changé pour des sonorités plus internationales.

Dans un accès de compassion alcoolisée, je lui suggère de troquer son vieux jean contre une jupe courte, qu’elle pourrait même assortir de bas résilles… Enfin quand je dis ‘résilles’, Marly s’étant refusé à me traduire l’expression, je dis ‘medias con muchos huequitos’… des ‘bas avec des tas de petits trous’. Amparo a bien compris et c’est ce qui importe après tout. Par deux fois, Marleny retournera chez elle, c’est-à-dire jusqu’à la maison mitoyenne dont l’entrée est située à un mètre de celle d’Amparo, pour vérifier qu’Esteban dort bien. Peut-être aussi pour récupérer émotionnellement qu’en sais-je ?

Finalement, au retour définitif, vers deux heures du matin, je ne peux que faire le constat d’un mixte de saoulerie et d’excitation chez ma belle argentine. Je ne suis en réalité guère mieux rendu. Alors, l’aidant à s’aliter tout en la tripotant là ou d’expérience je sais qu’elle ne résistera pas longtemps, j’entreprends ainsi de profiter de son état pour creuser mon affaire… Bien sûr je me sens un peu honteux, et maladroit tout autant, mais il me faudra bien finir par en savoir plus ! Et puis qui ne sait toujours pas que le surmoi est éminemment soluble dans l’alcool ?

« Je ne sais plus si je t’ai dit, mais en fin de matinée je suis allé au museo nacional avec le libraire.
- Ah bon… Ay si! si! sigues asi!… »
Je m’exécute, pour son plus grand délice. Et le mien, quoique avec la quantité d’Aguila ingurgitée, ma forme physique ne me permet guère de prétendre à beaucoup plus que de la satisfaire… et encore… seulement avec caresses insistantes en première partie. Et pourquoi pas, cunnilinctus appuyé en seconde partie. À voir. Elle adore ça bien sûr… mais devant toutefois faire usage de ma langue pour l’interrogatoire, je décide finalement de reporter la séquence ‘sexe oral’ pour une autre occasion.
« Il a fait allusion à toi tu sais…
- Ah bon ! No te paras porfa! »
Je ne m’arrête pas, allant même jusqu’à risquer une crispation musculaire aiguë de deux doigts de la main droite si je poursuis à ce régime…
« Tu trouves pas ça bizarre ? 
- Comment ça ? C’est que tu lui avais parlé de moi c’est pour ça. Ay si asi tan rico! Más fuerte amor!
- De toi peut-être, mais sans lui dire comment tu t’appelles, d’où tu es et encore moins où tu habites…
- Mais qu’est-ce que tu racontes ! Ah et puis tu fais chier tiens ! »

L’excitation charnelle se ressent instantanément de ce brusque changement d’humeur chez ma partenaire. Il fallait s’y attendre… Elle me repousse la main et referme d’un coup les jambes. Du coup je ramène la couverture à moi. Dans les deux sens du terme… couvrant partiellement sa (belle) nudité et poursuivant avec persévérance ma quête de vérité :

« Admettons que je lui ai parlé de toi.
- Quand même ! »
Marly vient de se retourner dans le lit. Clair message de sa volonté d’en rester là. Mais moi, sans trop d’état d’âme, je poursuis la séance de torture :
« Mais il a lâché ton prénom, et là…
- Et là quoi ? T’es vraiment chiant Bruno ! T’es dingue. T’es chiant et dingue. Fous-moi la paix maintenant ! J’aimerais dormir merci.»
Elle s’est tourné vers moi juste le temps nécessaire pour m’engueuler. Qu’importe ! Avec méthode et détermination, je continue ma tâche inquisitoire :
« Et en plus il sait que tu vis dans ce quartier. Tu trouves pas ça bizarre toi ? Je sais pas mais moi… ça pourrait même m’inquiéter tiens…
- T’es bourré en somme ! Ah et puis moi aussi… je commence à avoir mal au crâne... T’aurais pas quelque chose dans ta pharmacopée de Français ? »

Il est avéré que le Français ne sait pas se déplacer sans une armoire complète de médicaments. Je ne déroge pas à l’usage, de telle sorte que je dispose notamment de ces sachets d’Aspégic mille qui seront, je n’en doute pas, les bienvenus. Je me lève pour lui en préparer un verre. Et un autre pour moi tant que j’y suis.

En la servant, je tente de réfléchir un peu (ce qui, vu mon taux d’alcoolémie, ne s’avère pas chose facile). En se moquant gentiment de moi à propos des médocs, la belle cherche à créer, à recréer une atmosphère de complicité entre nous. Cette atmosphère que je démolis méthodiquement depuis quelques minutes.

« Ah ! t’es sympa quand même. T’es dingue et t’es surtout compliqué. Très compliqué. Mais cuando quieres, estás amable. Tu vois bien Bruno ! Avec toutes ces bières j’ai même du mal à causer italien… »
Alors pour lui être agréable, j’enchaîne en espagnol :
«Él supuestamente no podia saber de tu nombre entonces qué piensas?
- Y qué ‘qué pienso’? Qué se yo! Me estas tomando el pelo es eso? »

Nous poursuivons de la sorte en mode castillan et chaotique. Toutefois, devant coûte que coûte garder la maîtrise de l’objectif à atteindre, mon peu d’aisance dans les subtilités de cette langue ne m’arrange pas vraiment. J’estime cependant qu’entre son excitation frustrée (petite vengeance aussi pour m’avoir laissé bander à vide l’autre jour) et mon interrogatoire insistant, Marleny ne doit pas en mener large non plus.
Lorsque vraiment je ne vois pas comment exprimer de façon compréhensible ce que je tiens à lui faire savoir, alors et bien je reprends dans la belle langue toscane :
« Io no! Solo vorrei sapere la verità, niente più! »

Au bout de quelques minutes supplémentaires de ce régime d’interrogation à haute dose, je décide de procéder à l’estocade libératoire :
« Bon Marly, maintenant, dis-moi franchement ce qui se passe... Et si ça peut te rassurer, il n’y aura pas de mesures de rétorsion.
- T’en as de bonnes quand même… Et puis t’es un vrai salaud. Je te l’ai déjà dit et je le répète... Parce que tu profites de mon état voilà pourquoi !
- C’est vrai… un peu… j’admets… Mais j’ai besoin de savoir. »

Marleny, qui venait de s’installer en position semi-assise pour prendre le verre d’Aspirine, se rallonge puis se retourne de nouveau brusquement sur le côté. Probablement pour échapper à mon regard, qui ne doit certes pas être des plus tendres… Elle s’emberlificote dans un pan des draps et couverture, replie les jambes vers elle et reste silencieuse. Alors et bien j’attends… J’attends dans une attitude muette de fausse tranquillité…
« Il m’a appelé.
- Qui ça ?
- Comment ça ‘qui ça’ ? Ton libraire-là ! Il m’a appelé… Il m’a contacté si tu préfères ! »
Et voilà le travail ! Délivrance… Ce n’était donc pas de la parano ! Il y avait bien quelque chose. Bon, ça me fait un souci de moins… de la parano, peut-être… mais justifiée !

Oui mais alors, si c’est bien ça… alors ça voudrait dire qu’ils se connaissent ? Non, pas vraiment vu qu’elle me parle d’avoir été ‘contactée’. Mais quel contact ? et puis c’est quoi un contact ? Un appel téléphonique ? Peut-être même une rencontre ! À mon propos ? Dans quel but ? Et pourquoi ce type a manifestement tout fait pour que je m’en rende compte ? C’est confus tout ça, c’est confus…
« Comment ça il t’a contacté ? Et dans quel but ?
- À ton avis ?
- Bon ben Marly t’accouches maintenant ! »
Je m’efforce aussitôt de maîtriser mon énervement… Dans cette situation ambiguë de soulagement et d’inquiétude liés à son aveu, me contrôler n’est pas des plus facile. Bon je tente de maîtriser au mieux. Je tente…
Bien que le soulagement de la révélation commence à céder la place à une sensation de crainte de ce qu’elle pourrait me dire maintenant...

