mardi 19 octobre 2010

Nocturne colombien (1ère partie : France)

I

Je vivais avec Emma (en union libre) depuis bientôt deux ans On avait un petit appartement à Pont-à-Mousson, rue de Lemud, à quelques pas de la place Duroc. Enseignant, j’avais été nommé à Metz peu de temps avant de rencontrer (vers la Toussaint 2000) celle qui deviendrait ma compagne. Emma travaillait comme psychologue dans un organisme nancéen spécialisé pour les questions de prévention des risques au travail et bref, son bureau se trouvait à Nancy (plus précisément dans la banlieue nancéenne) alors que le lycée où j’officiais était situé dans la proche banlieue messine. Pour cela, Pont-à-Mousson – petite bourgade lorraine plutôt agréable, à mi-parcours de nos lieux respectifs de travail – nous avait semblé un choix judicieux.

Je me rendais à mes cours par le TER Nancy-Luxembourg qui me laissait à la gare de Metz, un étrange bâtiment évoquant à mes yeux une Prusse lointaine et quelque peu mythique (d’autant plus qu’une sorte de gigantesque chevalier teutonique surplombait l’ouvrage). Depuis là, un bus m’acheminait jusqu’au lycée. Parfois je rencontrais quelque collègue et nous faisions le trajet ensemble.

Quant à Emmanuelle, elle se déplaçait toujours en voiture, une Volkswagen Polo achetée d’occasion mais que j’utilisais peu, n’ayant jamais trop aimé conduire. Ainsi, je lui laissais le véhicule et me rendais à mon travail par le moyen déjà indiqué. La situation me convenait, sinon les craintes un peu idiotes que j’éprouvais pour Emma, basées sur une statistique selon laquelle le tronçon d’autoroute A31 reliant Pontam (on dit comme cela dans la région) à Nancy était un des plus dangereux du pays. En réalité, les statistiques d’accidentabilité routière en question traitaient de la section Metz-Nancy, mais ce qui m’importait à moi, c’était bien entendu la partie Pontam-Nancy. Emma se moquait bien de ce genre d’appréhension, s’imaginant immunisée contre quelque risque que ce soit, du seul fait qu’il s’agissait de son domaine de compétence professionnelle !

Quoi qu’il en soit, cette répartition des modes de déplacements entre nous deux m’apparaissait des plus rationnelle. Jeune agrégé d’italien, je jouissais d’un emploi du temps plus que convenable : quinze heures de classes hebdomadaire en moyenne, auxquelles il convenait d’ajouter une charge (plus irrégulière) de préparation de cours, recherche documentaire, correction de copies, tâches qui se déroulaient essentiellement a la casa. De temps à autre, une réunion entre enseignants et direction, le plus souvent au motif pédagogique et parfois pour quelque nécessité d’organisation, me retenait plus longtemps au lycée, mais cela représentait plutôt une exception dans mon emploi du temps.

Alors qu’Emma, qui était responsable de recherche à l’Agence Nationale de Prévention Professionnelle (ANPP) ne bénéficiait pas de telles commodités horaires réservées (comme chacun ne le sait sans doute pas) à l’élite du corps enseignant français. Non seulement elle subissait de plus fortes contraintes de temps mais en outre - et assez drôlement vu son niveau d’études autant que de responsabilités professionnelles - elle était soumise au rituel du pointage ! À l’identique en somme de ces ouvriers de la sidérurgie ou des mines de la région disparus pour la plupart un demi-siècle auparavant.
Ses activités lui imposaient aussi d’assez nombreux déplacements, en général motivés par des interventions de terrain (mener des analyses de risques en entreprise à ce qu’il me semblait) ou encore pour conduire des sessions de formations (analyse des risques, psychologie de la sécurité, management de la prévention, enfin ce genre de choses qui s’avéraient, je dois bien avouer, un peu mystérieuses pour moi). Et aussi – recherche obligeait – Emma se rendait quelques fois par an (je dirais entre cinq et dix fois) à divers congrès, en France et occasionnellement à l’étranger, rencontres dédiées aux mêmes questions de prévention des risques, conditions de travail, ergonomie de la sécurité aussi (si j’avais bien saisi, l’art d’étudier les réalités du travail pour mieux comprendre comment peuvent se produire diverses expositions à des accidents ou autres nuisances professionnelles). Bien entendu, lors de ces déplacements,  son entreprise ne lui imposait pas de pointer. Un système apparemment assez compliqué de gestion forfaitaire d’équivalences horaires se substituait alors à l’horloge pointeuse.

Est-ce j’aimais Emma ? Oui, sans doute. Ne serait-ce que parce que son type blond vénitien ne pouvait me laisser indifférent, étant moi-même par ascendance paternelle d’origine vénitienne (en réalité personne n’en savait rien dans la famille mais c’était ce qui se disait, notamment d’après un oncle qui aurait eu vent d’une migration est-ouest Vénétie-Piémont à l’époque pré-garibaldienne). Surtout, Emma était de ces femmes physiquement fort excitante (petits seins en poire, petit ventre rond juste ce qu’il faut, petites fesses juste… etc.). En substance une belle lorraine, native d’un village mosellan, un petit pays assez quelconque coincé au nord de Metz au niveau de la liaison autoroutière Strasbourg-Paris.
Oui sans doute j’aimais Emma, mais quand même, je la trouvais un peu dérangée. Folle comme tout et toutes les psys ? Possible. Car ma compagne était psychologue dûment diplômée. Elle allait en outre soutenir incessamment une thèse de doctorat ‘nouveau régime’ en psychologie, consacrée à la ‘clinique des communications fonctionnelles dans le travail’. Emma n’en était pas peu fière et surtout ce succès proche (dans les universités françaises, l’autorisation administrative de soutenir valant obtention du diplôme) n’avait fait qu’exacerber cette tendance qui la caractérisait de s’exprimer dans un jargon pseudo-savant, en réalité des plus agaçants. Pour illustration, un jour que lors d’une conversation je changeai de sujet sans avertissement, elle m’avait assené sans aucune trace d’humour qu’elle ne tolérait pas ce brusque débrayage conversationnel ! Je trouvais assez insupportable cette manie intellectuelle de s’exprimer de façon compliquée au seul motif d’avoir fait des études un tant soit peu ‘supérieures’.
Est-ce moi je truffais mes propos d’italianismes ? De références érudites à l’Arioste ou à Boccace ?

Mais il est vrai que la vraisemblance de formation d’un couple entre une  ‘psychologue en recherche’ (comme ma mère avait un jour qualifiée mon amie) et un enseignant de langue pouvait paraître des plus minces. Certes, hommes et femmes s’assemblent qui se ressemblent : par classes d’âges, milieu social, appartenances religieuses et bien évidemment niveau d’études. Et beaucoup aussi par similitude de tempérament. À tel point que dans certains cas d’accouplements des plus réussis dans nos sociétés pourtant éprises de libre-arbitre, la seule distinction entre l’homme et la femme dans un tel rapprochement semble être l’élément le plus primitif : qu’ils soient distinctement mâle et femelle ! Et encore, pas toujours, vu qu’après être passée en un siècle du statut de délit pénal à celui de trouble psychiatrique, l’homosexualité poursuit de nos jours un surprenant processus de normalisation sociale.
Et bien qu’en raison des critères mentionnés, Emma et moi étions plutôt en phase, pour ce qui relevait des choix professionnels, il y aurait cependant eu à redire. En effet, question études supérieures, le rapprochement était ad hoc (moi agrégé depuis peu, elle docteur sous peu). Mais en matière d’activités liées à nos formations respectives… Qu’y avait-il de commun entre tenter d’expliquer les subtilités de La Spaggia de Pavese à des élèves de terminale et rédiger un article sur ‘la psychologie du rapport au risque d’accident chez les opérateurs monteurs électriciens’ ? Mais peut-être qu’après tout Pavese était-il un fin psychologue à sa façon (c’était d’ailleurs mon avis) et qu’on pourrait encore rencontrer à l’occasion (du moins en Lorraine) quelques exemplaires de monteurs électriciens italophones !

Si j’ironise de la sorte, c’est qu’en réalité je crains qu’assez vite, Emma et moi n’ayons plus eu grande chose à partager au plan des expériences professionnelles. Pourtant, elle avait l’avantage de pouvoir découvrir à l’occasion un auteur italien : n’importe quel individu cultivé n’a-t-il pas lu ou ne lira-t-il pas un jour Il deserto dei Tartari, Cristo si è fermato a Ebboli ou encore Se questo è un uomo (en français ou non) ?
Alors qu’à l’inverse je m’imaginais difficilement trouver une quelconque satisfaction intellectuelle ou esthétique à me plonger dans la lecture de la plupart des bouquins ou papiers traînant sur le bureau d’Emma : Prise en charge de la sécurité dans les transports, Approches organisationnelles de la fiabilité et autres Bilan des méthodes d’analyse des risques industriels... Pourtant ce n’était pas faute de la part de ma compagne de tenter de m’intéresser aux subtilités de ‘la prise de risque en situation de travail’ et autres ‘problèmes de santé mentale dans les organisations’ (comme elle disait).

Je repense ainsi à cette fois où dans un louable effort de mixer la langue de Dante avec la thérapie de l’entreprise, Emma m’avait rapporté d’une manifestation professionnelle en Italie (et je n’avais même pas pu l’accompagner !) un drôle d’ouvrage intitulé La terapia dell’azienda malata, signé de quatre auteurs qualifiés de psychologues ‘systémiciens’. En conséquence d’une poussée d’altruisme mêlé d’empathie, états ne m’étant pourtant guère communs (en somme pour lui faire plaisir) je m’étais efforcé de lire attentivement ce texte.
Qu’en dire aujourd’hui ? Qu’il traitait d’adaptation au domaine de la vie quotidienne dans le monde de l’entreprise de méthodes thérapeutiques inspirées - dans l’hypothèse où j’avais bien saisi - d’une école de psychologie nord-américaine. Je tente simplement de formuler que les auteurs (s’agissant d’un ouvrage collectif) proposaient d’appliquer à divers problèmes susceptibles de se rencontrer dans les entreprises (abus de pouvoir, harcèlement, maltraitance) des techniques de soin psychologique habituellement réservées aux individus ou aux couples en difficulté. Le tout avec illustrations (ou cas comme on aime à dire dans ces milieux) à l’appui. Bon, ne c’était pas inintéressant, pas idiot, voire original. À tel point que j’avais même envisagé d’en tirer quelque chose au plan pédagogique. Je pensais notamment à l’une de mes classes de première que la stylistique de Sciaccia excitait plus que modérément…

Finalement j’abandonnai ce projet. Qu’aurait-on pensé en effet d’un jeune et prometteur agrégé d’italien délaissant Pirandello pour ce Nardone (l’auteur principal de l’ouvrage évoqué) ? Car nous autres, la tribu des agrégés composons toutes disciplines confondues autant de remarquables esprits qui ne s’abaisseraient sous aucune prétexte vers autant de trivialité… Ce serait déchoir. Pour ma part, j’ai toujours trouvé des plus ridicule cet élitisme qu’on nous inculque (au mieux implicitement) durant les années de préparation aux concours, mais c’est ainsi.

D’ailleurs c’est certainement cette ambiance que je jugeais détestable qui aura fait que malgré mon succès à la promotion quatre-vingt-dix-huit, je ne conserve de l’université Lyon III (dans laquelle j’avais accompli mes études d’italien) qu’un souvenir de plus ennuyés. Il faut dire qu’à cette époque, j’étais pour ne rien arranger armé d’une sensibilité politique peu en accord avec l’ambiance des lieux. État qui ne contribuait guère à me sentir en forte harmonie avec nombre de mes collègues et enseignants. Aujourd’hui j’aurais tendance à concevoir la res politica comme une sorte d’inconvenance, disons un peu à la façon d’un Valéry Larbaud (sans la fortune).