« C’était à propos de moi c’est ça ?
- Et de qui d’autre à ton avis ?
- Mais enfin c’est dingue quand même ! Alors moi je suis une marionnette c’est ça ! Et qu’est-ce qu’il voulait ?
- Oh ! il m’a… enfin il s’est présenté quoi… Ensuite il m’a dit que son appel concernait… un garçon que j’aurais connu. Connu à Turin… Alors évidemment…
- Mais enfin MAIS MERDE ! Comment peut-il savoir tout ça ? 
- Qu’est-ce que j’en savais moi ! Enfin voilà… et il a demandé à me voir voilà.
- Et toi t’as accepté ? Comme ça ?
- Ben oui, j’ai accepté. C’est con non ?
- Je sais pas… Il devait être persuasif en tous cas.
- Oui enfin… sympathique. Non… même pas. Pas sympathique non. Convaincant plutôt.  Et il m’a demandé de ne pas m’inquiéter. Je lui ai répondu que je ne voyais pas pourquoi je devrais m’inquiéter pour un mec qui m’avait largué comme une merde !
- Ah écoute Marly c’est pas le moment !
- Exactement. Comme une merde…
- C’est quoi ? Une vengeance ! Avec ce type tu avais une occasion en or de prendre ta revanche sur moi c’est ça ?
- Je sais pas. Non je crois pas que j’ai vu les choses sous cet angle non.
- Bon d’accord. Et vous… et ensuite ?
- Tu vas pas me croire mais je te jure que quand on s’est vus, il m’a raconté un truc vraiment… enfin un peu dingue je trouve moi. D’abord j’ai pensé que j’avais affaire à un type un peu détraqué quoi ! Je voulais me tirer j’te jure…
- Mais enfin, qu’est-ce qu’il a bien pu te raconter ? C’est incroyable ça !
- Écoute Bruno je suis fatiguée, on a trop bu et demain je bosse.
- Moi aussi je suis fatigué. Fatigué de toutes ces conneries. Alors tu continues merci.
- Bon. Si tu y tiens... Au fait, il avait un drôle d’accent aussi j’ai trouvé.
- L’accent français, cherche pas. Et alors ?
- T’en as pas autant d’accent toi !
- Moi c’est différent Marly. Je te parle italien. Je te parle pas souvent espagnol. Et tu vois bien que si je te cause espagnol, j’en ai de l’accent ! Et puis cherche pas à détourner la conversation. Et alors ?
- Et ben, je sais pas trop comment te dire… Vraiment tu veux pas dormir plutôt ? On verra ça demain non ?
- Tu plaisantes j’espère ! Et dis pas de bêtises. Demain c’est un lunes festivo. Donc tu travailles pas. J’apprends vite tu vois…
- Mais je devrais bosser pourtant !
- Ma che lavorare! C’est pas pour les quatre sous que tu gagnes dans cette pape… Alors ?
- Les ‘quatre sous’ comme tu dis, j’en ai besoin figure-toi ! J’suis pas comme toi là, comme tous ces mecs payés par leurs gouvernements, leurs facs, leurs colegios ou je sais pas quoi, à rien foutre !
- Là tu t’égares ma chérie !
- Ma chérie… tu parles !… Les quatre sous… justement ce monsieur Fernandez, tout timbré qu’il m’a eu l’air… et bien il a proposé de m’aider. Tu vois c’est pas par vengeance. Plutôt pour survivre en fait. Mais ça tu peux pas vraiment comprendre…
- De t’aider ? Comment ça ? Financièrement ? Il t’a acheté c’est ça ? 
- Il m’a fait comprendre qu’il m’aiderait… si je l’aidais. Un marché quoi tu vois !
- Ça pour voir je vois ! Bon mais attend un peu… restons cohérents. Ce qu’il t’a dit de moi d’abord et ensuite la nature de ce deal OK ?
- MOOONSIOEUR le raisonneur ! Enfin si tu veux. Alors il m’a dit que… que certaines personnes… que certaines personnes s’intéressaient à toi !
- Ben voyons ! Et c’est qui c’est qui c’est quoi ces certaines personnes ?
- Ça j’en sais rien. Il ne m’en a pas trop dit de ce côté-là. Il m’a juste parlé de… enfin, j’ai cru comprendre que ça avait à voir avec… attention, là tu vas rigoler !
- Ça ça m’étonnerait ! Mais dis toujours…
- Il m’a dit que ça avait à voir avec les Indiens. Avec les nativos quoi !
- Comment ça les Indiens ? Qu’est-ce que tu me racontes Marly ? Tu te fous de ma gueule c’est ça ?
- Pas du tout. Ça avait même l’air vachement sérieux. T’aurais même… enfin t’aurais toi… je sais pas trop… t’aurais comme un rôle à jouer quelque chose comme ça.
- C’est quoi ce bordel ! Une pièce de théâtre latino à la con ? Un reality show ? Un liveAh oui d’accord ! Ça y est, je vois. C’est encore un de ces jeux à la con. Comment déjà ? Ces mecs là, qui s’inventent des vies parallèles ? Ah voilà ! Un jeu de rôle ! À l’échelle un. Il cherche à recruter le libraire, il cherche à me recruter c’est ça ?
- Alors là Brunito je peux te dire que tu y es pas du tout. C’est un truc… c’est plus politique disons.
- Politique ! Bon allez, tant qu’on y est… ‘Fais-moi mal Johnny Johnny !’
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- T’occupe ! Une chanson de greluche française. Alors ?
- Alors je sais pas trop quand même ! C’est que d’après eux… t’aurais du sang indigène, une certaine importance enfin… ce genre de truc quoi !
- Elle est bonne celle-là ! J’ai du sang italien et du sang pied-noir. C’est pas assez compliqué comme ça qu’il faudrait encore en rajouter une couche ?
- Les Pieds-Noirs c’est…
- Oui oui, les Français d’Algérie oui. C’est pas important … »

Pas important ! pas important… L’Algérie… Mon cul oui ! Merde !

ET MERDE… Ça y est ! C’est ce putain de casque ?

CE CASQUE À LA CON ? Nom de Dieu, quel con !

MAIS QUEL CON !

MAIS QUEL CON ! MERDE DE MERDE DE MERDE !!!

« Attends un peu Marleny ! Attends… attends voir un peu…   Comment il a connu ton existence ce type ?
- Je croyais qu’on devait procéder scientifiquement non ? ‘D’abord ce qu’il a dit’…
 - Fais pas chier ! Comment t’a-t-il connu S’IL TE PLAIT Marly ?
Un doute affreux commençait à pénétrer à vitesse supersonique dans mes neurones baignés par la cerveza colombianaÉtait-il possible... était-il concevable que ??? Non, quand même pas ! Je devrais, on devrait... oui on devrait peut-être dormir, elle a raison l’intrigante...

« Bon alors… »

Marleny se positionne lentement sur le dos, boca arriba. Tout en contemplant le plafond assemblé en lattes de bois, elle m’annonce tout à trac ce que je redoutais depuis quelques secondes. Quoique pas de la façon que j’aurais imaginée. C’était encore plus dingue ! Comme quoi parfois la réalité va au delà de l’imagination la plus débridée…
« C’est ta cousine turinoise là… comment déjà ?… Ah oui ! Paola.
- Paola ! Mais qu’est-ce qu’elle a à voir avec…
- Disons que moi je voulais entrer un peu dans son jeu, vu qu’il m’avait promis de m’aider. Et puis je voulais comprendre aussi un peu. Faut pas croire hein ! J’aime bien comprendre aussi tu vois ?
- Bon allez…
- Alors je lui ai demandé d’être un peu plus clair sur… sur comment ça s’était mis en place… tout leur machin-truc indigeno quoi !
- Pour le coup t’as bien fait Marly ! Tas bien fait parce que comme ça je vais me servir au mieux de ce que tu sais. Bon et alors continue. Je t’écoute.
- Alors voilà… Érase una vez… mais je t’avertis que c’est bien tordu quand même…
- C’est pas le moment de blaguer tu crois pas ?
- OK OK.
 - Bon je suis paré à tout alors vas-y franchement.
- Paola donc, ta cousine de Turin…
- Oui. D’ailleurs tu l’as connu un peu à l’époque pas vrai ?
- Bon Bruno ne m’interrompt pas s’il te plait sinon je vais pas y arriver !
- OK. »

OK… mais enfin qu’est-ce qu’elle allait me débiter comme scénario tordu ? Tout de même… elle était bourrée. Et fatiguée. Et moi aussi, alors méfiance.
« Oui donc… et bien j’ai finalement compris… mais alors en lui tirant vraiment les vers du nez à ce libraire, à ce signor Fernandez… j’ai compris que ta cousine avait su que j’étais parti avec un Colombien. Et que j’étais ici à Bogotá. »

Je trépignais d’impatience autant que d’angoisse de savoir ! Qu’elle me révèle le pot au roses une bonne fois pour toutes merde ! Alors… alors et bien alors je me faisais violence pour la laisser poursuivre l’invraisemblable récit que je supputais. Je devais rêver… Oui c’est ça. Ces rêves à la con où on sait qu’on rêve, ou alors où on rêve qu’on rêve qu’on rêve etc. Mise en abîme du dormeur. J’allais me réveiller. Pour de bon…

« C’est le zio qui lui a dit. Elle a déjeuné une fois à la trattoria avec son mari. Elle a demandé après moi et voilà !
- Bon OK et alors ! Entre la cugina à Turin et ce José Fernandez à Bogotá, il y a comme un gap quand même !
- Alors et bien sûr je lui ai demandé à ton libraire comment tout cela avait pu arriver jusqu’à ses oreilles…
- Ah oui ?… alors là… là j’avoue que je suis très curieux de comprendre…
- Et bien figure-toi que c’est ton ex…
- Quoi ? »

Là je ne pouvais pas me retenir. De qui parlait-elle ? D’Emma ?

« Et oui, qu’est-ce que tu crois ? Que j’étais conne au point de pas savoir ? Et oui mon beau Bruno. Je sais tout figure-toi. Depuis le début même ! »
Merde alors ! Elle sait tout… magnifique ! Qué desastre! Et sinon, oui bon… Emmanuelle… oui elle a connu, un peu, Paola. Et après ? Je tâchais bien maladroitement de dissimuler ma confusion… Ma gêne…
« Bon… au point où on en est, continue… C’est que… c’est que je ne comprends toujours pas comment…
- Comment quoi beau ténébreux ? Comment elles se sont causées tes deux nanas, c’est ça que tu comprends pas ?  Mais c’est vos rencontres à la con d’intellos à la con pardi ! Vos congrès, vos séminaires, vos trucs et vos machins internationaux là ! Où vous croyez tous refaire le monde… »

Elle s’énervait franchement ! Et surtout qu’est-ce qu’elle allait chercher ? C’est que la Marly, comme tous les prolos, ou ceux qui le sont restés, elle est anti-intellectuelle à mort évidemment… Jalouse aussi. Surtout jalouse… Bon mais… bon mais quoi un congrès ? Où ? Comment ?
« Comment ça un congrès ?
- Et bien elles sont des psychologues toutes les deux non ? Elles soignent les pauvres cloches comme moi à ce qui paraît. Tu comprends toujours pas ? »
Non je comprenais toujours pas… Si, je comprenais ! Elles se seraient donc vues à l’occasion d’une rencontre psy à l’international, ou franco-ritale ou je ne sais quoi. Putain de psys ! Quelle chierie !

« Paola oui bon… oui, disons qu’elle soigne. Enfin elle essaye. Emmanuelle… c’est autre chose.
- Ah ! ne me parle pas de cette conne je t’en prie !
- C’est toi qui a commencé… bon excuse-moi. On verra ça après. Et alors ?
- Et alors ? Et alors et bien alors là… accroche-toi bien à ce que tu peux, parce que je t’assure que ça va pas te faire du bien ce que je vais te dire…
- Au point ou j’en suis… »

Cette putain de Colombie, ce pays de chiotte allait-il devenir un tombeau des sentiments ? Fin d’une certaine insouciance ma foi. Et malgré tout… Bon enfin, la boite de Pandore va me péter à la gueule c’est ça ? Oui c’est ça, je le sens… Pandora box: Play me Old King Cole/That I… may? Join with you

« Et bien y’a que ta chère, ta douce, ta belle Emmanuelle, celle qui allait te faire un gosse là ! Parce que ça aussi je le sais figure-toi... Parce qu’elle bien sûr, elle, elle te méritait je suppose c’est ça ? Et oui ça aussi je le sais tu vois… Éduquée et tout et tout cette salope... »

Ça sentait pas bon. Pas bon du tout… Même pour le môme elle savait… Et j’imagine bien sûr l’avortement… y’avait pas de raison. Elle savait tout… Dingue !

« Parce que tu penses bien qu’une fois accroché ton libraire, j’allais pas le lâcher comme ça celui-là ! Autant tout savoir d’un mec qui m’avait largué pour une blondasse. Une blondasse infidèle en plus !
- Je l’ai connu plus tard quand même. Et infidèle… comment ça infidèle ? »

Je me sentais si misérable…

« Et oui cher professeur AGRÉGÉÉÉÉÉ ! Ta belle elle baisait, elle baise d’ailleurs sûrement toujours avec, y’a pas de raisons… Je disais donc que ta gonzesse là, et bien elle baise avec ton psy voilà.»

Là j’ai pas dû bien entendre… Non j’ai rien entendu ! Rien du tout… Je regarde sans le voir le rideau rouge en tissu bon marché qui obscurcit la fenêtre... Je regarde l’heure sur la table de nuit. Sur un petit réveil pliant de voyage, qui présente l’avantage d’être totalement silencieux. Jamais pu supporter les réveils à tic tac moi… Pas loin de trois heures du matin. D’ici une heure, les bruits de la ville qui s’éveille vont commencer à faire chier. Je mettrai sans doute et comme presque chaque matin, à chaque aube bogotane, des bouchons d’oreilles. Pour être tranquille. Modèle EAR. Je les achète par boites de quatre. En France évidemment. 
Pas mal.
Efficaces.
Il y a bien aussi quelques bruits urbains nocturnes. Des bruits parasites en somme. Une sirène de bagnole à l’arrière-plan. Et là, une voiture remontant la calle setenta y tres. Je l’écoute sans y prêter attention… Sans y prêter attention…

Donc j’ai tout faux ! Ça n’a pas été suffisant qu’elle avorte puis qu’elle se tire. Fallait que ce soit avec…

Mais non ! Marleny elle brode… c’est juste pour me faire chier c’est pas possible autrement… Mais non, mais oui… Non, Marly aurait jamais pu inventer un truc pareil. Et puis elle ne connaissait pas l’existence d’Alvarez ! Je vais craquer là.

C’est pas possible.
C’est plus possible…

« C’est pas possible ! Tu dis ça pour me torturer, pour me punir c’est ça ! Ça sort tout droit de ton cerveau de femme latino jalouse c’est ça ! Et de quel psy tu parles bordel ?
- Fait pas semblant de pas savoir Bruno ! Ton psy quoi !
- Arrête ton délire s’il te plait Marly. T’es devenue folle ou quoi ?
- Pas du tout ! Mais toi tu risques de le devenir si j’ajoute que donc c’est quasi certain que c’est sur l’oreiller que les consignes ont été données…
- Les consignes ! Mais de quoi tu parles Marly ? Tu te crois dans un polar ou quoi ? C’est pas suffisant de me sortir toutes ces horreurs ?
- Je vois que le grande professore d’italiano n’a encore pas tout bien saisi…
- Mais saisi quoi bordel de merde !
- Ouh le vilain ! Quel langage !
- Ça t’amuses de me blesser comme ça ?
- Parce que moi ça m’a pas blessé peut-être ce que tu m’as fait pauvre cloche ? »

On était en train de glisser dans le psychodrame biblique. Biblique et bilingue italien-espagnol. Œil pour œil… Mais c’est dément cette histoire ! Je commence à franchement me sentir mal… Je farfouille dans le tiroir de la table de nuit à la recherche d’un anxiolytique. Ça aussi ça fait partie de la pharmacie de voyage… Un demi Equanil. Je passe par-dessus Marly pour récupérer la petite bouteille d’eau, celle de l’avion. Et hop ! Et viva la chimio…

« Bon et bien non, je vois pas non…
- C’est ton psy… comment il s’appelle déjà celui-là ? L’amant de ta bien-aimée quoi !
- Alvarez ?
- Voilà c’est ça, Alvarez. C’est lui qui est à l’origine de tout… Un Argentin remarque ! Enfin si j’ai bien compris… Je lui trouverais presque des circonstances atténuantes tiens ! »

Alvarez ! Le bon, le grand docteur Alvarez… Incroyable… Incompétent avais-je pensé à une époque ! Non, plutôt bizarre… Dingue oui ! Et qui sautait ma nana ! On nage en pleine obscénité… J’ai entendu parler de ces psys qui couchent avec leurs patientes ça oui. Mais des qui troussent la femme ou la compagne de leur patient, ça pas encore…

Et il fallait que ce soit pour ma pomme ! Une première mondiale va savoir mon pote… Mais quelle preuve a-t-elle au fait ? C’est peut-être juste qu’entre psys, ça cause. C’est d’ailleurs bien Emma qui m’a dit qu’il lui avait dit que, demandé si…

« T’es vraiment sûre que…
- Qu’il la saute ?
- Voilà…
- Sûre de sûre mon chéri. »



XVI


Devant le miroir de la minuscule salle d’eau de Marly, je considère ma mine déconfite. Il est neuf heures trente. Elle dort et moi je vais tenter un rasage. Et me repasser la bande son des propos de la nuit qui s’achève… ‘Moi j’ai fait un mauvais rêve… avec la nuit qui s’achève’… chantait il y a bien longtemps notre Johnny à nous.
J’étais même pas né si ça se trouve !

Donc si je résume…

Ah mais alors ! Mais alors ! Le petit… c’était… c’est qu’il était peut-être même pas de moi ce gosse…

MERDE C’EST ÇA ! ÉVIDEMMENT ! Coincée entre son prof de rital et son psycho-machin, cette salope étant infoutue de savoir de quel papa était le merdeux, alors elle l’a viré…

Bien que… bien qu’elle aurait aussi bien pu le savoir… et me faire porter le chapeau ! Et alors moi, le fier prof agrégé, dans vingt ans j’aurais appris, par hasard, que mon fils ou ma fille était en réalité le produit de mon psychothérapeute de jeunesse… J’ai peut-être bien évité le pire finalement ! Ça ne me console pas vraiment mais bon…

Et donc ce tordu d’Alva, du moment qu’il m’a entendu parler de ce casque à la mords-moi-le-noeud, il se serait mis à bouillonner du cerveau c’est ça ? Complètement azimuté ce type ! A l’è fol côme na vacca’n bici comme on dit dans le Piémont !
Je n’ai jamais douté que tous ces psys étaient un peu zinzins, y’a qu’à voir ma cousine et surtout y’a qu’à voir Emma.

Mais enfin, à ce point tout de même…

Et donc si je résume, alors donc ce docteur Alvarez de mes deux ferait partie d’une sorte de mystérieux réseau Sudam, dont la raison d’être serait… le réveil indigène, la venue du moment ou  un machin dément de ce genre ? Oui, je vois que ça comme explication…
On se croirait dans une BD ma parole ! Tintin et les cigares du Pharaon… Kih Osh… les cigares ? Philémon Siclone… le complot…

Bon admettons. Mais alors pourquoi la Colombie plutôt que… ben oui quoi ? pourquoi pas l’Argentine après tout ! Là je pige pas. Après tout, il est Argentin le Grand Argentier là ! Oui mais ce qu’il y a aussi, c’est que ces deux zozos quinqua là, lui et le libraire… ils se connaissent, c’est certain… OK mais s’agissant d’un ‘réseau’… alors… des répliques, des doubles, des clones de ce psy et de ce libraire, on devrait pouvoir en trouver d’autres… On devrait même en trouver de partout par ici : en Bolivie, au Mexique, en Équateur...

Alors pourquoi Bogotá ? Pourquoi les Muiscas ? Pourquoi pas ?… enfin j’en sais rien. C’est vrai quoi ? Pourquoi pas le Pérou avec les Incas ? Túpac Amaru and so on! Bon d’accord, c’est un peu éventé comme sujet à mystère : les Incas, les Aztèques... Oui mais c’est pas suffisant comme explication. Faut que je comprenne merde !

Et Marly, à Bogotá ? Une coïncidence ? Et qu’elle soit Argentine… Quel merdier non mais quel merdier ! c’est vraiment dingue ! Et après ses révélations à la con, je fais quoi moi ? je reste dans son pieu, à la Marleny ? À la tirer ou je me tire ? Elle aussi elle m’a manipulé merde !

Et pourtant je vois bien qu’elle m’aime. Elle m’aime d’une façon biscornue mais elle m’aime. Et moi aussi je l’aime ma foi. Et puis aussi c’était pas prévu que les relations évoluent comme ça entre nous… Et puis tiens !… Ça va peut-être le faire bien chier le Fernandez… Et l’Alvarez aussi, que moi et Marly on s’entendent aussi bien. Celui-là, sûr qu’il doit tirer les ficelles depuis son cabinet messin. Oui, ça doit les emmerder cette liaison entre moi et la belle. À supposer que ces deux fêlés me voient déjà neo Zipa ou je ne sais quoi, ce qui n’est pas à exclure… Neo Zippo oui ! Illuminant tous les Indiens et même, soyons fous, tous les déshérités du monde…

Un bon point pour moi ça que je baise avec Marly. De toutes manières, qu’est-ce qu’ils croyaient ? Que j’allais jamais rentrer en France ! Que j’allais m’enterrer dans ce pays minable ! Je rentre dans une semaine. Bon, ça m’emmerde vis-à-vis de Marly. Même si… même avec tout ça...