À la réflexion, comment ai-je bien pu réussir par passer avec succès  l’épreuve des oraux ? Une souveraine confiance en mes capacités (vraiment héritées de nulle part), confiance mêlée d’une sorte de morgue savamment dosée et qui auront dû finir par emporter l’adhésion de mes examinateurs de l’époque ! Il fallait évidemment a minima être compétent, voire brillant (bien que point trop original toutefois). À vingt-quatre ans passé à l’époque, je réunissais sans doute et d’une façon optimale ce genre de qualités qu’on attend d’un jeune homme promu à une solide carrière dans l’enseignement secondaire. Et puis ma culture (die Kultur… objet de vénération sans borne dans ces sortes de milieux académiques) n’était certes pas prodigieuse mais enfin, pour un étudiant européen de la fin du vingtième siècle, je ne déméritais pas, du moins dans les affaires de ma discipline.
Et pourtant, après deux modestes années de pratique, l’intérêt de former des enseignants à jongler jusqu’à des niveaux stratosphériques avec les problématiques propres à leurs domaines respectifs m’échappait de plus en plus. Tout autant d’ailleurs qu’à nombre de mes confrères, enseignants de mathématiques, d’histoire-géographie ou autres disciplines.

Car en réalité me voici face à des adolescents dont la plupart se moquent éperdument d’être en mesure de discerner entre République de Gênes et République de Pise ou entre Guelfes et Gibelins ! J’évoque les ‘domaines respectifs’ au simple motif que si le délire (la différence entre le ‘réel’ et le  ‘prescrit’ comme aurait pu dire mon Emma) se limitait à l’italien, voire aux seules langues étrangères, l’interrogation pourrait demeurer somme toute marginale. Mais voilà : j’ai à l’esprit ce collègue capétien de mathématiques qui perdait pied face non tant aux difficultés de compréhension conceptuelles que pouvaient légitimement éprouver certains de ses élèves ; plutôt au constat de leur désintérêt absolu quant à l’essence ou en somme à l’histoire, à l’origine de la discipline. Qu’ils soient prolétaires ou bourgeois n’y changeait rien, tous ces gones préférant le rap…
Je n’ai rien contre le rap et il m’arrive même d’en apprécier à l’occasion certains morceaux écoutés à la radio. Mais enfin, à quoi bon se tordre les neurones durant des années pour au final faire classe devant des élèves qui le plus souvent, en écoutant distraitement leur prof, ont l’impression d’avoir affaire à un extra-terrestre ? Comme aurait dit feu mon père - modeste maçon rital immigré de son état - nous autres, profs de ceci et de cela, n’étions rien d’autre que des intellectuels fatigués. On ne comprenait pas grand chose au monde qui nous entourait et plus on y réfléchissait - armé de notre impressionnant savoir : livresque, encombrant, excluant - moins on comprenait finalement.

Emma n’avait pas ce genre de difficultés. Mais elle en avait d’autres que je ne lui jalousais pas, loin s’en fallait. C’est qu’au lycée les rapports de pouvoir, les petites mesquineries de salles de profs, les jalousies de hiérarchies scolaires, pour être bien réels n’avaient cependant pas la grandeur, le panache de ces intrigues de palais à la façon disons du siècle de l’empereur Hadrien, façon Yourcenar. Au lycée, c’est ma foi plutôt minable dans l’ensemble. D’ailleurs la trouille plutôt que la motivation empêcherait quiconque d’empoisonner son voisin, tant il est évident que la modernité pourrait se définir comme l’absence de prise de risque à tous les étages, depuis la ceinture de sécurité jusqu’au contrôle du nombre de morceaux de sucres dans son café. Bref, on s’emmerde dans le confort et c’est bien cette sorte d’ennui ou de vide existentiel plutôt que l’innocente paresse qui constitue me semble-t-il la vraie source de tous les vices.

Au bahut donc, c’est minable. Ambiance entre La Bruyère et Erasme, pour faire une analogie. Analogie un peu obscure peut-être, mais seulement pour les braves gens, vu que tout intellectuel ayant atteint un niveau jugé satisfaisant d’éducation a lu ou du moins entendu parler des Caractères ou de L’Éloge de la folie. Mais que le simple se rassure ! car et (aussi étrange que cela puisse paraître) il y a une justice, dont je livre ici la teneur : l’érudition isole irrémédiablement d’autrui. Et lorsque l’intéressé s’en aperçoit - s’il s’en aperçoit jamais - il est trop tard. Il est trop tard car le savoir dans le cerveau, comme le sel dans la cuisine ou le tatouage dans la peau, s’il peut toujours s’ajouter, ne peut guère être retiré.

À l’ANPP, l’organisme employeur d’Emma, c’était une autre affaire. Car si chez nous, le quotidien y est médiocre, à l’image du genre humain ni plus ni moins, genre homo homini lupus à la petite semaine, à l’ANPP et pour ce que j’en comprenais au travers des propos et situations rapportés par ma belle, chacun y baignait non seulement dans les rapports de domination et donc l’universelle magouille propre au monde du travail, mais en supplément dans une sorte de marécage politico-organisationnel (je ne trouve pas de formule mieux choisie) des plus glauques. Marécage me faisant immédiatement songer à ce pauvre baron de Münchausen qui, enfoncé dans l’un de ces horribles swamps avec son destrier, dû paraît-il son salut en réussissant l’exploit de se tirer lui-même par les cheveux…
À l’ANPP il semblerait bien que pour le plus grand malheur de chacun, cette solution soit improbable à mettre en œuvre. Non tant par l’impossibilité de se tirer soi-même par les cheveux mais peut-être plus trivialement parce que la plupart de ces petits soldats de la prévention portent - au sens réel ou symbolique (peu importe ici) - le cheveux court, du moins les hommes (et pas mal de femmes à ce qu’on m’en disait) ! Comme l’Armée de Rome en somme et comme la plupart des armées. Car le cheveu court, c’est chose connue, est signe de soumission aux pouvoirs quels qu’ils soient. Le cheveu long… bref les ‘Barbares’ venus du nord pour mettre à bas l’immense empire romain n’avaient pas quant à eux précisément le poil très court.

Institution dirigée par un conseil d’administration paritaire, autrement dit géré par moitié de représentants patronaux et moitié de représentants syndicaux, autant dire que l’ANPP était structurellement ensablée en permanence dans des malentendus, conflits, contradictions, incompatibilités et incompréhensions innombrables à propos de ses orientations de recherche (en réalité à propos de tout et n’importe quoi ayant à voir de près ou de loin avec les destinées de la prévention des risques en notre bonne vieille patrie).
Autant dire qu’en bas, dans les soutes de ce navire errant parmi écueils, récifs, brisants, les pauvres agents de recherche (tel était l’intitulé officiel d’individus pourtant détenteurs au minimum d’un doctorat, en outre parmi un éventail impressionnant de disciplines scientifiques) les pauvres agents de recherche donc étaient continuellement englués dans des sortes de contradictions difficilement surmontables. Au point que l’observateur extérieur (sous réserve qu’il soit doué d’un peu de jugeotte) pourrait bien se demander si le principal objet de leur recherche n’était pas eux-mêmes... : recherche d’identité perdue parmi les décors d’un environnement professionnel largement monté en trompe-l’œil.

Ainsi donc, à écouter Emma me rapporter les dernières turpitudes dont elle-même ou quelque collègue faisaient l’objet, je me demandais comment un être humain normalement constitué pouvait supporter cela. À moins peut-être de se foutre totalement de sa mission, à la rigueur de jouer au bon exécutant dépourvu d’un quelconque sens critique, les mannes de La Boétie, mémorable auteur d’un Discours de la servitude volontaire devaient être à la fête… Comme quoi l’homme a beau être capable d’envoyer des fusées dans l’espace lointain, il n’en reste pas moins un éternel gosse au regard de son évolution propre. Enfin c’est le genre de pensées qui me venaient à propos de la saga ANPP rapportée par Emma ou à l’occasion par l’un ou l’autre de ses collègues qu’elle invitait chez nous, telle Nadja par exemple.
Mais aussi il convenait de noter que dans sa boite, la moquette était épaisse (au lycée c’était plutôt sols en carreaux froids…) et le comité d’entreprise de bonne tenue (séances de remise en forme à des coûts dérisoires, café gratuit à l’envi dans les services, alors qu’au lycée…). Mais le confort matériel suffisait-il réellement à supporter autant de bêtise et d’inconfort ? Car en plus, il semblerait qu’on n’y rigole pas beaucoup…
Pour ces raisons et bien d’autres qu’il serait pesant de rapporter et tout bien considéré donc, je préférais la légèreté de mes élèves italianisants à la lourdeur bureaucratique de la noble mission de prévenir les risque au turbin. Car si en France l’Éducation Nationale a tout du mammouth, l’ANPP, bien qu’incomparablement plus modeste en volume, budget, utilité, personnel, réussi tout de même le prodige d’être franchement dinosaurienne. Resterait à déterminer la date de l’extinction définitive, sans doute génétiquement programmée d’avance, genre Tamagotchi. Mais c’est une autre histoire.

Il est bien possible que ces conditions de travail assez sordides (malsaines si on veut) dans lesquelles ma pauvre Emma se débattait en vain aient eu un effet délétère jusque dans le tréfonds de ses entrailles. Je n’en saurai jamais rien, ce n’est qu’un soupçon.
Toujours est-il qu’à partir de ce jour de la mi-septembre 2001 où Emma m’annonçait sa décision d’avorter (oui car elle était enceinte), rapidement plus rien n’allait aller entre nous.

Emma, terroriste de mes espérances.

Plus rien n’allait aller entre nous et plus encore pour ma petite personne, déjà mal servie par un naturel exagérément tourmenté.

Ce qui, me concernant, valait peut-être bien quelques minutes de silence.

D’usage strictement idiosyncrasique il va de soi.


II


« Alors ! Comment ça s’est passé ? »
J’étais occupé à débarrasser le lave-vaisselle. Emma venait de rentrer. Elle s’était assise sur l’une des chaises de la cuisine où j’œuvrais, déposant son sac à main sur la petite table ronde, l’air un peu renfrognée (pour ce que je pouvais en juger entre deux manipulations d’assiettes).

« Bruno, il faut que je te dise quelque chose. »

Oui, je me prénomme Bruno. Je suis un jeune homme de vingt-sept ans, d’un physique agréable (sans être exceptionnel me semble-t-il), mixture de sang italien et pied-noir, tendance ou même caricature de beau brun ténébreux. Ceci étant, je dissimule une forte myopie sous des lentilles de contact souples ainsi qu’un tempérament quelque peu compliqué sous le cache-misère d’une culture que certains qualifieraient sans hésiter de pathologiquement développée…
Je me considère disons comme un cas assez commun de sujet contemporain fonctionnant en mode dégradé comme disent paraît-il les collègues ingénieurs d’Emma à propos de cimenteries ou d’usines nucléaires, ceci pour à peu près tout : santé physique et mentale, éducation, relations familiales, activité professionnelle, amitiés et bien entendu amours.