Elle pourrait venir tiens ? Cette fois-ci, sûr qu’elle me suivrait. Oui mais Esteban ? En plus ce mioche… avec son Colombien de père au cul… Encore un de ces machos à la con le papa Marco… Moi aussi je suis macho ! à ma façon mais bon je cogne pas sur ma femme moi !

Et si j’avais un gosse, même séparé de sa mère, je m’en occuperais un peu mieux.

Enfin il me semble.

Bon et donc j’ai quatre ou cinq jours utiles pour aller dire mes quatre vérités à cet enfoiré de Fernandez.
Je lui casserais bien la gueule tiens, si j’en avais le courage. Et cette salope d’Emma ! Et son psy adoré, qui en sait un peu trop sur moi. C’est pas bon tout ça.

Tiens allez, je vais répondre à son mel. J’attends que Marly se lève, qu’elle ouvre la papeterie et je lui réponds. Elle va pas être déçue de la qualité des news de son ex…

Quelques heures plus tard, je me connecte. Je fais savoir à Emma que je suis informé de toute l’affaire (même si elle ne sait pas tout elle-même) et je la remercie rétrospectivement de m’avoir épargné le paternage et l’éducation d’un probable gosse de psy…
Dans une phraséologie des plus nonchalantes, je lui demande aussi des nouvelles de sa boite à la con.
En souhaitant en mon for intérieur qu’elle en crève, qu’elle finisse étouffée sous la pression de la bureaucratie ubuesque de cette foutue Agence Nationale de Prévention Professionnelle qui à l’évidence mobilise l’essentiel de son énergie.

Ensuite, le temps m’étant un peu compté, j’appelle le libraire afin d’avoir une petite explication avec lui. Une grande explication plutôt…

Quant à Marleny, elle semble faire comme si de rien n’était ! Sa papeterie, son fiston, sa lessive, son amant… Qué chica tan rara!



XVII


José Fernandez m’a invité à déjeuner dans ce restaurant élégant qui déjà avait attiré mon attention la première fois que je remontais la calle noventa y tres, le long du parc du même nom. Cette Pescadería Jaramillo me changerait de la corriente et de sa déprimante répétition yucca, platano, arroz
Lorsque j’arrive, Fernandez est déjà installé à mi étage, sur une grande terrasse avec baie vitrée donnant sur la place. Nos regards se rencontrent et il me fait signe de venir le rejoindre à sa table.

Devant un verre de Merlot blanc Mendoza argentin et tout en grignotant de délicieux petits fours nappés d’une préparation à base de saumon, oseille et citron, je l’observe en train de parcourir la carte des menus. Sur celui qui est affiché au bas des marches de l’entrée, j’ai déjà noté qu’ici le moindre plat vaut au bas mot dans les quarante mille pesos, soit dix fois le prix d’un repas complet (avec boisson) dans une gargote du quartier Timiza.

Finalement mon hôte relève le nez de la grande partition culinaire, qu’il repose à l’angle de la table recouverte d’une nappe en tissu blanc immaculé. Puis après avoir retiré ses lunettes, il me dévisage ouvertement avant d’entrer en matière.
« Alors mon garçon ! Vous vouliez me rencontrer ?
- Tout à fait.
- Où en êtes-vous de vos recherches ?
- Précisément, j’ai beaucoup avancé figurez-vous.
- Racontez-moi ça.
- Et bien… excusez-moi mais il me semble que ce serait plutôt à vous de me ‘raconter ça’ comme vous dites.
- Par exemple ?
- Oh ! je pense que vous voyez très bien à quoi je fais allusion… »

Il y eut un silence. La serveuse apportait les plats, affichant l’air à la fois digne et subtilement constipé universel à ce genre d’endroit. Le libraire goûte un peu de son congre en sauce, avant de reposer lentement sa fourchette. J’ai commandé un mérou a la plancha qui s’avère des plus appétissant.
Toutefois je décide d’attendre un peu avant d’entamer la dégustation.

« Fameux ce congre !
- Je n’en doute pas…
- Vous avez parlé avec votre amie, c’est cela ?
- On ne peut décidément rien vous cacher monsieur Fernandez.
- Très bien…
- Et j’ai du mal à digérer ce qu’elle m’a appris… D’ailleurs je doute toujours de la vraisemblance de toute cette affaire.
- Je crains pourtant que ce soit tout à fait vraisemblable.
- Pourquoi tout ce cirque ! Vous êtes une bande de pazzi, une bande d’illuminés c’est ça ? »
Encore une fois, je tâchais de garder le contrôle de mon humeur, mais c’était difficile tant je me sentais malmené par cet amoncellement de péripéties idiotes.

« Peut-être bien après tout… ‘Illuminés’ dites-vous ? Oui… au sens de faire ressurgir, de ressusciter une lumière… étouffée depuis trop longtemps.
- Les ors de la culture muisca je suppose ?
- Pas seulement voyez-vous ! Mais enfin oui, concernant le Cundinamarca et le Boyaca, oui sans aucun doute.
- Le Boyaca ?
- Je vois qu’il y a encore quelques petites connaissances locales à glaner…
- Écoutez Don José. Écoutez-moi bien parce que je vais tenter d’être clair avec vous ! Avec vous et vos… amis, quels qu’ils soient… Figurez-vous que j’ai passé l’âge des chasses au trésor et autres quêtes fabuleuses. À supposer que ça ne m’ait jamais intéressé d’ailleurs. Et surtout, surtout je déteste me sentir utilisé, en plus dans mon dos. Vous comprenez ça ?
- Je reconnais que nous avons un peu forcé les événements… forcé le trait avec vous…
- C’est qui ce ‘nous’ exactement ? Parce que vraiment, un homme de votre expérience, de plus intelligent, cultivé… Vous ne vous sentez pas ridicule, à votre âge,  de jouer au membre de secte ésotérique ?
- Je comprends votre agacement. Pardonnez-moi...
- Vous ne comprenez rien du tout ! Je n’ai pas sacrifié des années d’efforts, des années à m’investir dans des études difficiles, exigeantes… à beaucoup travailler dans le seul but de m’arracher à la vulgarité, la pesanteur, le vide imposés par un milieu familial que je n’ai pas choisi… pour tomber aujourd’hui dans des niaiseries latinos fumeuses !
- Bruno mon garçon…
- Et cessez de m’appeler ‘mon garçon’, ‘mon ami’, ‘jeune homme’ OK ?
- Désolé… Bruno, vous êtes une… personne brillante. Nul n’en douterait une seconde. Vous êtes vous aussi intelligent et cultivé. Hautement cultivé même… donc porté à la critique, l’un n’allant guère sans l’autre comme vous le savez parfaitement. Cependant, à de telles qualités il y a une contrepartie : vous avez une tendance à vous méfiez de tout et de tout le monde. Et cela parce que vous vous obstinez à toujours vouloir penser par vous-même… Sans tenir bien compte des circonstances peut-être...
- Penser par soi-même, c’est précisément ma définition de la liberté voyez-vous !… Et vous voulez en venir où exactement ?
- Il y a mille et une définitions de la liberté ! Politique, sociologique, historique…
- Je vous en prie, épargnez-moi la leçon de choses, ce n’est pas le moment !
- Il y a mille et une définitions de la liberté disais-je. Seulement vous, vous avez un destin…
- Voyez-vous ça ! UN DESTIN ! Mieux vaut entendre ce genre de connerie que d’être sourd. Ça console son homme.
- Les circonstances précisément… Nous avons… disons que nous avons ‘enquêtés’… Sur vous.
- Enquêtés ? C’est-à-dire ? Le genre fouille-merde ? Colombo colombien ? Ou tendance ‘Inspecteur Gadget’ peut-être ?
- Nous avons réunis sinon des preuves formelles, car il est encore un peu tôt pour le dire… du moins des indices, de fortes présomptions…
- Présomptions de quoi ? Je suis la réincarnation du grand Zipa de Bacata c’est ça ? Ou alors j’arrive d’une autre planète et j’ai juste paumé mon vaisseau spatial dans un marécage. Coup de bol, vous avez retrouvé les clefs ! Je descends des Atlantes si ça se trouve… Vous savez monsieur Fernandez, moi aussi j’ai lu Thorgal ! »

Face à cette salve d’ironie douce-amère, José Fernandez garda quelque temps le silence. Chacun en profita pour continuer la dégustation d’un repas qui sinon risquait bien de refroidir. Ce qui malgré les circonstances aurait été dommage. Des BD de Thorgal, j’en avais d’ailleurs vues dans sa librairie.

Définitivement énervé, je décidai de poursuivre dans le registre caustique. Assez étrangement, ça me calmait.
« Pardon mais le coup du mec qui se découvre des origines extra-terrestres ou je ne sais quoi, très peu pour moi. J’ai un goût extrêmement limité pour le surnaturel. »
Don Fernandez attendit encore quelques secondes avant de continuer :
« Il nous a semblé préférable que vous soyez informé. 
- Comment ça ‘informé’ ? »
Je nécessitais d’un peu de temps pour saisir le sens de son propos...
« Vous voulez dire que vos… maladresses de l’autre jour… de jeudi dernier au musée, étaient intentionnelles ? Venant de vous, je m’en doutais un peu remarquez bien. »
Mon interlocuteur ne releva pas. Avant de poursuivre, je terminais le mérou. Vraiment excellent.
« Donc, si je résume à partir des informations dont je dispose et surtout à partir de mon imagination, je serais… disons que je descendrais d’un type… d’un type influent dans le petit monde indigène, pardon ! le monde nativo colombien, c’est ça ? 
- Nous pensons… en fait nous avons la quasi certitude qu’effectivement un de vos… ancêtres aurait émigré vers la Nouvelle Grenade au cours du XVIIIème siècle. Vraisemblablement durant la première moitié du XVIIIème siècle. Nous recherchons actuellement trace de sa licencia de embarque.
- De sa quoi ?
- Licencia de embarque… son droit d’embarquer. Un document en vigueur à l’époque pour tous les citoyens de la Couronne aspirants à émigrer vers les Nouvelles Indes espagnoles.
- Mon ancêtre-là, ce serait pas plutôt Angélique Marquise des Anges par hasard ? »

Tout empli de sa passion généalogique à mon encontre, el señor Fernandez ne prêta aucune attention à ma moquerie. Il poursuivait son exposé des faits comme si de rien n’était !
« Mais il reste possible que comme beaucoup de ses compatriotes, il ait fait le voyage clandestinement. En llovido comme on disait alors.
- Comme de nos jours : pas de visa, donc entrée illégale c’est ça ?
- Il est vrai que par les temps qui courent, entrer dans des pays attractifs comme la France est devenu un éprouvant parcours du combattant. »
Entendre de telles élucubrations à propos d’un supposé ascendant me rassurait un peu. Au moins il ne me prenait pas pour un être venu d’ailleurs ! du genre qui aurait pu participer au transport intergalactique des statues de l’île de Pâques par exemple... Un moindre mal en somme.

Et puis voilà que l’allusion aux problèmes de délivrance de visas m’entraînait de nouveau dans un de ces cheminements de pensée parasite… ainsi de façon tout à fait hors de propos, je me mis à m’interroger (ou plutôt mon cerveau s’interrogeait malgré moi) quant à la légalité de Marleny sur le territoire colombien.
Mais enfin la Conquista étant un lointain souvenir, aujourd’hui ce pays n’est évidemment plus guère attractif pour qui que ce soit… J’en conclus donc que de s’y installer devait être moins ardu que dans l’autre sens. Bien moins ardu que pour un de ces Sudaca qui tenterait de pénétrer l’invraisemblable forteresse identitaire qu’était devenu notre valeureux espace Schengen… Y’avait qu’à repenser au bunker tenant lieu ici d’ambassade de France : belle métaphore de l’accueil réservé au pays !

« Et donc ce type, enfin mon ancêtre donc… c’était qui au juste ?
- Vraisemblablement un jeune hidalgo, un peu dans votre genre… Pardon, je voulais dire un jeune homme vigoureux, fier, plein de vie tel que vous… Mais déchu pour une raison ou une autre. Raison économique ? ou peut-être un scandale privé ?… une jeune fille de bonne famille… déshonorée ? quelque duel à l’issue préoccupante ?  Comment savoir ?
- Une sorte d’aventurier donc. Qui aurait tout laissé pour un long voyage ? »
‘Heureux qui comme Ulysse’… et comment pourrais-je bien avoir un ancêtre noble (même de petite noblesse), moi qui n’étais rien ? Je m’étonnais aussi de l’image qu’apparemment je donnais de ma personne à cet énergumène : vigoureux ? fier ? plein de vie ?
Serait-il pédé en plus ?

« Un voyage de trois mois au moins. Trois longs mois. Avec de bien minces perspectives de retour… Du moins pas avant plusieurs années. En réalité à l’époque c’était bien souvent un aller simple voyez-vous !
- Mais enfin… à supposer que j’accorde le moindre crédit à vos propos… cet ancêtre, ce voyageur au long cours aurait été formellement identifié ?
- À moins d’une erreur, d’une fausse piste, d’informations erronées, ce qui bien entendu reste toujours possible, nous pensons qu’il se serait agi d’un certain Don Javier Rodriguez de Murcía. »

Évidemment, considéré de la sorte… ça donnait presque envie d’y croire… Don Javier Rodriguez de Murcía… ça sonne pas mal ! C’est chic. Un peu trop romantique peut-être ? Un peu trop beau en tous les cas…

Seulement voilà… voilà que qu’un coup je ne pouvais m’empêcher de visualiser un jeune type, un Espagnol andalou, entre vingt et trente ans, portant chemise bouffante à jabot, pantalon collant aux couilles, les cheveux ébènes au vent, l’œil moqueur… Un jeune type en partance pour un autre monde… après avoir baisé la femme qu’il convoitait et transpercé d’un coup de sabre le vieux mari furieux ?
Après tout, ce n’est pas si désagréable de s’inventer ainsi un valeureux ancêtre, un peu hors norme, impertinent, aventurier. Et de bonne famille pour ne rien gâcher ! Mais j’aurais bien vu aussi… pourquoi pas  un officier de la Marine Royale espagnole ? Façon ancêtre du capitaine Haddock, trucidant l’homologue de l’infâme Rackham le Rouge avant que de faire sauter lui aussi la sainte-barbe de son navire pris d’assaut par de sordides flibustiers…
Bon mais réveille-toi mon Bruno ! Tout ça c’est du délire au cube…
« On est loin de mes racines supposément vénitiennes vous ne trouvez pas ?
- Ne faites pas comme si vous n’aviez pas compris que nous sommes en train d’évoquer votre lignée maternelle…»

Oui bien sûr ! Le casque bien sûr ! Toujours lui… Sauf qu’on pourrait se demander s’il y avait encore des casques au XVIIIème siècle ? On portait toujours conquistador au XVIIIème siècle ? Ça me surprendrait ! Et ce Don… aurait été ou serait devenu simple soldat ? Et puis alors quoi ? un beau matin de dix-sept cent et quelque chose, il serait retourné à la maison, il serait rentré en Espagne, son casque sous le bras !
Ou alors il aurait rapporté - à voir pour quelle raison - un casque qui ne lui aurait pas appartenu…

Tout cela sentait la mystification à des altitudes rarement égalées.

Et moi, jeune Lyonnais émigré en terre lorraine, après avoir été éduqué au plus haut niveau d’enseignement de mon pays, moi j’allais gober ce stupide salmigondis, ce gloubi boulga de vieux gâteux !
Pour quelque motif qui très probablement me resterait à jamais inaccessible et qui d’ailleurs ne m’intéressait guère, ces types, ce Fernandez ici qui me faisait face en trempant ses lèvres dans son verre de blanc, cet Alvarez là-bas qui m’avait fait face en m’écoutant lui débiter inconsidérément ma vie privée… ces types avaient définitivement disjonctés !

D’ailleurs leur cas m’évoquait cette fameuse ‘para-psychose’ dont Emma m’avait entretenu un jour : une forme originale de déraillement mental et dont elle m’avait assuré qu’elle n’altérait en rien les facultés d’adaptation sociale de ses victimes… Le genre de mec qu’on connaît depuis longtemps, qu’on apprécie, qui vous fait confiance… Tellement confiance qu’un jour il vous confie, sous le sceau du plus grand secret, qu’il est la vingt-cinquième réincarnation de Ramsès II…

Ceci étant, Rodriguez, c’était aussi le nom de jeune fille de ma grand-mère, de la mémé d’Oran… Mais enfin ça n’a vraiment aucun intérêt, vu que les Rodriguez en Espagne, c’est comme les Martin ou les Durand en France !

« Bon écoutez cher monsieur, tout cela est bien sympathique, excitant même, je le confesse bien volontiers. Seulement, même à imaginer qu’il y ait une once de vérité dans tout ce que vous me racontez, qu’est-ce que… qu’est-ce que j’ai, moi, à voir dans tout ça ? Et finalement que voulez-vous de moi ?
- Oh mais rien Bruno. Je ne veux… nous ne voulons rien de vous ! Simplement… réfléchissez… pensez-y !
- C’est tout réfléchi. D’ici… cinq jours, je serai dans l’Airbus qui me ramènera à Paris. De mémoire, siège n°56 A. Dix heures de vol et retour à la civilisation et point barre ! »

Je commençais à sentir que mon énervement allait vite se montrer de plus en plus délicat à réprimer si ce type persistait dans son registre de guide spirituel à la con. Il se prenait pour Coelho ou quoi ? Si ça se trouve, il allait pas tarder à me sortir un baratin sur ma Légende Personnelle
D’ailleurs il y avait effectivement de la légende dans l’air. Mais il s’agissait plutôt de la sienne. Ou de la leur à tous ces Fernandez, Alvarez et autres zigotos en grand état avancé de déréliction.

« Un digestif ? Un café ?
- Oui un café merci. Stretto si possible… Et puis merde ! mais vous vous rendez compte de la façon dont vous me traitez ! Vous réalisez un peu ? Et Marleny ! Avoir à ce point aucun respect… jusqu’à aller à embobiner une ex amie pour qu’elle me recontacte… Et lui refiler du pognon pour qu’elle s’exécute ! Vraiment, vous trouvez cela acceptable vous ? Mais dans quel monde vivez-vous señor Fernandez ?
- Je vous comprends tout à fait. D’ailleurs à votre place, j’aurais probablement réagi de façon identique. Ce n’est en effet guère élégant…
- Vous me comprenez ! vous me comprenez ! Vous me faites penser à tous ces psys, comme votre copain Argentin là tenez ! À tous ces psys à la gomme qui passent leur temps à ‘comprendre leur prochain’… »
Pauvre type muré dans ses certitudes ! enfermé dans son mythe indigéniste… La ‘venue du moment’ ! Je t’en fouterai moi des venues du moment ! Et moi dans le rôle de la marionnette de service ! Au prétexte d’un obscur ancêtre qui n’a peut-être et même certainement jamais existé ailleurs que dans leur imagination névrosée !

Mais aussi une petite voix… une toute petite voix me susurrait, là-bas… depuis les tréfonds de ma conscience - certes mise à rude épreuve - une petite voix presque muette… en deçà de cette montagne de culture et de rationalité faisant barrage contre l’insensé… une petite voix donc me disait quelque chose comme : ‘d’accord, d’accord, l’affaire est embrouillée, l’affaire sent l’embrouille à dix kilomètres à la ronde… mais quand même réfléchis Bruno… Parce que si tu décroches, là, maintenant, si tu prononces des paroles définitives, alors… et bien alors tu ne sauras rien de cette lointaine et après tout possible (bien qu’improbable) originale origine espagnole… Parce que quoi qu’il en soit, tu as des origines espagnoles… et dont tu ne sais rien. Ne l’oublie pas’.