« Quoi donc chérie ?
- Je t’avertis, ça ne va pas te plaire.
- Ah …
- Mais j’ai bien réfléchi. »
Je remisai les derniers verres dans l’étagère au-dessus du lévier comme disait maman, puis dirigeai plus explicitement mon regard vers ma compagne, un peu sur la défensive :
« Et qu’est-ce qui pourrait ne pas me plaire Emma ?
- J’ai pris rendez-vous à l’hosto. À la mat à Vandœuvre.
- Et bien mais c’est très bien… Quelque chose qui ne va pas ? »

La perspective de devenir papa était pour moi une affaire importante. En cela je n’avais rien à voir avec tous ces mecs qui se retrouvent père de famille parce que leur nana, en accord avec l’appel d’un instinct maternel immémorial, leur imposait plus ou moins un rejeton dont ils finissaient par s’accommoder. Non moi… enfin, avec Emma en plus… le petit hériterait peut-être de sa dinguerie (et de la mienne) mais aussi bien du sourire, de la bouille de sa maman, qui toujours me remuait les tripes par son étrange beauté et son air ingénu. Enfin j’espérais bien.
J’espérais bien un peu de la tronche d’Emma dans le bébé qu’elle était en train de nous fabriquer. Et aussi, plus secrètement, plus névrotiquement aussi sans doute, d’être père je le souhaitais d’autant plus que le mien de père avait disparu un peu trop tôt,  dans un stupide accident de la route. Ce qui souvent me faisait penser qu’Emma avait beau dire, elle n’était pas immunisée contre les risques… Cette putain de portion d’autoroute A31 me faisait flipper, c’était ainsi. Pour sa sécurité à elle bien sûr, mais pas seulement.
« Bruno je ne vais pas garder le gosse… l’enfant… je vais… je vais avorter. 
- Tu vas quoi ? »
Je ne devais pas avoir bien saisi… Ou alors il s’agissait encore d’une de ces sorties brusques et dénuées de sens dont Emma était coutumière. Pour la ‘clinique des communications fonctionnelles dans le travail’ je ne doutais pas de sa compétence, mais pour ce qui était de la communication émotionnelle dans le couple, j’entretenais quelques doutes.

Mais non, j’avais beau chercher une explication alambiquée… j’avais bien entendu… Et puis aussi ce bourdonnement, ce bruissement… comme un essaim d’abeille dans les neurones. Soudain, les tempes qui me pressurent… un symptôme qui m’assurait avoir bien entendu ce que je n’avais pas envie d’entendre.

« Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? Tu plaisantes ou quoi ? » Dès l’instant où je prononçais ces paroles, ma réaction ne m’apparaissait pas des plus appropriées… Trop brutale.
« Non je ne plaisante pas… Je… j’ai bien réfléchi… enfin voilà, je me sens incapable d’être mère c’est tout. 
- Incapable d’être mère ! Mais qu’est-ce qui te prend ?
- Et incapable d’accoucher, voilà c’est comme ça. »

J’étais comme figé devant ce putain de lave-vaisselle à la con. Objets inanimés, avez-vous donc un âme ? comme aurait déclamé Lamartine, peut-être bien dans un instant de faiblesse intellectuelle. Car j’ai tendance à penser que si un objet est ‘inanimé’, alors c’est qu’il n’a pas d’âme et donc l’interrogation du poète deviendrait une sorte de bizarre tautologie !

Voilà, c’était tout moi ça ! Cette façon de dérailler par le cerveau face à l’insupportable. Elle voulait avorter ! Emma voulait avorter ! Se débarrasser de ‘ce gosse’ comme elle disait ! Rejeter cet enfant que j’attendais, dont j’espérais férocement la venue ! Non mais c’était pas possible ça ! C’était pas possible un truc pareil.

« Bon écoute Emma. Ne me sors pas ce genre de conneries s’il te plait. »
Je commençais à sentir la colère m’envahir… me contrôler… me contrôler bordel de merde ! Elle avait pris son air de petite fille fautive, assise au bord de la chaise, un peu raide, les jambes serrées, les mains jointes à plat sur la petite table en teck devant elle. L’air un peu absente, comme si tout cela n’avait guère d’importance au fond. Comme si ça ne la concernait pas. Une bêtise de petite fille, vite réparée, vite oubliée, vite pardonnée. Ou encore comme si elle parlait de quelqu’un d’autre que d’elle-même… de quelqu’un d’autre que de l’enfant, ce petit fœtus qu’elle portait.

Mon gosse merde ! Sainte Emma de merde ! Ses cheveux étaient ramassés en chignon à l’aide d’une grosse pince de plastique rose. Devant elle, sur la table, près du sac à main, un reste de mille-feuille du matin. Emma aimait les pâtisseries, et particulièrement les mille-feuilles. Elle aurait pu aussi bien désirer du caviar Beluga, pour la progéniture j’aurais fait le nécessaire. Du reste… des restes… Et mon petit, il resterait pas lui ? C’était ça ?

« Bon… d’abord… d’abord… Ah ! et puis merde ! Ça se décide pas tout seul un truc pareil tu crois pas ? »
Elle ne réagissait pas.
« Mais enfin, c’est pas vrai ! c’est une blague ! c’est du délire ! Une sale blague c’est ça ? dis-moi que c’est ça ? Une blague à la con. »
Emma s’était mise à se gratter le dos de la main gauche avec l’ongle de l’index droit. Plus fréquemment, elle se grattait l’ongle d’une main avec celui de l’autre main. Le vernis qui se barrait sans doute, et elle d’accélérer le processus. Mais là non ! Elle se grattait le dos de la main.
« Non Bruno, je t’assure… non je n’en veux pas de ce gosse… je n’en veux plus, voilà. 
- Tu n’en veux plus ! Comme ça !.. Un matin tu te réveilles et tu te dis ‘ tiens, j’en veux plus de mon gosse ! Faudra que j’en cause à Bruno’. T’en veux pas ! T’en veux pas ! Tu fais chier Emma, TU FAIS CHIER ! »

Je commençais à avoir du mal à respirer normalement. Après les bourdonnements, voilà que le souffle me manquait. Comme si l’air ne me parvenait plus aux poumons soudain. Comme propulsé à huit mille mètres d’altitude, là-haut, avec les longs-courriers, sans oxygène, par moins cinquante degrés Celsius. Voilà.

« Et si moi je le veux hein ! T’y as pensé à ça ? Que moi je le veux cet enfant ! Et puis on l’a décidé ensemble non ? 
- D’accord mais maintenant je le veux plus j’te dis. »
Elle grattait de plus en plus fort, de plus en plus nerveusement. Et moi je haletais de plus en plus. À l’unisson en somme.
« Maintenant tu le veux plus ! »

On était là, comme deux cons, comme tant de ces couples de merde qui savent même pas ou même plus pourquoi ils sont ensemble… Ces couples qui merdent tout le temps. En permanence. Sauf que là c’était nous et qu’on était en train de merder vraiment beaucoup. Beaucoup trop.
« Maintenant tu le veux plus ! Maintenant tu le veux plus ! Mais c’est dingue ça ! t’es dingue ! t’es folle ! Sai che sei completamente pazza!
- Ah arrête Bruno ! C’est moi qui le fait quand même ! Tu fais quoi toi pendant ce temps ? »
Voilà bien le genre de conneries que cette connasse pouvait me débiter en un moment pareil. Stupéfiant !

Je vivais (en union libre) depuis bientôt deux ans avec Emma. On avait un petit appartement etc. Ça me semblait aller pas trop mal. Et voilà qu’elle foutait tout en l’air. Tout parterre plutôt… merde alors ! ‘c’est moi qui le fait ! c’est moi qui le fait !’

Qui le défait oui !

« Emma je te signale que tu peux pas décider toute seule, comme ça. Ça marche pas comme ça. Là-bas, à la mat on a dû te le dire quand même non ? 
- Ah fais pas chier ! Et puis on est pas mariés de toute façon ! Si ça se trouve, tu l’aurais même pas reconnu à sa naissance alors. »
Putain là  je sentais que j’allais pas tarder à péter les plombs si elle continuait à me provoquer… Si ça continuait, c’était moi qui allait me retrouver au ban des accusés ! Je lui balançais un regard furieux, dangereux même, du genre qui valait bien un coup de poing bien senti dans sa petite gueule de merdeuse stupide.
D’un coup d’un seul je la haïssais. Oui je la haïssais, parce que je sentais bien du plus profond de mes tripes, de mes tripes stériles, incapable de le faire et de le garder pour moi ce gosse, qu’elle allait pas changer d’avis, qu’elle allait pas revenir sur sa décision.
Et même… même si elle changeait d’avis, qu’est-ce que ça changerait au fond ? L’enfant viendrait, il finirait par venir bien sûr. Mais c’est quoi une femme, un couple, un enfant ? Enfin c’est quoi, qu’est-ce ça voudrait dire d’avoir l’enfant après un truc pareil ? Rien du tout. Quelle merde !

Alors, finalement, furieux, je quittais la cuisine. J’en sortais aussi bien pour ne plus voir cette salope, ne plus l’avoir devant les yeux, que pour aller me chercher un Equanil, un Tranxène, un Xanax, enfin un de ces petits machins d’anxiolytiques qui, je l’espérais, m’aiderait à supporter tout ça. Et aussi à me retenir de picoler toute la soirée dans un coin en faisant la gueule. Peut-être même bien aussi me dispenser de lui foutre une bonne beigne.

En m’éloignant, je l’entendis me dire, sur un ton vaguement larmoyant :
« Je suis désolée Bruno, je suis désolée, mais vraiment je n’en veux plus de ce gosse. »

Va te faire foutre pauvre conne !

III


Je n’étais vraiment pas convaincu que ce soit la meilleure des résolutions que d’aller voir ce type, ce psychanalyste (peut-être  bien psychiatre-psychanalyste !) qu’Emma m’avait recommandé. C’est qu’un professeur de langue n’est bien sûr pas des plus qualifiés pour juger de la pertinence d’une visite chez un psychologue. Un psy qui de plus serait un collègue d’Emma si j’avais bien saisi… Cette dingue, cette tordue d’Emma !

Mais enfin, après bien des journées, bien des soirées passées en saouleries, dérives nocturnes sans but, tentatives d’explications et argumentations croisées foireuses et vouées à l’échec, réconciliations mort-nées, disputes, menaces, que me restait-il à envisager ? Quitter Emma ? Lui tordre le cou ? Oui j’y songeais de plus en plus (la quitter s’entend…). Oui car je ne pouvais plus mais alors vraiment plus l’encadrer. Comment pouvait-elle me porter un coup pareil ? Et avec un tel aplomb. Et avec un tel sentiment de son impunité… Non, ça n’allait pas, ça n’allait plus et même ça n’allait plus du tout. Ces journées passées à me morfondre. Et mon travail, mon enseignement qui commençait à s’en ressentir… D’ailleurs ma seconde C2, habituellement des plus dissipées, s’était bizarrement calmée ! Mauvais présage… Ce devait être que les merdeux s’inquiétaient pour leur prof de rital. On a beau dire, personne ne s’acharne vraiment sur les malades, sur les mal-portants.

Pas même ces petits cons.

Le docteur… comment déjà ? Ah oui ! Alvarez, le docteur Alvarez donc avait son cabinet de consultation à Metz, au centre ville. Un édifice élégant, à la manière ancienne, rue de la Tête d’Or, près de l’église Notre Dame. Ça me rappelait un peu ma ville natale, sans le parc mais enfin… Par contre que ce type connaisse Emma, qu’a fortiori elle me l’ait indiqué durant un bref instant d’empathie à mon égard, je ne savais trop pourquoi mais j’avais comme un mauvais pressentiment.

Elle m’avait dit ‘tu verras, il sait écouter’.
Il sait écouter… et alors ?

J’avais rendez-vous ce triste jour d’automne, à dix-huit heures. À l’heure dite, enfin quelques minutes avant, je sonnais, puis pénétrais dans le vestibule d’un appartement bourgeois, à l’évidence occupé par une ou des personnes de bon goût. Je me dirigeais vers la pièce d’attente où assez drôlement trônait un poster très connu de Louis Armstrong, poster où on le voit non en pleine action mais comme agrippé à sa trompette (ou était-ce un cornet ?) et aussi arborant ce sourire un peu niais de bon négro qui a fait tant… jazzer.

Ce type, mon futur psy ? était-t-il musicien ? jazzman ? trompettiste ? (peut-on d’ailleurs concevoir un psycho-quelque chose trompettiste ?) ou simplement amateur ? Quoi qu’il en soit et malgré mes modestes notions en la matière, il ne m’apparaissait pas que Armstrong représente l’avant-garde dans ce genre musical. J’en déduisais (hâtivement peut-être mais la faculté de déduction n’est-elle pas un autre propre de l’homme après le rire ? Surtout dans ces circonstances ou l’envie de rire ne m’effleurait pas vraiment) j’en déduisais donc que ce monsieur Alvarez devait faire montre d’un certain conformisme esthétique. J’étais comme fixé dans cette sorte de considération oiseuse lorsque l’individu vint m’accueillir, m’invitant à le précéder dans son bureau pour cette première (et peut-être ultime) psycho-consultation.

Un peu stupidement, je m’attendais plus ou moins à devoir m’allonger sur le paradigmatique divan, mais il n’en fut rien. L’ustensile était bien présent mais je n’eus droit qu’à un siège, au demeurant confortable. Alvarez prit place face à moi dans un fauteuil jumeau du mien et positionné à une distance que j’estimai d’un mètre cinquante (plus ou moins trente centimètres).
Il croisa les jambes, disposa ses mains l’une sur l’autre, et l’ensemble sur son genou gauche. Puis il m’observa un court instant (arborant une mimique genre jocondesque) avant de proférer en guise d’entrée en matière quelques mots d’introduction, dont le contenu fortement ritualisé, pour ne pas dire franchement stéréotypé me fit esquisser un sourire intérieur un peu moqueur (genre sourire de Reims). Je pensai aussi, comme une excuse à son attention, qu’Epinal et ses fameuses images n’étaient pas si loin.
« Bien… Qu’est-ce qui vous amène ? »
Spontanément, je fus tenté de lui répondre que l’intro n’était guère… amène, pour ensuite poursuivre par un ‘Emma, votre collègue m’amène’. Mais, et sans trop bien savoir pourquoi, je m’abstins. De toute façon, il était certainement déjà bien informé alors à quoi bon !
« Ce qui m’amène c’est que ma femme, enfin mon amie disons, a avorté. Je n’ai pas eu mon mot à dire… et moi je… je voulais… je le voulais cet enfant… Et aujourd’hui c’est foutu. Voilà ce qui l’amène… pardon, ce qui m’amène. »
Le tout formulé en pensant que c’est Emma qui aurait dû se trouver ici, à ma place.
Et d’ajouter :
« Et j’ai aussi perdu Emma bien entendu. Enfin, c’est en bonne voie… Elle s’appelle Emma, enfin Emmanuelle quoi. Enfin vous le savez bien et enfin je veux dire que je suis sur le point de la quitter voilà ! »

Un silence se fit. Le docteur Alvarez, un genre de type élégant, dans la cinquantaine, vêtu d’un complet de bonne coupe quoique austère, l’air des plus sérieux, pénétré peut-être par sa mission de soulager les âmes en souffrance allez savoir ! me regardait sans y avoir l’air. Tout en esquisses, croisements, affrontements visuels, évitements, détournements des yeux, je me disais que l’art du regard en situation de consultation psy mériterait bien, si ce n’était déjà fait (et c’était à n’en pas douter déjà chose faite) quelques travaux de thèse bien torchés.
Le docteur Alvarez donc resta silencieux. D’où un silence donc et je n’y étais pas pour grand chose. Toutefois, après un temps qui me paru bien long, il émit l’onomatopée suivante (qui aussi bien que son propos introductif m’apparu faire partie de la famille linguistique des rites psys) :

« Oui… »

Voilà qui devait suffire à ce que j’en dise plus, un peu plus, enfin disons une invite à me prononcer. Comme quoi ce silence, j’en étais ou j’en semblais être… ou mieux encore ce type m’en rendait responsable ! Alors je lui parlai tout à trac de notre rencontre, moi et elle, trois années auparavant, à l’occasion d’une soirée chez un couple d’amis communs, d’origine lyonnaise (tout comme moi-même). Bref, rien que du banal, du convenu (les deux rencontres en fait, Emma hier et le psy ce jour). Et surtout de ma part des formulations confuses, très confuses, mélangeant sans discernement l’essentiel et l’accessoire, développant au delà du raisonnable divers détails dénués d’intérêt et laissant sous silence ce qui aurait pu compter.
Et oui doc c’était ainsi ! Et moi le prof d’italien, qui devait faire aussi avec une sorte de stupéfaction face au constat d’un tel gigantesque grand écart entre l’intensité de ce qu’on nous avait imposé d’ingurgiter et le dérisoire de ce que nous devions régurgiter.

Pourquoi est-ce que je rapportais de tels propos, de tels mélanges à ce docteur Alvarez ? Aucune idée. Emaillé de quelques ‘oui’, ‘hum’, ‘bien’ émis par mon écoutant, je poursuivais de la sorte, un peu à l’aveuglette, diverses élucubrations discursives autant qu’associatives.
Ceci jusqu’à ce qu’un ultime mais plus insistant ‘bien’ me fit entendre que la séance était close. Forclose ? Fort bien ! Ah et j’oubliais ! J’oubliais mais enfin voilà j’étais déjà en partance aussi... Oui j’omettais de dire que cette fameuse rencontre avec Emma s’était produite durant une soirée. Alors bien sûr il y avait d’autres personnes, d’autres invités. Seulement voilà, je ne me souvenais plus très bien…
Ah si ! Une gonzesse m’entreprit et plus tard Emma m’assurera que cette vieille peau comme elle avait gentiment qualifiée la rivale (qui, il est vrai, était passablement plus âgée que nous et même que nous deux réunis) s’appelait Laurence. Oui Laurence… et je crois même me souvenir, non… je me souviens qu’elle était nièce… ou petite nièce ? d’un célèbre écrivain allemand. Et Emma m’assurait surtout que cette Laurence m’avait dragué comme une forcenée durant cette soirée. Comme quoi, les femmes, lorsqu’elles ne s’intéressent pas à un homme, il n’y a rien à espérer, mais dans le cas inverse elles tendent à voir de la concurrence de façon quasi hallucinatoire…

Mais aussi qui sait ? qui sait si j’avais su détecter l’attirance de cette nièce ou petite-nièce de grand écrivain d’outre-Rhin pour ma modeste personne, qui sait si je ne l’aurais pas eu ce gosse ? Et en prime de rencontrer un jour ou l’autre le grand homme (je me serais bien arrangé avec mon allemand élémentaire ! question de motivation) ? Enfin ! autant de pensées que je n’eus pas le loisir d’exposer au bon docteur Alvarez car l’heure c’est l’heure.

En rentrant à Pont-à-Mousson, je réalisai - tardivement donc - que malgré d’évidentes origines sud-américaines, ce type n’avait quasiment pas la moindre pointe d’accent lorsqu’il s’exprimait. Il faut dire aussi qu’il ne disait pas grand chose… il savait (juste) écouter ! Sans être linguiste, j’en restai à l’idée (un peu farfelue mais n’empêche) qu’il était ardu de juger de l’accent d’un écoutant. Sur ce, malgré ma faim et le sandwich de chez Paul resté inachevé sur les genoux, je m’assoupis dans le Train Express Régional qui me ramenait mollement au bercail.

De retour à l’appartement, une sale surprise m’attendait : Emma était partie… Donc je ne la quittais pas, elle me quittait ! Elle me prenait de vitesse.  Elle virait mon gosse, puis me virait. Même pas me laisser le temps de lui mettre un coup de pied au cul !

Un comble.

Enfin… j’allais en compensation retrouver mon pieu, oublier le divan, ce qui représentait un certain progrès question confort… Le choc passé, autrement dit après une bonne semaine de nouveaux atermoiements, je me confirmai tristement à moi-même que cette fille était vraiment et définitivement dérangée. Ce n’était pas faute d’avoir été alerté. Ma mère notamment voyait en Emma une petite poupée un peu trop étrange. Et donc la chérie aura attendu le jour de ma première visite à son collègue psychiste pour se barrer ! Un comportement aussi singulier avait-il été prémédité ? Et dans l’affirmative, que pouvait-il bien signifier ?

M’auto-suggérant qu’il n’y avait rien à comprendre, je décidai de poursuivre mon abrutissement journalier nocturne (ou pré-nocturne) au cuba libre cette fois. Aussi pour cette soirée en solitaire forcé, je forçai inconsidérément sur les doses de rhum en proportion du peu de Coca Cola disponible dans mon antre. De sorte que je ne tardai pas à divaguer doucement, tout en m’affairant à retrouver dans le merdier qui me tenait lieu d’environnement domestique (Emma ayant légèrement négligé de ranger derrière elle en partant avec ses trucs perso) ce magnifique C’eravamo tanto amati de Scola.
Il y avait de la nostalgie dans ce choix vidéo. Nostalgie agie comme aurait certainement formulé cette conne d’ex future maman de ma progéniture. Elle aurait mieux fait de se débarrasser de sa merde, de ses angoisses de juive complexée ou je ne sais quoi ! Moi aussi j’avais des origines plus que modestes. Et alors ! j’en faisais pas une maladie moi ! J’avortais pas moi PAUV’CONNE !
Moi aussi j’avais fait des tas d’études pour sortir de la merde des origines !  Fuir le bourbier prolo, le vide, l’inculture, la niaiserie, les débilités, les bondieuseries, les superstitions, les séries TV à la con, Julio Iglesias, les cartomanciennes et mille autres merdouilleries caractéristiques des pauvres gens, des gens de rien, ceux qui comptent pas. Et alors ! Est-ce que je l’emmerdais pour autant moi ! Est-ce que je t’ai jamais emmerdé avec mes salades moi ? Et quoi ! et quoi ! PAUV’CONNE d’Emma ! Qu’est-ce t’allais imaginer ? Que le môme il allait être aussi con que nos vieux c’est ça ? aussi con que SES vieux ? c’est ça que t’as voulu éviter ? PAUV’FOLLE ! Je t’emmerde ! je t’emmerde !

 JE T’EMMERDE !!!

Bon mais en fin de compte Emma m’avait épargné de faire trop durer mes hésitations quant à une éventuelle (et probable) décision de ma part de me débarrasser de sa personne. En plus, depuis un moment elle ne baisait plus trop, plus du tout même (d’où le divan). Alors où était le gain de m’embarrasser de cette tête de linotte ? Avec sa libido de moineau.

Elle était repassée, une fois, en début de soirée, histoire de reprendre quelques babioles et aussi de me rendre les clefs. Elle avait bien tenté de me signifier à quel point ‘j’en avais de la chance de conserver l’appartement dans lequel elle s’était pourtant beaucoup investie’. Tout en écoutant ses jérémiades, je me repassais mentalement ce vieux film, celui dans lequel Isabelle Huppert s’était fait connaître, La Dentellière. Avec Emma dans le rôle principal c’aurait été pas mal non plus... Et l’autre intello-gaucho tordu là ! Dans le rôle du méchant Bruno… je m’y voyais bien tiens ! En moins gaucho certes mais tout de même, en aussi con. Et pour finalement renoncer à lui expliquer, à ma nénette apprentie coiffeuse, la signification du concept, il est vrai peu accessible au commun des mortels de matérialisme dialectique. Un appartement dans lequel ‘elle s’était beaucoup investie’… Mon cul oui !

Et moi, le méchant garçon, le macho, cette fois-ci, quand elle débarquait sans prévenir, cette fois-ci je me visionnais Aguirre, der Zorn Gottes (en VO sous-titrée en italien). Klaus Kinski, plus la musique du Popol Vuh, ce groupe baba schleu d’un autre temps. Dément ! En tous cas autre chose que ces minables batailles de petits couples chiatiques qui se déchirent pour survivre dans leur quotidien étriqué, alors qu’au bord de l’Amazone, on coupait les têtes des emmerdeurs.
Sacré Lope de Aguirre ! Il aura mal fini sa vie d’aventures mais au moins il se sera pas fait chier. À la recherche de l’Eldorado l’Aguirre et sa clique, le chef délirant et sa soldatesque déchue… Et d’un coup d’épée d’un seul il faisait diminuer la taille d’un mercenaire mécontent.