Oui évidemment ce serait dommage. Peut-être… Et puis ce soldat à la hallebarde… qui est venu me ‘visiter’… Mais quelle confiance accorder à des types agissant ainsi ? Des types qui soudoient mes ex, ma cousine…
Qui d’autre encore ?…

NOM DE DIEU ! Maman…

D’un coup je me levai avec la ferme intention de fuir cet embrouillaminis glauque qui se déployait, qui m’enserrait inéluctablement. M’éloigner au plus loin de cette situation malsaine dont je percevais de mieux en mieux le mode de fonctionnement…
Un fonctionnement consistant en ce qu’au fur et à mesure que je manifestais de l’intérêt, fut-il marginal, pour cette histoire alambiquée… et oui, c’était bien ainsi que ça fonctionnait… que quoi que je dise donc revenait à alimenter toujours un peu plus la machine infernale, la machine à interpréter et donc l’emprise de ces deux dingues sur ma personne. Il me fallait donc mettre d’urgence un coup d’arrêt définitif au délire contaminant… Mettre de la distance. Me protéger.

Le libraire avait demandé l’addition. Qui devait être salée.

« Ne me dites pas que… »

À l’instant où je m’exprimai, je ne sais pourquoi mais je réalisai qu’il n’était finalement question que de femmes autour de moi.
Que de femmes pour cette affaire abracadabrantesque : Marleny, Emmanuelle, Paola et…

« Que quoi mon garçon ? Pardon… que quoi Bruno ?»

J’étais à deux doigts de lui mettre mon poing dans la figure. Pour l’humilier. Et même pour le blesser. N’étais-je pas blessé moi-même ? Si déçu aussi par toute cette affaire par laquelle je me ridiculisais.

Je me retins in extremis

« Ne me dites pas que ma mère… »



XVIII


« Ah mon fils mon fils ! Mais ta mère elle te croyait mort ta mère !
- Oui, excuse-moi maman. C’est vrai que j’aurais dû t’appeler avant.
- Bon ça va ! ça va ! Et tu vas bien dis-moi mon fils ?
- Oui oui, ne t’inquiètes pas. Et puis je rentre d’ici quelques jours tu sais. Je rentre samedi prochain.
- Tu vas reprendre le travail alors ?
- Voilà c’est ça. Je vais reprendre le turbin…
- C’est bien, ça ! Et puis tu es intelligent alors fais attention ! C’est important le travail.
- Mais oui  m’man! Et toi ça va ? Et la famille ?
- Ça va… un peu de fatigue. Tu connais ta mère !
- Je crois oui… Et Philippe ? Véro ?
- Ton frère tu sais comment il est. Il travaille dur. Il est méritant ! Ta sœur ça va ma foi.
- Bon tant mieux… Et dis-moi maman, je t’appelle aussi pour te demander quelque chose.
- Tu appelles pas ta mère et quand tu l’appelles, c’est pour lui demander quelque chose !
- Non… oui enfin… mais tu sais, c’est un peu compliqué depuis ici…
- Tout est toujours compliqué avec toi ! C’est comme aller dans ce pays ! Tu es fou mon fils ! Tu veux tuer ta mère c’est ça ?
- Oui… Enfin non… mais tu sais, on exagère beaucoup les choses depuis l’Europe. Bogotá c’est pas le western en permanence non plus. On se tire pas dessus dans la rue !
- Bon mais tu fais attention à toi quand même ?
- Donc je voudrais savoir… je voudrais savoir si quelqu’un t’aurait contacté… enfin… il y aurait quelque temps déjà… un contact un peu spécial tu vois ?
- Un peu spécial ! Et qui alors ? Ah ! mais maintenant que tu m’en parles… oui c’est vrai…quelqu’un m’a contacté… Un monsieur. Très bien d’ailleurs !
- Ah ! Il y a longtemps ?
- Oh et bien oui… Au printemps à peu près. Oui c’est ça. Vers Pâques c’est ça.
- Et il s’était présenté ?
- Bien sûr mon fils qu’il s’était présenté… mais tu connais ta mère… elle perd la mémoire…
- Pas tant que ça puisque tu te souviens que c’était vers Pâques.
- Oui mais quand même…
- Tu te souviens pas de son nom ? Fais un effort !
- Un nom espagnol à ce qui m’a semblé…
- Arevalo ?
- Non, c’est pas ça !
- Mendoza alors ?
- Non mon fils, non plus.
- Castillo ? Valbuena ?
- Non, mais tu sais pas non plus alors ?
- Alvarez ?
- VOILÀ VOILÀ ! C’est ça c’est ça mon fils. Alvarez ! »

Dément ! C’était tout simplement dément ! Et avec le coup des faux noms (colombiens en l’occurrence, des bouts de noms de chauffeurs de taxis que j’avais lu sur ces cartes de tarifs qu’ils ont dans leurs véhicules) ma mère pouvait pas se tromper.

Mon psy qui prend contact avec ma mère ! Un psy qui non seulement saute la nana de son client mais qui en plus contacte la mère de son client ! Même dans un roman de gare à trois sous, personne n’avalerait un truc pareil...

Donc l’Alva avait causé avec maman. Et comment ?

« Et comment ?
- Comment quoi mon fils ?
- Je veux dire comment t’a-t-il contacté ce monsieur Alvarez ?
- Il m’a téléphoné qu’est-ce que tu crois ?
- Oh ! je ne crois rien. Mais il aurait pu te rendre visite, t’écrire, enfin je sais pas !
- Mais et pourquoi tu me demandes après ce monsieur ? Ah oui ! Pour ce casque c’est ça ?
- Voilà maman. C’est ça. Pour le casque… Alors ? Qu’est-ce qu’il voulait ?
- Et bien rien de spécial… Enfin si… il m’a dit… mais tu sais mon fils, j’ai pas très bien compris… C’est un monsieur !… un professeur comme toi mon fils !
- Ben voyons !
- Et oui ! Et d’après ce qu’il m’a dit, il s’occupe de je ne sais trop quoi… ‘Des études historiques’ à ce qu’il m’a dit ! Oui c’est ça, des études d’histoire. Un monsieur important tu vois ?
- Comme moi donc ?
- Voilà ! Et il aurait su qu’on avait… un ancêtre espagnol. Bon et alors ‘ça d’accord’ que je lui dis ! Oui mais alors un ancêtre de la grande société qu’il m’explique… Un noble quoi ! Un noble ! Tu te rends compte mon fils !
- Et alors ? Comment ça te fait d’apprendre qu’on a… qu’on aurait un ancêtre illustre ? Enfin de la haute disons.
- C’est étrange. Tu sais que ta mère là-bas, elle a toujours vécu dans la misère. Et la mère de ta mère…
- Oui maman je sais… là-bas… et la mémé travaillait chez  les riches.
- À Mostaganem mon fils.
- Voilà… mais et son père alors… ce Rodriguez… Comment est-ce qu’il est arrivé en Algérie ?
- Oh mon fils mais c’est si vieux tout ça ! Et pourquoi tu me demandes encore ça ?
- Bon OK… Bon mais maman ! qu’est-ce qu’il t’a raconté ce type alors ?
- Et bien justement ! Que certainement mon grand-père à moi était un descendant d’un autre Rodriguez ! Un noble comme je t’ai dis !
- D’accord. Et quoi d’autre ?
- Et alors oui et aussi qu’il avait lui entendu parler de… enfin mais je sais pas trop bien… tu connais ta mère !
- Oui, elle perd la mémoire… Mais fait un effort maman, c’est important.
- Ah ! et bien alors si c’est si important alors… enfin il m’a demandé après le casque quoi !
- OK et qu’est-ce que tu lui as dit ?
- Et bien comme je t’ai déjà dit à toi ! Que je savais pas trop pour ce casque... Mais qu’est-ce que vous avez tous, vous les professeurs là, avec ce casque ?
- Oh et bien… comment te dire ? Je crois juste qu’il y a une bande d’allumés qui s’imaginent que... mais qu’est-ce qu’il t’a dit de plus à propos de ce Don Rodriguez ?
- Alors comme ça tu en as entendu parler toi aussi de cet ancêtre ?
- Euh oui… un peu disons…
- Tu me dis pas tout mon fils ! Je te connais tu sais… tu caches quelque chose à ta mère… Et tu as dit ‘Don’ Rodriguez alors…
- Bon d’accord. Mais avant tu me dis ce que tu sais de ce personnage.
- Quel personnage ? Monsieur Alvarez tu veux dire ?
- Mais non ! Ce Rodriguez là !
- Tu m’embrouilles là mon fils ! Et puis fais attention de qui tu parles ! C’est la famille quand même…
- Ah d’accord… la famille… oui bon… admettons. Donc notre illustre ancêtre, à part être illustre il faisait quoi d’après toi dans la vie ?
- Mais qu’est-ce j’en sais moi ? C’était un riche de toute façon. Alors il faisait rien non ? Comme tous les riches !
- Bon… et donc apparemment, cet Alvarez, il ne t’a rien dit de plus ?
- Pas vraiment non. Je crois que juste il voulait savoir si moi je savais quelque chose de plus sur… sur Don Rodriguez ! Alors je lui ai répondu que c’était la première fois que j’en entendais parler, que moi j’étais une femme simple et que…
- Je vois… Et pour le casque ?
- Pareil ! Qu’il me semblait l’avoir vu, petite fille, là-bas quand on vivait à Gambetta. Ou à Choupo, je ne sais plus bien tu sais ?
- Il a bien dû rester là-bas finalement tu penses pas ?
- Sûrement. Tu sais Bruno, avec les événements…
- Oui maman je sais! Il y avait d’autres soucis… Bon mais enfin, je me suis renseigné moi aussi. Tu sais bien que comme je t’avais dit, je suis en Colombie pour ça, pour voir ce qu’il y a de vrai dans tout ça.
- Ah mais oui au fait ! Et alors c’est vrai qu’on a un ancêtre célèbre ?
- Plus ou moins… Bon écoute, je vais te laisser, les communications coûtent très chers avec la France. Une fois rentré, on en reparle d’accord ? Je te raconterai tout ça plus en détail.
- Bon oui… je comprends mon fils. Mais tu pourrais me dire un peu quand même !
- T’inquiètes pas ! C’est juste une histoire…de types qui… enfin cet Alvarez qui se prend pour un prof plus malin que les autres voilà ! Y’a du faux et y’a du vrai dans tout ça… Faut juste que je fasse le tri voilà !
- Maintenant que j’y pense mon fils. Tu m’avais pas dit un jour que c’était pour tes élèves toutes ces histoires de casque ?
- Euh… oui… oui bien sûr… Mais bon, comme tu vois m’man, y’a pas que ça non plus…
- Ah bon. Mais j’espère que c’est pas grave quand même !
- Mais non m’man ! T’inquiète surtout pas… C’est juste des… des rêveries de professeurs !
- Ah bon. Alors tu m’appelles quand tu arrives ! Pour rassurer ta mère. Promis mon fils ?
- Promis. Et au fait, je te ramène une belle Sainte Vierge de Guadalupe.
- C’est gentil de penser à ta mère mon fils.
- Normal. À bientôt maman.