Je l’aurais bien décapitée cette conne tiens ! Ah ces conquistadors ! Merde, ça avait de la gueule tout de même ! Autre chose que de jouer au prof de toscan dans un insignifiant bahut messin. Je vis pas à la bonne époque et voilà tout… Pas le bon casting. Mais quand même, je lui laissais la bagnole.
Et pas trop le temps de tergiverser non plus. J’avais ce commentaire sur Arboretto selvatico à préparer pour dans deux jours. Un peu cul-cul la praline ce Rigoni Stern. Enfin non, pas vraiment. Un peu chiant voilà ! D’ailleurs Paola, ma brillante cousine transalpine, m’avait averti mais bon. Histoire de contourner un peu le programme officiel en somme… Ces ‘arbres en liberté’, j’imagine que ça valait pas ceux de la cordillère des Andes mais enfin il fallait faire avec.

Et donc faire comprendre à la super chercheuse en prévention de mes deux qu’il fallait pas qu’elle me fasse perdre mon temps à méta-communiquer ad vitam aeternam sur ‘la relation’… Bref, Emma, tu me fais chier, alors barre-toi avec ton ventre vidé et merci bien pour tout.



IV


Le temps passait. Un petit mois ? Deux plutôt… Je ne voulais plus la voir, plus rien avoir à faire avec cette femme complètement déglinguée, mais en même temps… enfin, moi aussi j’étais bien vide… bien vidé. Seul, à vingt-sept ans, quelle misère ! Avec ça je n’avais pas beaucoup d’amis. Quelques copains, comme Philippe, le matheux du lycée mais question partage des expériences de vie, je ne m’estimais pas suffisamment intime avec lui. Quand on causait, c’était toujours dans le même registre : la condition enseignante. Pas suffisamment proches, comme avec d’autres collègues du lycée pour, en leur présence, sentir un quelconque soulagement à cette solitude dans laquelle je sombrais piano ma non del tutto sano.

Bon restait Sylvain… Faudrait que je lui cause de mes soucis à l’occasion. Il allait comme toujours réagir avec son couplet habituel ‘faut s’assumer’, mais enfin, vu que c’était le seul ami que je me connaissais, je devrais m’en accommoder. Même si lui était resté dans la région lyonnaise.

J’hésitais à retourner voir le docteur sudam. Il m’avait bien organisé une rencontre hebdomadaire : ‘pour commencer’… Je m’y étais rendu quelques fois et voilà que ce jour j’hésitais. À quoi bon tout cela ? À quoi bon de poursuivre une plainte que je concevais assez caractéristique du siècle pour un mec dans mon genre ? Le genre cérébral pleurnichard. Il devait en entendre toute la journée de ces âmes paumées, grattant, en présence d’un tiers écoutant, sans guère de conviction, leur conscient, pré-conscient ou inconscient en quête d’un peu de sens existentiel…

 Tout cela me semblait d’un dérisoire !

Mais tout de même, je réalisais qu’à part avec lui, à qui d’autre pouvais-je confier mes tourments ? En outre, je me devais de reconnaître que ce type ne me jugeait pas, ne me disait pas ce que j’avais affaire. Il ne disait ni ne faisait grand chose, ce qui tout bien considéré était un moindre mal.
Et puis il était bien psychiatre-psychanalyste, docteur en médecine, vu qu’il me tendait une ordonnance à chaque fin de séance. J’étais remboursé, base sécu donc. Et finalement, même après avoir entendu et lu un tas de spéculations (invérifiables comme tout ce qui relevait de la planète psy) sur le rapport à l’argent, la dette symbolique, l’analité et j’en passe, le fait de ne pas trop casquer me convenait tout à fait.

Et tiens, à propos de ‘casquer’… est-ce que je lui avais parlé du casque ? Non tiens ! Toujours pas. Faudrait que j’y songe. La prochaine fois. Un peu de remplissage de temps à autre…

Et donc et bien oui, je le payais pour qu’il écoute mon affaire. Un peu comme une pute en somme (sans base sécu). On paie pour un service, et pour ne pas avoir à s’interroger sur la nature de la relation, et aussi pour n’être redevable de rien.
Une pute… évidemment, au plan du sexe, c’était pas fameux non plus. D’ailleurs faudrait que je me trouve une petite nana pas chiante et pas farouche. Mais ça se trouve où un tel profil ?

Donc ce type m’écoutait en échange d’un peu de pognon, comme une pute soulage le mâle en manque (qui ne veut ou n’ose s’embarquer dans une histoire tordue ou adultère ou je ne sais quoi). Et tout comme un prof déverse son savoir dans une classe… Non, pas tout à fait car ce ne sont pas les gosses qui paient mon salaire… C’est peut-être d’ailleurs pour cela qu’ils s’en foutent en général. Manque caractérisé d’implication directe.

Ainsi retournai-je finalement à ma consultation, rue de la tête d’Or. Installé dans mon wagon SNCF, je songeais de nouveau à Paola, la cousine turinoise. Non pas à propos de Rigoni Stern… juste qu’il y avait longtemps, trop longtemps ? qu’on ne s’était contactés… Plus de deux ans déjà ? Depuis mon retour de stage. Oui, c’était bien ça. Mais pourquoi ce silence entre nous ? Maintenant, oui, j’avais un bon motif de lui refaire causette vu qu’elle aussi elle était psy.
À cause d’Emma en somme… Merde alors ! Voilà que soudain je réalisais une improbable similitude de profil entre les deux filles. Comme quoi une thérapie, même à peine entamée, semblait promouvoir des associations d’idées, des révélations… inédites. Strano!
Bon allez, ce soir je lui téléphone. On verra bien… Et puis non. C’est qu’elle aussi est du genre bizarre, compliquée. D’étranges distances la saisissent parfois. Mieux vaudrait la joindre par mail. Ou alors un SMS ? méthode moins intrusive que le téléphone... Comme ça elle aura le temps de cogiter une réponse.

Si elle répond.

Comme à son habitude (déjà des habitudes ?) le docteur Alvarez  me reçu en face à face pour un nouveau round psychothérapeutique. Un mois et demi déjà ! Oui, un mois et demi avec ce psy et sans ma psy à moi… Un mois sans plus d’Emma ; sans plus de vêtements féminins qui traînent ; de chaussures de nana ; plus de maquillages ; plus de petites culottes et plus de sexe évidemment… Plus de femme quoi !
Et aussi ses CD, bouquins, revues, petits objets décoratifs… évanouis. Mais sur le chapitre de l’électrodomestique, j’avais tenu bon ! Faut pas trop faire chier tout de même. Encore une veine qu’on n’ait eu aucun animal domestique. Et pour ce qui était de la literie, Emma n’aura pas même songé à en revendiquer la propriété et donc l’usage. Serait-ce qu’ayant beaucoup dormi moi-même dedans, elle ne voulait plus de mes humeurs ? Vraiment déjantée cette pauvre Emma. Putain mais comment ai-je pu la supporter aussi longtemps ? C’est qu’elle m’aura tellement fait chier !

Tendant la main vers Alvarez pour le saluer, je m’interrogeai de nouveau quant à savoir si j’avais jamais vraiment aimé cette femme. Désirée, évidemment que oui ! À en devenir maboule même.
Je m’installai dans le fauteuil réservé au client, accompagné par cette autre pensée (réminiscence plutôt) relative à cet épisode idiot lorsque entrant dans l’officine du médecin-psychiatre de l’armée pour un entretien concernant mon statut actuel ou à venir dans notre noble institution militaire, j’avais pris place (par inadvertance ?) derrière plutôt que devant son bureau…

« Il faut que je vous parle d’un truc… Ne me demandez pas pourquoi… ça n’a rien à voir avec… avec l’enfant perdu. 
- ... 
- Et bien voilà… euh… je pourrais vous dire qu’Emma est partie le jour de mon premier rendez-vous avec vous. Vous dire aussi que j’en ai chié… On en a pas déjà parlé ?
- Oui. »
Oui… c’est-à-dire ? Qu’on en a déjà parlé c’est ça ? Tu fais chier avec tes oui. T’as pas appris à dire non mec ?
« Mais… et puis ça vous sortira de la routine allez ! Oui alors Emma passe un soir à l’improviste. Pour me faire chier… Excusez-moi je m’égare… pour me dire que j’étais gagnant de garder l’appart. Gagnant tu parles ! »
Tu parles, tu parles… Et oui, je parle je parle… À ce moment je ressentis une certaine émotion, une forte émotion même… qui me stimula les glandes lacrymales. Voilà que j’avais soudain envie de pleurer. Un peu… mes yeux… qui commençaient à s’embuer, les larmes affleurer.
Alvarez demeurait impassible.
‘Bon professionnel’ quand même me dis-je.

« Bon mais c’est pas ce que je voulais vous dire. Je voulais vous parler d’un truc idiot. »

Le docteur Alvarez demeura désespérément inerte. Sinon un assez subtil jeu d’évitement des regards, art pour lequel je me confirmai qu’il excellait (à partir de combien de secondes chrono un échange de regards devient-il gênant ?).
Mais cette fois-ci peut-être plus… enfin j’y trouvai comme un soupçon d’autre chose, comme une sorte d’intérêt à dissimuler. Donc si je voyais juste, j’allais peut-être bien effectivement lui changer les idées. Et ses parcimonieux micro-déplacements de membres ne trahissaient-ils pas, en deçà de l’inertie, de la neutralité (espérons bienveillante) affichée, qu’il existait bien quelque chose comme une relation entre nous ?

Impossible de ne pas communiquer en somme, y compris dans le silence. Unilatéral ou non.

De quoi allait-il être question d’ailleurs ? Et dans l’hypothèse ou je décide de poursuivre ces entretiens. Enfin entretiens… plutôt un monologue, un quasi monologue à deux, voilà ! S’il s’agissait bien d’une de ces psychothérapie en face à face, est-ce que ça durerait ainsi encore longtemps ou bien est-ce que ça ‘évoluerait’ en psychanalyse traditionnelle ?
Freudienne ? jungienne ? lacanienne ? Freudienne semblait-il. Enfin je raisonnais par défaut : pas de séances archi-courtes, pas d’interprétations archétypales… donc du Freud ? Alors oui dans ce cas je finirais par me retrouver allongé sur ce divan qui semblait me narguer, à quelques mètres, dans un coin de la pièce !

Dans le silence, dans le laps de temps d’attente de la poursuite de mon petit bavardage à venir, face à ce type qui sait écouter, je réunissais mentalement les quelques notions glanées ici et là à propos de la pratique psy. J’avais tout de même lu quelques ouvrages, en particulier deux ou trois classiques du maître.
Comme Die Traumdeutung, en français, dans une belle édition au PUF et dans une traduction de Jankélévitch (père) à ce qu’il me semblait me souvenir. Je trouvais intéressantes ces notions oniriques de déplacement et de condensation, notions que je rapprochais avec une certain gourmandise mentale de celles de métaphore et de métonymie que vu ma formation, je maîtrisais évidemment mieux.
Toutefois le titre en VO m’avait toujours paru tellement plus élégant que cet horrible La science des rêves ! (ou n’était-ce pas Le rêve et son interprétation ?). À donner envie d’apprendre suffisamment d’allemand pour être en mesure de lire dans le texte. Une langue magnifique. Seulement voilà : réservée aux masochistes !
Et aussi, à part une tante par alliance, originaire de Düsseldorf (le village de Düssel ?) je n’avais pas d’origines germaniques si pressantes qui m’auraient poussées à devenir prof dans cet idiome. 

Malaise dans la civilisation aussi m’avait bien plu. Ce Sigmund était une sorte de Cioran en version savante. Ou encore Totem et tabou. Un peu délirant à mon goût. Enfin disons une fiction, un récit imaginaire des origines. Drôle sur la forme (si on le lisait comme un ouvrage de science-fiction) mais un peu décevant sur le fond (quand on avait un peu parcouru Mauss, Malinowski et plus près de nous Levi-Strauss, qui étaient tout de même d’une autre tenue argumentative).

Ah et oui ! Les Essais de psychanalyse aussi… Mais un ouvrage trop technique pour moi, prof de lycée, fut-il agrégé. Ennuyeux si j’exceptais un étrange chapitre étrangement intitulé L’inquiétante étrangeté et qui m’avait étrangement fasciné… Ces développements compliqués où il était question, si ma mémoire est fiable, d’un malaise qui apparaîtrait au contact de choses familières… mais étranges (ou étrangères ?) à la fois… Il y était question d’animisme autant que du fameux retour du refoulé. Bizarre. Bizarre et troublant disons.

Et aussi quelques essais qui appartenaient à Emma. Comme ce livre d’un type nommé Bion, un psychanalyste anglais (d’origine indienne ?). Qui aurait même allongé Beckett sur son divan parmi ses premiers patients ! J’aurais aimé voir ça ! Question : Beckett était-il devenu ce qu’il était devenu parce qu’analysé par un débutant ?

J’émergeai de ces pensées toujours un peu humides, vue l’émotion que je venais d’éprouver, avec une sensation de tristesse, de malaise sans raison bien identifiable. Sensation de vide, de non sens. Je réalisais aussi que durant ces quelques secondes de dérive mentale et affective j’avais baissé la tête ! Et j’avais même fermé un instant les yeux (avais-je essuyé auparavant d’un revers de main réflexe les larmes en formation ?).
Toujours un peu à la dérobée, ce docteur Alvarez m’observait sans mot dire (sans maudire espérons aussi et merci à Lacan dont j’avais aussi fréquenté quelques feuillets de ses fameux Séminaires que d’ailleurs je jugeais insupportables de fumeuse prétention). Alvarez était-il en pleine gestion de son contre-transfert ? En bien ? en mal ? Intérêt ? ennui ? Pensait-il à autre chose ? À sa feuille d’impôts ?

Je décidai d’attaquer :
« Alors voilà ce que je voulais vous dire. Enfin dire… enfin, ce que je voulais dire… aussi bizarre que ça paraisse…
- Je vous écoute. »
Ah tiens ! Voilà-t’y pas qu’il étendrait son registre conversationnel ? C’était peut-être bon signe après tout.
« Je vous ai dit qu’Emma avait débarqué dans la semaine pour récupérer des affaires ? Oui il me semble oui… Ça me fait penser que je ne sais même pas où elle crèche. Chez sa mère là-bas dans son bled ? Non, ça me paraît bien éloigné de son boulot. À Nancy alors ? Chez une copine ? Chez Nadja peut-être ? Est-ce qu’elle s’est déjà trouvé un autre mec ? Enfin bref… »

Il me semblait qu’Alvarez me toisait d’un air un peu agacé. Réalité ? illusion ? Attention au contre-transfert l’ami ! Il attendait une révélation ou quoi ?
« Bon enfin… donc elle débarque. Moi j’étais en train de regarder une vidéo. Le film d’Herzog, là ! Aguirre ou la colère de Dieu. Génial ! Vous savez bien ! ‘Ich bin der Zorn Gottes ’... Bon, vu vos origines… enfin je ne sais pas, sud-américaines c’est ça ? Bon c’est pas vraiment de l’espagnol… bien que ça ait à voir finalement vu que ça se passe à l’époque de la Conquista. Ich bin der Zorn Gottes , ça veut dire ‘je suis la colère de Dieu’, voilà. Sacré Kinski ! Vous connaissez ?
- …
- Et alors je ne sais pas pourquoi… j’étais vers le milieu de l’histoire… oui c’est ça, un peu plus près de la fin que du début en fait, quand ça commence à devenir craignos, quand ça commence à ne vraiment plus aller pour eux… les mecs de l’expédition, là… Les Indiens les déglinguent… ils tombent malades… ils se déglinguent entre eux… ces conquistadors en perdition…
- Oui oui. »
Tiens ! Deux foi oui ! C’est que ça doit l’intéresser cette histoire. Enfin… pas Kinski ! moi… Ça se passait peut-être dans son pays d’origine à lui va savoir ? Sur l’Amazone ? Pas au Brésil en tous les cas vu que les mecs sont espagnols. Alors où ? Où qu’il passe le fleuve Amazone ? Tiens faudrait que je regarde sur Google ou sur Yahoo ou… Bref en tous cas, ça le distrait un peu, ça déroge des trucs pipi-caca c’est sûr.
« Et donc en voyant ce pauvre… comment déjà ?
- Lope de Aguirre. »
Incroyable ! Il interfère dans mon ‘processus associatif’ ! Surprenant.
« Voilà… et enfin Kinski donc, complètement halluciné, sur son rafiot… et bien voilà que je remarque plus spécialement son casque. Enfin quand il le porte ! vu qu’il le porte de moins en moins et quand il le porte, il le porte de plus en plus de traviole. »

Aussi discrètement que possible, le docteur Alvarez change de position. De fait il décroise les jambes pour les remettre en position parallèles. Comme précédemment, il est vêtu d’un ensemble veste pantalon noirs. La veste avec une sorte de col mao, et même franchement mao, un genre de signe distinctif que je croyais réservé au monde clos des architectes branchés (sombrement vêtus avec pensées sombres).

J’avais juste sous-estimé ces sortes d’architectes de la relation que compose l’univers psy. Du moins dans nos contrées, car des psy à col mao en Chine, on ne doit pas en rencontrer beaucoup. Pompes cirées noires aussi. Et puis chemise blanche à col ouvert, lui conférant un je ne sais quoi ou presque rien de style à la BHL (d’aucuns coreligionnaires à Lyon III me qualifiaient de ‘BHL’. Même sans chemise blanche. Je me consolais de ce qualificatif un brin moqueur en me disant ce c’était toujours mieux que d’être traité de BHV !).
Donc un peu look philo bronzé sous les sunlights du soleil de la pensée psy. Mis à part qu’il portait une courte barbiche et des origines plus latinos que judeos : pas comme BHL donc.

Pas comme ma Emma (ma Emma ?) petite juive ashkénaze. Enfin d’origine, par sa mère, qui au téléphone s’exprimait parfois en yiddish (à ce qu’il me semblait) avec quelque membre de la famille. Ç’aurait pu faire une autre lignée plus ou moins alémanique si… et bien si j’avais marié la fifille. Et ce chandelier à sept branches rapporté d’une ballade en Espagne, d’un joli coin touristique où j’avais accompagné la chérie pour un de ses congrès professionnels (ce genre de manifestation se déroulant rarement dans des patelins sans intérêt ou dans des banlieues dangereuses…) ?
Mon espagnol était certes assez misérable mais enfin, je me tirais mieux d’affaire qu’elle qui n’en connaissait pas un mot (pas plus que de yiddish d’ailleurs). Toutefois quand je tentais quelque échange en castillan, c’était beaucoup trop de toscan qui sortait mais enfin…
Tout ça grâce à Kathy, premier amour très amoureuse de l’Espagne et de sa langue. On n’était pas vieux c’est sûr mais déjà j’avais l’accent piémontais paternel.

D’ailleurs elle me le faisait remarquer.

Aujourd’hui, face à ce psy latino-lorrain (il faudra bien que je me fasse valider l’hypothèse de ses origines un jour) je me disais qu’il était bien possible que je cause espagnol avec… avec…

MAIS OUI ? évidemment ! il est Argentin ! Ce type est Argentin !  Ce type est Argentin parce que le pays de la psychanalyse en Amérique du Sud, c’est l’Argentine ! Évidemment… oui et c’est ça !
Et peut-être bien que moi-même à l’époque je causais espagnol avec un zeste d’accent argentin si ça se trouve ! Et oui parce qu’il sont tous ou presque d’origine italienne, là-bas, les Argentins... Ça aussi c’est bien connu. Ce qui fait que quand un type comme moi se met à causer espagnol avec son accent rital, qui sait si on pourrait pas le prendre pour un Argentin ? Qui sait si on me prenait pas pour un Argentin !

« Vous auriez pas des origines sud-américaines par hasard ? »
Pas de réponse. C’était la première fois que je l’interpellais ainsi directement à son propos. Défaut d’entraînement sans doute…
« Argentin peut-être ? C’est le pays des psychanalystes là-bas non ?
- Oui. »
C’était quoi encore ce oui ? L’interjection habituelle ou alors un oui voulant dire oui ?
« Tiens enfin… et tenez, ça m’évoque un bouquin psy que j’avais remarqué sur la table de nuit d’Emma. Un nommé Bleger… J’avais feuilleté un peu la chose vous voyez ? (il ne voyait certainement pas grand chose mais enfin)… Pas blagueur le Bleger. José de son prénom non ? Enfin, vous, vous dites Rrosé n’est-ce pas ? Quel titre déjà ? Un truc bizarre… enfin un machin de psy quoi… excusez-moi mais… ah oui ! Symbiose et ambiguïté… oui c’est ça. En tous les cas un Argentin ! Ils le disaient dans le prière d’insérer, ou peut-être dans une présentation de l’auteur enfin je ne sais plus bien… Un collègue à vous… Vous seriez pas Argentin ? Oui c’est ça, c’est sûr, vous êtes Argentin. »
Silence de l’interpellé. Très fort cet Alva. Très fort.

« Bon, alors ben je poursuis… Ce casque, là, ce truc de conquistador, et bien j’ai pour ainsi dire le même chez moi… Enfin quand je dis chez moi… chez ma mère, à Lyon… enfin j’en sais rien au juste… une histoire de famille. Un mythe enfin… 
- Tiens donc ! »
Mais c’est qu’il va devenir loquace le psy s’il continue ! Avec mon histoire de casque, il est sur la mauvaise pente…
 D’ailleurs ça me rappelle l’autre casque, celui du côté du vieux, ce casque nazi. Avec son trou de balle au niveau de la tempe (‘trou de balle au niveau de la tempe’ : c’est malin !) Qu’est-ce qu’il est devenu ce casque boche ? Je l’ai vu celui-là c’est sûr. Il était chez la nona… et puis pfut ! disparu…
Alvarez semblait attendre la suite du feuilleton… du feuilleton de série B de la séance psy. Patience vieux frère ! patience !

« Et donc un casque. Mais attention ! Un vrai de vrai, pas une imitation… Et vous devinerez jamais d’où il venait. 
- D’Espagne ? »
            Insensé ! voilà qu’il s’anime franchement le super psy. Eveil du thérapeute à mon propos ou quoi ?
« Et bien non, cher monsieur. Ce casque ne vient pas… enfin ne viendrait pas d’Espagne. Ce casque viendrait d’Algérie. Et plus précisément d’Oran. Ou peut-être même bien de Mostaganem. »
Je me trouvais un chouia impertinent. Ce ‘cher monsieur’… Quand même…
« Étrange en effet. »
S’il continue comme ça, bientôt c’est moi qui le prend en analyse le docteur Alvarez ! Allez, testons la bête, c’est drôle après tout…
« Vous voudriez… en savoir plus ?
- Ma foi… si tel est votre désir. »
            Faites pas semblant de ne pas être intéressé doc ! Vous êtes pas crédible… Je sens, j’intuite que ça vous intéresse mon histoire de casque. Si je lui avais causé en direct de ma mère, sans détour disons, sûr qu’il se serait presque retenu pour ne pas bâiller d’ennui. Tous les clients (mâles du moins) d’un psy causent de leur mère, c’est l’évidence… D’une façon ou l’autre. Il se serait fait chier. Mais là… mais là attention ! on saute carrément une génération !