XIX


J’étais rentré en France. À Pont-à-Mousson, dans mon petit appartement, rue de Lemud, à deux pas d’où avait vécu Charles de Foucauld. Et à quelques pas de la place Duroc. Il le fallait bien. Marleny avait pleuré. Et moi aussi, un peu, là-bas à l’aéroport El Dorado, avant de disparaître dans la zone réservée aux voyageurs. En ce dernier jour d’août, nous nous étions dit au revoir une dernière fois. Sans trop y croire peut-être. Enfin je ne savais pas très bien. On s’étaient embrassés. Elle était venue avec Esteban que je prenais dans mes bras pour l’embrasser lui aussi et lui souhaiter les meilleures choses du monde. J’aurais pu avoir un enfant comme Esteban. Si seulement les choses avaient tournées autrement.

Avec ses maigres moyens, Marly m’avait offert un de ces tapices artisanaux, en laine tissée. Il représentait un motif champêtre, un campo colombien du Quindío d’après ce qu’elle m’en avait dit, avec maisonnette d’architecture paisa typique et paysans en habits traditionnels s’activant au milieu d’une plantation de café. Je la remerciai sincèrement, car cela me touchait plus que je ne l’aurais imaginé.
Et aussi en découvrant ce motif, je réalisai brusquement qu’en dehors de la capitale, je n’avais finalement rien connu de la Colombie... Pas même une petite virée dans les zones rurales proches ! Qui sait si d’avoir passé quelques jours ailleurs qu’à Bogotá n’aurait pas modifié ma vision bien sombre de ce pays ? Alors je me promis que si je revenais un jour, et bien ce serait pour découvrir la deep Colombia. Malgré les risques que les quelques guides de voyages existants ne tarissaient pas de mentionner.
Mais je sentais bien que de telles ruminations n’atteindraient probablement jamais ni même l’état de projet, car pourquoi reviendrais-je en Colombie ? Et sans doute Marleny aussi le savait.

Elle m’aimait pourtant !

Et puis à la réflexion, et bien elle s’était simplement fait piégée en se laissant entraîner dans cette histoire tordue et voilà tout !
Et moi aussi, moi aussi je l’aimais. Enfin, il me semblait bien, car comment savoir si vraiment on aime une femme ? Je verrais bien : une fois rendu dans mes pénates d’enseignant de province, penserai-je encore à toi Marly ? Est-ce que tu me manqueras ? Un peu, beaucoup… Voilà, j’appliquerais la définition de l’amour de mon adolescence !

Oui car durant mon adolescence (émotionnellement troublée comme toutes les adolescences) j’avais lu un petit document censé expliquer aux jeunes gens et jeunes filles ce qu’était l’état amoureux. C’était élémentaire... On y expliquait en substance que si l’autre vous manquait lorsqu’il/elle n’était pas avec vous, si vous pensiez à lui/à elle, alors c’était que vous étiez amoureux.
En général les propos normatifs ont chez moi une forte tendance à produire un rejet brutal. Mais là, en y songeant à nouveau, je me disais que oui… après tout… oui pourquoi pas ? J’avais beau revisiter cet adage de Valéry affirmant (de mémoire) que tout ce que est simple est faux et tout ce qui est compliqué est inutilisable… quand même… là… on pourrait, pourquoi pas ? envisager une légère entorse à la règle.

Enfin voilà, c’était aussi simple que cela ! Marly m’aimait de nouveau, comme avant, comme à l’époque italienne. Elle m’avait aimé à Turin, elle m’aimait à Bogotá. Ou plutôt elle m’aura aussi aimé à Bogotá… Amour au futur antérieur en somme… De mon côté, et bien il était possible que cette fois-ci je la quitte en l’aimant.

En fait, je ne savais pas.
Vraiment pas.

Et l’ancêtre ? Le fameux, l’hypothétique Don Javier Rodriguez de Murcía ? Qu’en était-il de ce fantôme ? Qu’en était-il de cette quête identitaire provoquée ou du moins entretenue par ces deux Sud-Américains un peu givrés ? Quoique assez inoffensifs finalement !

Bien sûr, Alvarez et Fernandez m’avaient forcé la main. Et puis ils avaient manipulé mon environnement. Mon environnement féminin en l’occurrence. Dans l’unique et inique but de satisfaire leurs fantasmes… Ils s’étaient construits, imaginés un scénario monté de toutes pièces, monté de bric et de broc à partir de l’insignifiante évocation d’un casque conquistador à l’occasion d’une banale psychothérapie !

Y avait-il d’autres psys et d’autres libraires disposés, en Europe ou en Amérique du Sud, à inventer des histoires à dormir debout à partir des verbalisations à demi imaginaires d’individus mal dans leur peau, de pauvres types comme moi ? Des types en ‘demande d’écoute’ pour causer comme Emma ?

Pourtant, s’il y avait une réalité à laquelle ces messieurs paraissaient peu sensibles, c’était bien que depuis belle lurette il n’y avait plus vraiment trace de civilisation indigène… En tous les cas en Colombie : quelques tribus ici et là, bien sûr, tels ces indiens Tayronas oubliés dans leur ciudad perdida au nord du pays ; quelques résidus éparses de peuplades autrefois florissantes, comme là-bas, dans le quartier Suba de Bogotá. Oui, quelques miséreux survivaient ici ou là, oubliés dans les lointaines banlieues de la capitale.
Ultime humiliation pour ces déchets (pour parler comme Bauman), j’avais appris qu’on les ressortait à l’occasion de représentations folkloriques pour citadins épisodiquement en mal d’authenticité indigène… Mais enfin leur réalité avait bel et bien été pulvérisée depuis longtemps sous le rouleau compresseur de notre modernité arrogante.

Et ces Muiscas surtout, qu’en restait-il ? Rien, mis à part quelques pièces d’orfèvrerie, ces objets en or qu’on pouvait voir dans des musées. Et d’ailleurs si on pouvait les voir, j’avais appris que c’était simplement parce que ces vestiges avaient échappé à la fonte en lingots, de forme et de poids bien réguliers, qui facilitait grandement leur transport jusqu’à Séville…

Autant que je sache, la condition des vaincus est à l’identique d’où qu’on la considère : du balai ! Et ce ne sont pas les Fernandez ni les Alvarez qui y changeront quoi que ce soit. Ni les Fernandez ni les Alvarez y changeront quoi que ce soit vu que les rapports de domination entre les humains et la violence qui leur est consubstantielle, violence physique, psychologique, sociale et bien sûr politique sont de tous temps et de toutes époques.
Ah celui-là ! qui couchait avec ma compagne (qui couche avec celle qui était ma compagne)… Sombre salopard… Pour ce type, aucune circonstance atténuante, l’Inquisition direct… Je vais lui en faire moi de la publicité à ce super psy !
Fernandez, c’est différent. Le libraire pseudo colombien, pseudo bogotan me reste malgré tout encore un soupçon sympathique. Ce type, amateur de Wishbone Ash, qui m’avait fait savoir la veille de mon vol, par messagerie - j’avais eu la faiblesse de lui laisser mon adresse Internet  - et certainement pour m’aider à ‘réfléchir’ (à réfléchir !), que l’ancêtre aurait épousé la fille d’un dignitaire cacica, que sans doute il aurait vécu auprès d’elle dans l’un de ces resguardos, bravant l’interdit pour un blanc de résider dans un village muisca !
Et alors ? J’ai bien vécu avec une Argentine à Turin ! En ne transgressant aucune loi il est vrai, mais en toute connaissance de cause des origines rien moins que nobles de ma compagne d’un temps. Une forme de courage contemporain peut-être que ces appariements décalés. A fortiori interculturels ! Car rien ne s’y prête, vraiment rien !

Et de tout façon je crains bien qu’aujourd’hui le Sudam typique, pauvre, démuni, sans éducation, n’ait guère de chance d’obtenir jamais un visa sur un passeport. Y compris et peut-être même surtout si son intention est d’aller rejoindre celui ou celle qu’il aurait l’audace d’aimer de l’autre côté de l’océan ! A fortiori s’il est Colombien, par conséquent victime de l’image détestable de son pays.

Il n’y a aucune raison que ça s’arrange. Ce serait même plutôt l’inverse qui se trame : ouste ! retournez dans vos bananiers les métèques. ‘Avec ma gueule de métèque etc.’

Donc l’ancêtre (toujours d’après mon libraire rêveur et un soupçon pervers) aurait gagné en prestige du fait de son union avec une Pocahontas locale ! Ils auraient évidemment eu de la descendance, car sinon il n’y aurait pas de Bruno ! Oui mais comment ça ? et après ? Et bien un fils, croisement d’un hidalgo espagnol et d’une indigène muisca, véritable mestizo donc, serait parti à son tour vers l’aventure au galop… Seulement en sens inverse, soit de la Nouvelle Grenade jusqu’à la péninsule ibérique.

À moins qu’il se soit agi d’un petit-fils. Ou même d’un arrière petit-fils, mais qu’importe ?