« Et bien c’est ma grand-mère, ma grand-mère maternelle qui a ou qui aurait ramené ce vestige d’Oran. Avec un 6,35 planqué entre ses jambes. D’après ma mère, enfin sa fille quoi !
- Ah oui ! »

Et oui ! Et quand j’y repense… cet exode forcé des Pieds-Noirs… quelle merde ! quelle honte ! En juillet soixante-deux… Oui, c’est ça et c’est pratiquement tout ce qu’elle avait pu ramener en France… en métropole comme on disait. Avec ses canaris ! Les canaris ne sont plus là. Le flingue si. Un vieux Browning FN (pour Fabrique Nationale d’Armes de Guerre Herstal), bizarrement piqueté de coups sur le côté gauche du canon. Je me demande bien ce qui a pu ainsi attaquer l’acier de l’arme. Des éclats d’obus ? Il dort dans un tiroir de ma commode. Avec son chargeur (racheté plus tard à un armurier lyonnais, une connaissance de la famille). Et j’ai aussi pu me procurer une boite de 25 cartouches à balles blindées à poudre sans fumée pour pistolet automatique calibre 6,35 de la Manufacture d’armes et cycles de Saint- Étienne (disparue l’an dernier).
           
Comment ma grand-mère avait-elle été en possession de ce flingue ? Mystère.

Quant au casque… mystère plus grand encore.

« D’après ce qu’elle m’avait dit, j’étais môme à l’époque, dans les années quatre-vingts… j’avais six ou sept ans quoi ! Elle m’avait affirmé que ce casque appartenait, ou plutôt aurait appartenu à un ancêtre de la famille… Vous pensez bien que ça me fascinait moi… ce truc, cette idée d’avoir un ancêtre soldat. conquistador en plus ! 
- Mais enfin comment serait-ce possible ? »
Il me pose une question ! Le grand psychanalyste Alvarez me pose un question… Comment serait-ce possible ?… j’étais foutrement tenté de lui faire remarquer que la séance touchait à son terme. Quarante-cinq minutes chrono qu’il avait édicté.
 Mais peut m’importait vu qu’après tout c’était son job à lui de contrôler l’heure, pas le mien.

« Bien sûr, tout gosse, je ne savais pas, je n’avais pas bien idée de quoi il retournait exactement. Et comme je vous ai peut-être déjà dit, ce casque je l’ai peut-être jamais vu. Je confonds avec les nazis allez savoir ? 
- ... 
- Oui enfin, un autre casque. SS celui-là. Du côté paternel. Comme je vous disais, celui-là je l’ai pas vu. Mais il a disparu lui aussi alors… Et donc ma grand-mère elle a pas eu trop le temps de développer la pauvre. Elle est morte en… en quatre-vingt-deux. 
- Dommage. »
Dommage, dommage... Il est gonflé l’Alvarez ! Mais enfin, il veut peut-être dire ‘dommage’ par rapport à l’histoire. Pas par rapport à la grand-mère. C’est même sûr !

« Oui et puis ma mère ne savait rien. Elle n’a jamais rien su. Les prolos, c’est comme ça, ça s’intéresse pas à grand-chose, à part survivre… Et mon père s’en foutait… quasi des histoires de bougnoules tout ça pour lui. Il est… était rital alors vous pensez bien… ces trucs de Pieds-Noirs !
- Votre mère n’a…n’avait vraiment aucune information ?
- Non, mais vous savez, c’étaient des gens très pauvres, très simples. C’est comme je vous dis… miséreux même. Y’a des tas de gens qui s’imaginent que les Français d’Algérie comme on disait étaient pleins aux as, faisant suer le burnous de l’autochtone à tire-larigot. Mais pas du tout ! Ma mère, ma grand-mère, les oncles, les tantes, qui en passant ne savent rien non plus, n’avaient pas le sou. Ils n’avaient rien. À part le casque… »
Mon ‘écoutant’ émit un sourire discret. Je suppose en réaction à cette petite pointe d’humour désabusé.

« Mais plus tard j’ai fait quelques recherches. Enfin, quand je dis recherches c’est beaucoup dire…
- Ah tiens ! 
- Oui. »
Ça y est. Voilà que c’est moi qui dit oui maintenant !
 « Et vous avez trouvé quelque chose ? 
- Et bien ça va peut-être vous surprendre. Enfin moi ça m’a drôlement surpris à l’époque. En farfouillant dans de vieux papiers de famille oubliés dans un coin, disons un peu du peu qui était parvenu jusqu’à Lyon… et bien je suis tombé sur un certificat de naturalisation.
- C’est-à-dire ?
- C’est-à-dire que j’ai découvert, oui découvert car ma mère n’avait pas l’air au courant… c’est dingue non ?
- Vous avez découvert quoi ?
- Je serais tenté de vous faire un peu languir voyez-vous, mais vu l’heure, ce serait pas très chrétien… »
Nouvelle esquisse de sourire, avec une pointe d’impatience peut-être… Ou serait-ce même de l’exaspération ?

« Et bien j’ai découvert que ma grand-mère était Espagnole de naissance.
- Espagnole ! Comment cela ?
- Exactement, Espagnole. Par son père. Un certain Rodriguez. D’ailleurs, Rodriguez, c’était le nom de jeune fille de ma grand-mère.
- Étonnant en effet.
- Oui étonnant. En parcourant ce document de naturalisation, j’ai appris que cette naturalisation avait eu lieu en… cinquante-quatre il me semble. Enfin par là. En mille neuf cent cinquante-quatre elle avait une trentaine d’années ma grand-mère. Enfin voilà… comme son mari, mon grand-père donc, que je n’ai pas connu… il est mort à moitié fou suite à un accident de plongée… oui oui ! il plongeait à Mers el Kébir, en français ‘le grand port’, pour remonter des trucs des navires coulés par la flotte anglaise… Mon grand-père Ange, il s’appelait Ange… était cosmo… pardon scaphandrier, avec ces gros scaphandres, là comme on m’avait dit, un gros casque vissé… un gros casque… comme Tintin si vous voulez ! dans Le trésor de Rackam le Rouge… Mais je m’égare…  Donc le grand-père était Français.. Et je ne sais plus trop quoi encore comme autres conditions à réunir… toujours est-il que les autorités françaises, de l’Algérie française de l’époque, et finissante d’ailleurs, qui n’en avait plus pour longtemps donc… donc elle a été naturalisée. Quod era demonstrantum.
- Mais… il venait d’où votre… arrière-grand-père ? »

Je consultai ostensiblement ma montre. Une modeste Jean Lambert mais qui remplissait bien son office. L’heure, ça avait beau être son affaire, là, à moi de prendre les commandes du temps.
« Docteur, excusez-moi mais je crains qu’il soit l’heure… »

Un peu pris au dépourvu, Alvarez m’adresse du menton un petit signe d’assentiment.





V

« Allo ! 
- Maman !
- Ah mon fils ! Comment ça va ?
- Bien, bien. Enfin…
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as des soucis ?
- C’est-à-dire que… enfin voilà… C’est qu’avec Emma…
- Qu’est-ce qui arrive ? Ça ne va pas ?
- Pas trop non. Pas du tout même…
- Vous vous êtes disputés ? Ça arrive ces choses-là tu sais Bruno…
- Ecoute maman. Elle m’a fait un sale coup quand même tu sais !
- Un sale coup ! Et comment ça un sale coup ? Raconte-moi mon fils ! Raconte à ta mère !»
Mon fils ! Mon fils ! Toujours avec ses tournures pieds-noires à la con ma vieille… Sans parler de l’accent… Ah et puis merde ! j’aurais dû lui en parler plus tôt. Comment va-t-elle réagir ? Elle va encore faire la gueule… Même au téléphone je l’entends quand elle fait la gueule… D’un autre côté, elle ne portait pas Emma dans son cœur.

« Bon d’accord excuse-moi, j’aurais dû t’en parler plus tôt.
- Mais enfin qu’est-ce qui se passe ?
- Et bien il se passe qu’Emmy a avorté. »

Tiens ! et pourquoi cet ‘Emmy’ soudain ? J’avais complètement oublié ce surnom. Emmy, Emmy… oui tiens ! C’est quand je suis ému, quand elle me prend trop la tête (une expression de mes élèves qui a le mérite de la transparence…). Ou encore lorsque j’ai (enfin lorsque j’avais… bien que j’ai toujours encore…) très envie d’elle. Alors Emma devient, redevient (redevenait ?) Emmy ? Et Emmanuelle ? tout naturellement ? Ou encore Manu comme je l’ai entendu être interpellée à l’occasion ! Quelle horreur !

« Mais qu’est-ce que tu racontes à ta mère mon fils ? Elle est tombée malade ? »
Mon fils, Emma, Emmy… Et moi et moi et moi ! De toute façon c’est fini tout ça. Plus d’Emma, ni de quoi que ce soit. Peut-être même plus rien de féminin dans ma vie… Et qu’est-ce qui me prend de vouloir raconter tout ça à ma mère ? Elle va encore me sortir que je veux la tuer, c’est sûr !
« Et bien oui. Enfin non ! C’est-à-dire que l’autre soir elle débarque. Enfin elle rentre à la maison quoi (quel soir c’était déjà ? Ça va faire presque deux mois merde ! Faut pas que maman le sache, ça sert à rien). Et tu sais ce qu’elle me sort ?
- Ah mon fils tu me fais peur ! 
- Elle me sort qu’elle a décidé une IVG. 
- Une quoi ? 
- Oui, une IVG, une Interruption Volontaire de Grossesse. Un avortement quoi ! 
- Un avortement ! Mais c’est pas Dieu possible ça ! Elle est devenue folle ou quoi ? Ou alors elle était malade ?
- C’est plutôt qu’elle a toujours été folle.
- Je te l’avais bien dit mon fils. Avec cette femme…
- Oui… et oui c’est Dieu possible. Alors bon tu vois… la joie quoi !
- Tu me racontes des histoires ! Tu veux tuer ta mère c’est ça ! »
Et voilà ! Maman est morte.
« Non je ne veux pas te tuer. Par contre Emma elle, elle a tué mon gosse. »

Je ne me sentais pas trop bien d’un coup, avec ce combiné à la con collé à l’oreille. Ah putain ! J’avais envie de tout casser. C’était ça ou la déprime en somme.      
« Ah ! mais quel malheur mon fils ! Et elle a fait ça ? Vraiment ? Dis-moi la vérité je t’en prie !
- Ben oui elle l’a fait, qu’est-ce que tu crois ? Qu’elle m’a demandé la permission ?
- Mais elle avait pas le droit ! C’est pas possible… je ne te crois pas et puis d’abord elle ne pouvait pas faire ça toute seule. Elle devait avoir ta permission. Exactement. Elle est folle ! Qu’est-ce qui lui a pris ? C’est pas croyable ! C’est pas vrai je te crois pas mon fils !
- Bon maman stop !
- J’y crois pas c’est pas possible ça !
- De toutes façons c’est fait, je te dis ! C’est trop tard. Désolé mais avec moi, tu seras grand-mère une autre fois !
- Mais enfin et tu as rien fait Bruno ! Tu as rien fait pour arrêter ce malheur !
- Mais maman, qu’est-ce que tu voulais que je fasse ?
- Mais c’est toi le père ! Tu pouvais empêcher ça quand même !
- Empêcher ça… T’en as de bonnes quand même ! Mais qu’est-ce que tu crois ? Qu’un mec aujourd’hui il a son mot à dire dans les affaires de sa femme ?  Ça c’est une époque terminée figure-toi !
- Tu vois ! Tu vois mon fils qu’il fallait la laisser… Ou alors vous marier ! Je te l’avais dit que j’avais un mauvais pressentiment. »
Un pressentiment ! Elle a de ces façons bien à elle d’inventer des trucs qu’elles n’a jamais ni fait ni pensé ! C’est selon ce qui se passe au moment présent et voilà ! Elle se fait des idées sur le passé en fonction de ce qui merde au présent. C’est dingue tout de même !