Et plus tard, disons quelques générations plus tard, de nouveau un déplacement inter-continental. Cette fois-ci de l’Europe du sud vers l’Afrique du nord… De l’Andalousie vers l’Algérie ? Avec, au stade de cette très hypothétique reconstitution généalogique, deux scénarios possibles :

Premier scénario : avant 1832, donc avant l’occupation française de l’Algérie. Dans cette éventualité, un rejeton Rodriguez aurait été mobilisé comme soldat de la Couronne espagnole en ce fort Guadalupe surplombant la cité d’Oran. Il y serait resté et aurait engendré, entre deux coups de hallebarde sur l’ennemi barbaresque, une descendance qui serait restée sur cette terre, même après le retrait de l’Espagne.

Second scénario : après 1832, donc durant l’occupation française de l’Algérie. La descendance de ce Don Javier Rodriguez de Murcía vit en Espagne, mais s’appauvrit au point de voir une opportunité dans l’offre de la France d’émigration possible vers l’Algérie, en vue de contribuer au peuplement de la nouvelle colonie.

Quoi qu’il en soit de ces possibles, n’aurais-je donc pas un peu… bien peu… mais un peu tout de même… de sang muisca ?? Autant dire alors que je suis un peu… bien peu… mais un peu tout de même… Colombien !!

Et moi qui ai appris à détester ce pays et ces gens…

Et de ces deux scénarios, celui du soldat mobilisé dans un fortin espagnol - le soldat à la hallebarde de mes songes ? - autant que celui du paysan émigré sous l’occupation française, il reste qu’un beau jour d’antan (au tournant du siècle dernier ?) allait naître un petit Rodriguez pied-noir. Un petit Rodriguez qui en toute vraisemblance n’aura jamais rien su de ses origines.

Mais qui aurait cependant conservé un casque ! ‘Conservé’, ‘trouvé’, ‘mis en présence de’… impossible de reconstituer la vérité bien sûr ! Ça se serait peut-être bien passé à la façon de Danse avec les loups si ça se trouve : le vieil indien qui montre au soldat de ces États-Unis encore en gestation le casque conquistador que lui aurait transmis le père du père du père de son père...

Toute cette comédie historique est bien jolie, mais ce casque n’était peut-être après tout qu’un objet du fort espagnol oublié avec le retrait des troupes. Un vestige anonyme, impersonnel, sans signification, simplement récupéré par un gosse qui jouait dans les ruines avec ses copains. Par le petit Rodriguez par exemple... futur arrière-grand-père d’un prof agrégé d’italien !

Et après ça, l’arrière-petit-fils de se (faire) construire... un château de cartes en Espagne!

Bref, la même chose qu’avec ce casque Waffen Schutzstaffel, troué d’une balle à la tempe et oublié sur un champ de bataille lyonnais. Puis récupéré par un grand-père ou une grand-mère italiens émigrés.

Ce qui ne fait pas de moi un neo-nazi !
Alors pourquoi serais-je pseudo-colombien ?

J’avais donc repris mes activités interrompues le temps d’un voyage agité. Dès les premiers jours de septembre 2002, je retrouvais mes classes et leurs élèves. Toujours à Metz, ville frontière, ancienne cité de garnison et où, depuis qu’on regardait des deux côtés du Rhin les mêmes émission sur Arte, le Boche ne menaçait plus vraiment.

Qu’est-ce donc alors qui menaçait, qui viendrait à menacer Metz, la France, la Pax europea ? Les terroristes de tous bords ? les Arabes ? les Afros ? les Asiats ? les Latinos ? Septembre 2001 pouvait-il se reproduire ?
Ce qui menace la France, l’Europe, c’est évidemment la pression de la misère à ses frontières. La France, citadelle identitaire, mais surtout citadelle lézardée de toutes parts, le second terme expliquant largement le premier. Le chaos n’est pas très éloigné et il nous faudra bien apprendre à vivre et à partager avec les ‘Barbares’ (aux cheveux longs) comme disaient les Romains - toujours eux - à propos des Germains. Après tout, ce ne sera pas la première fois dans l’histoire des peuples et des nations.

Et puis petit à petit je jugeai que toutes ces histoires entremêlées et spéculatives finissaient par excessivement m’encombrer l’esprit. Qu’avais-je à faire et à connaître d’un passé disparu depuis longtemps avec ses protagonistes ? J’étais encore jeune, j’étais de nationalité française, je vivais, travaillais, me reproduirai et probablement serais enterré en terre de France. Ainsi soit-il ?

Et c’est ainsi soit-il, en me laissant bercer par de telles triviales considérations que j’oubliais peu à peu ces divagations colombiennes.

Marleny m’écrivit bien quelques courriels. J’hésitai, j’hésitai puis me résolus à ne pas répondre. Comme lors de mon retour de Turin… Alors peu à peu, le réseau Internet cessa de m’adresser des nouvelles du Far West sudam, de cette Colombie lointaine, folle. Un peu mythique aussi bien.

De cette Colombie où il y avait bien longtemps, un original de ma lignée aurait possiblement émigré, possiblement établi résidence, possiblement épousé une noble indigène locale, possiblement procréé…

Je ne cherchai nullement à en savoir plus et m’abstins pour cela de contacter qui que ce soit.

Et puis, durant l’hiver,  au tout début de l’année deux mille trois, à la rentrée des vacances de Noël, une répétitrice d’espagnol arriva au lycée. Oui, d’espagnol ! Elle était jeune et jolie, comme il se doit dans tous les contes de fées, qu’ils soient d’hier ou d’aujourd’hui. En plus elle était d’un genre cultivé et dotée d’une forme d’intelligence qui ne me laissait pas insensible.
Bref, cette jeune femme me plaisait bien. L’attirance devenant par bonheur réciproque, je découvris l’heure venue qu’elle n’était pas farouche. Comment dans ces conditions résister à l’appel d’une nouvelle vie ? À la possibilité de sortir d’une nouvelle et pénible solitude ? de rompre la répétition de l’isolement ? De faire couple avant de faire vieux ? Comment ne pas résister à l’envie de faire des projets ?

Oui pourquoi pas ?

Un détail toutefois me troublait dans cette idylle naissante. La merveille était Colombienne ! Originaire du Santander, une région du nord-ouest du pays. Le territoire des nativos guanes, autre région anciennement d’idiome chibcha. Et où j’apprendrai qu’on se délecterait d’affreuses hormigas culonas!
Je m’en ouvris à mon pote Sylvain, l’unique véritable ami que je me connaissais. L’information le fit beaucoup rire. Et tout en s’esclaffant au téléphone, il me souhaita rien que du bon.

Sauf qu’il ne savait rien de la désastreuse politique des autorités françaises  en matière de couples mixtes… Suspicions malsaines de ceux qui nous gouvernent. Pour des raisons de citadelle lézardée bien entendu. Et combat d’arrière-garde, collectivement idiot, individuellement humiliant.

Bref, le parcours du combattant pour faire valoir notre bonne foi de couple simplement désireux de vivre ensemble ne faisait que commencer.

Alors, quand je pense à tous ces maquereaux qui font venir des filles de tous les coins de la planète pour les mettre sur les trottoirs européens sans que ça ne leur pose tant de difficultés, alors, je me dis…

Mais c’est une autre histoire.

1 commentaire:

  1. Je viens de Paris, on m'a diagnostiqué un cancer du foie au deuxième stade et un brouillard cérébral suite à un examen programmé pour surveiller une cirrhose du foie. J'avais perdu beaucoup de poids. Une tomodensitométrie a révélé trois tumeurs ; un au centre de mon foie dans les tissus endommagés et deux dans les parties saines de mon foie. Aucun traitement de chimiothérapie ou de radiothérapie n'a été prescrit en raison de mon âge, du nombre de tumeurs hépatiques. Un mois après mon diagnostic, j'ai commencé à prendre 12 (350 points) suppléments de Salvestrol par jour, en fonction de mon poids corporel. Cela comprenait six capsules de Salvestrol Shield (350 points) et six capsules de Salvestrol Gold (350 points), réparties tout au long de la journée en prenant deux de chaque capsule après chaque repas principal. Ce niveau de supplémentation en Salvestrol (4 000 points par jour) a été maintenu pendant quatre mois. De plus, j'ai commencé un programme d'exercices de respiration, d'exercices de chi, de méditation, d'étirements et d'évitement du stress. En raison de la variété des conditions dont je souffrais, j'ai subi des examens médicaux continus. Onze mois après le début de la supplémentation en Salvestrol Mais tous invalides, je continue donc à chercher un remède à base de plantes en ligne. Comment je suis tombé sur un témoignage appréciant le Dr Itua sur la façon dont il a guéri son VIH / Herpès, je l'ai contacté par courrier électronique qu'il a indiqué ci-dessus, le Dr Itua m'a envoyé sa phytothérapie pour le cancer à boire pendant deux semaines pour guérir je l'ai payé pour la livraison puis j'ai reçu mon médicament à base de plantes et je l'ai bu pendant deux semaines et j'ai été guéri jusqu'à maintenant je n'ai plus de cancer, je vous conseille de contacter Dr Itua Herbal Center par e-mail... drituaherbalcenter@gmail.com. Numéro WhatsApp... +2348149277967. Si vous souffrez des maladies énumérées ci-dessous,

    Cancer

    VIH/Sida

    Virus de l'herpès

    Cancer de la vessie

    Cancer du cerveau

    Cancer du côlon et du rectum

    Cancer du sein

    Cancer de la prostate

    Cancer de l'oesophage

    Cancer de la vésicule biliaire

    Maladie trophoblastique gestationnelle

    Cancer de la tête et du cou

    lymphome de Hodgkin
    Cancer de l'intestin

    Cancer du rein

    Leucémie

    Cancer du foie

    Cancer du poumon

    Mélanome

    Mésothéliome

    Le myélome multiple

    Tumeurs neuroendocrines

    Lymphome non hodgkinien

    Cancer de la bouche

    Cancer des ovaires

    Cancer des sinus

    Cancer de la peau

    Sarcome des tissus mous

    Cancer de la colonne vertébrale

    Cancer de l'estomac

    Cancer des testicules

    Cancer de la gorge

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