« Ah maman ! Tu vas pas remettre ça ! En plus c’est pas le moment d’en rajouter tu crois pas ?
- Je comprends mon fils. Sauf qu’une femme elle peut pas faire des choses pareilles à son homme.
- Excuse-moi mais tu me fais vraiment rigoler. Enfin… ça fait du bien tiens ! d’entendre ce genre de commentaires en 2001.
- Mais pourquoi ? Je dis pas la vérité ? Tu me crois pas ?
- C’est pas ça maman… c’est juste qu’une femme majeure et vaccinée en 2001 (l’Odyssée du couple) n’a besoin de l’avis de personne pour se faire avorter, point final. Faut juste que le gosse, enfin le fœtus ait moins de trois mois ou quelque chose comme ça, je sais plus bien.
- Mais dans quel monde on vit ! C’est pas Dieu possible !
- Tu l’as déjà dit maman… 
- J’ai déjà dit quoi mon fils ?
- Que c’était pas Dieu possible. Tu sais… Dieu dans ce genre d’affaires…
- Ne blasphème pas Bruno !
- Je… je ne jure pas mais enfin… bon il a pas empêché non plus les tours de se casser la gueule à New-York non ?
- Mon Dieu oui… C’est vraiment terrible… terrible ce qui s’est passé. Il faudrait tous les égorger ces Arabes et voilà !
- Ah je t’en prie ! commence pas…
- Ils nous ont mis dehors quand même !
- Oui oui OK. L’Algérie c’était ton pays d’accord…
- Parfaitement mon fils. C’est le traumatisme de ta mère ça tu sais. Et de ta pauvre grand-mère surtout. Dieu ait son âme.
- Oh oui ! Ça, pour savoir, je sais… Et au fait, à ce propos… justement, je voulais te demander quelque chose.
- Et quoi donc mon fils ?
- Euh… et bien… tu te souviens de ce casque ?
- Un casque ?
- Mais oui… tu sais bien ! Celui de la mémé d’Oran !
- Ah… oui mon fils oui... c’est vieux ça… Et alors ?
- Et alors il est où ce casque ?
- Et bien… je ne sais pas… Il faudrait peut-être demander à ton frère.
- Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans lui ?
- Mais c’est parce que ça doit être ton frère qui l’a rangé. Tu sais bien comme il aime bien les armes !
- Un casque c’est pas vraiment une arme tu sais…
- Oui mais enfin c’est pour les soldats, c’est pareil. Enfin… ce qu’en dit ta mère… mais et qu’est-ce qui te prends de me parler de ça ? »
Oui tiens ! Qu’est-ce qui me prenait tout à coup ? C’est ce psy, là ! Ça avait l’air de l’intéresser… Alors et bien c’est que ça doit être intéressant ! Enfin, pour moi je suppose… Ah et merde ! C’est vrai que c’est tordu cette histoire.

« D’où qu’il vient déjà ce casque ? C’était bien un truc espagnol c’est ça ? 
- Mon fils, avec le problème que tu as, le malheur que tu viens de me dire, tu penses à ce vieux casque ? Tu es bizarre? Tu es vraiment le plus bizarre de mes trois enfants.
- Maman, ce serait un peu compliqué pour t’expliquer. C’est pour… c’est pour que… c’est parce que ça intéresse des élèves voilà !
- Ah si c’est pour tes élèves alors c’est bien... C’est bien ça qu’ils s’intéressent. Mais dis-moi, ils s’intéressent à la famille tes élèves ?
- Pas vraiment. Enfin… c’est comme ça ! C’est…des trucs d’histoire tu vois, Christophe Colomb… les découvreurs…
- Ah bon.
- Oui parce que tu ne sais peut-être pas mais Christophe Colomb, il était pas vraiment Espagnol. En fait il était Italien.
- Ah bon.
- Enfin voilà… Cristoforo Colombo… c’est pour ça… enfin comme ça tu comprends… c’est pour te faire voir que des élèves en classe d’italien puissant s’intéresser à des histoires espagnoles.
- D’accord ! Mais alors quoi avec ce casque ? Tu veux leur montrer c’est ça ?
- Bon écoute… non pas vraiment mais voilà. Voilà… il faudrait que j’en sache plus, un peu plus, sur d’où qu’il vient, quelle époque, ce genre de choses tu vois ?
- Mais tu sais Bruno, c’est déjà toi qui en sait le plus. Ta mère ne savait même pas que sa propre mère était Espagnole, tu te souviens quand même ?
- Oui bien sûr, c’est lorsque j’ai retrouvé le certificat c’est ça ?
- Et oui mon fils. Quelle découverte tu avais fait là ! Et ta mère qui ne parle même pas espagnol !
- Quand même maman ! Tu sais quelques mots ! Rappelle-toi à Oran, avec Khadija.
- Ah mon fils ne me parle plus de celle-là, elle n’existe plus pour ta mère. »

Merde, c’est vrai qu’avec l’ancienne copine algérienne, les relations n’étaient pas au top…
« Oui bon. Qué tonta! c’est ça ?
- Ah oui ! Tonta de tonta!
- Alors tu vois bien !
- Quoi donc ?
- Que tu causais un peu espagnol… Bon et donc alors, ce casque ?
- Mais tu sais déjà tout mon fils ! Qu’est-ce que tu veux que ta mère elle sache de plus ? C’est ta grand-mère qui l’avait. De son père, que moi je l’ai pas connu… Enfin… elle m’en parlait… j’ai dû le voir une fois ce casque, une seule fois, toute gamine. T’imagine !
- Le Rodriguez, là c’est ça ?
- Voilà mon fils… Comme tu le sais, ta grand-mère elle s’appelait Rodriguez. »

Alvarez… Rodriguez… Et bien ! Pour un prof d’italien, un italophile, un fils de rital (enfin par papa) je trouvais la péninsule ibérique bien présente, avec même une obscure continuité jusqu’à l’Amérique espagnole. Mais au fond c’est juste, j’en sais plus que ma mère, c’est-à-dire pas beaucoup plus… La prochaine fois que je descends sur Lyon, j’y jette un œil à ce casque. S’il est à Lyon… Tiens pour Noël. C’est dans deux mois, ce serait bien. J’y jette un œil si je le trouve !

« Dieu ait son âme à ma pauvre mère ! »
Décidément…
« T’inquiète pas pour ça maman. Avec la vie qu’elle a menée, sûr qu’elle est pas partie en enfer. »
Pas si sûr à la réflexion… j’ai cru comprendre que dans la grande misère d’une époque, là-bas, à Choupo, elle se serait peut-être bien laissée aller. D’où les origines douteuses du petit dernier. Moi en tant que femme, c’est ce que j’aurais fait, et en l’assumant en plus… Autre époque, autres mœurs ? Quel enfer !
L’enfer, l’enfer… Infierno… Dante… Béatrice… les Rimes… Ah les Rimes ! Putain d’agreg ! J’en aurai chié tout de même. Tout ça pour aujourd’hui passer pour un fou auprès des miens, qui savent à peine lire et écrire ! Dante ! Franchement, ces vieux machins ! Je préfère… je sais pas moi… Pavese… Moravia. Oui tiens Moravia, L’amore coniugale… une sacrée réflexion sur le couple L’amore coniugale

Ces examinateurs ! Ils ont dû se gourrer en notant ma dissert c’est pas possible autrement… mais bon, à l’oral, avec Tabucchi, alors là bien sûr, j’étais dans mon élément. Je les ai bluffés c’est certain. Tabucchi, c’est simple ! je connais par cœur. Je maîtrise tout par coeur… Plus que par cœur même. C’est simple ! c’est comme si c’était moi qui avait écrit Si sta faccendo sempre più tardi… Un vrai clone ! Manquerait juste que je cause portugais les doigts dans le nez et ça serait le top. Un jour peut-être. Si cette conne de Cécile m’ avait pas paumé ma méthode…
Bah ! c’est mieux que clone de Cloclo…

« Tu es là mon fils ?
- Mais oui maman. Excuse-moi, je pensais à tout ça c’est tout.
- Ah mon fils tu vas me faire pleurer… Je vais allumer un cierge à la Vierge. Pour ce pauvre petit ange… Et puis tu sais que ta grand-mère elle adorait la Sainte Vierge.
- Oui maman je sais. Merci maman. Bon écoute, je vais te laisser. Essaie de me retrouver ce truc, ce casque. Si tu peux d’accord ?
- Je vais demander à ton frère.
- C’est ça, demande-lui.
- Mais mon chéri, tu vas venir me voir quand même !
- Et bien oui ! à Noël.
- Ah oui, que je suis bête ! Et tu… tu seras avec… Emmanuelle ?
- Je t’ai pas dit ?
- Quoi encore mon fils ?
- Avec Emma… non j’ai pas dû te dire alors… Et bien en plus de tout ça, elle m’a quitté. »



VI

« Où en étions-nous ? »
Fin octobre. Troisième ? Quatrième séance. Le monde, du moins celui que j’occupe - un petit bout de Lorraine française - se refroidissait peu à peu. Et moi avec, d’accompagner le mouvement pré-hivernal, comme un animal accordé aux cycles saisonniers. Qui se moquaient bien de nous autres, pauvres humains égarés dans tant de destinées plus ou moins bien choisis ! Plutôt moins que plus me concernant… comme un fond pessimiste, ou mélancolique, né avec moi sans aucun doute. Je n’en voulais à rien ni à personne de cet état de spleen chronique. Un truc existentiel, simplement, un certain mal de vivre en sourdine. Comme le fameux et pour ainsi dire magique rayonnement fossile de l’univers ? Consolidé durant l’adolescence et depuis installé sans guère d’espoir de rémission. D’ailleurs qu’est-ce que ça voudrait dire ‘rémission’ ? Devenir quelqu’un d’autre ? Je n’y tenais pas spécialement.

Fantasmes de psy voilà tout.

Mais alors qu’est-ce que je fabriquais là, face au docteur Alvarez ? Cache-misère que ces séances ! On paie pour s’habituer à la solitude, au manque d’amour, au radical non sens de l’existence. Après tout, peut-être que si je vénérais la Sainte Vierge comme ma grand-mère, ça se passerait mieux… En tous les cas pas plus mal. C’est qu’il ne suffit pas d’être intelligent pour aller bien. Peut-être bien même que ça alimente le malheur l’intelligence… Alors qu’un peu de croyance dans l’au-delà soutient son homme (ou sa femme), y’a pas à dire ! Seulement voilà, la foi ne se décrète pas. On en est pourvu ou non. C’est ainsi. Ainsi soit-il ! Ou non… Les psys bien entendu savent combien pour eux le commerce compliqué avec Dieu représente un marché non négligeable. Et oui !
J’étais énergique pourtant, intelligent bien entendu, du moins selon les critères académiques nationaux : l’intelligence, c’est ce que mesure mon diplôme... Et pourtant dans l’ensemble ma vie prenait des allures de vaste quiproquo (comme aurait pu dire Tabucchi, mon double).

Alvarez m’observait, armé de toute la patience attendue d’un psychothérapeute en présence d’un client (ne serait-ce pas plutôt un patient ?) manifestement perdu dans ses pensées névrotiques. Et peut-être bien dans sa souffrance aussi bien. Patient… patience… Ou indulgence ? Non pas celle du christianisme… pour le rachat de son âme. Indulgence qui dans le monde spirituel permet le rachat de son âme comme dans le monde matériel celui des points de retraites manquant. Non, cette sorte d’indulgence à laquelle moi je pense, l’indulgence du psy, à supposer qu’elle soit effective, ne se rachète pas : le psy ne vend pas son indulgence, c’est juste que ça fait partie de son boulot. Il ne monnaie que sa disponibilité. Le plus souvent silencieuse. Enfin, tout dépend bien entendu de l’école de pensée à laquelle il souscrit. Le mien étant du genre ‘clinicien’ pur jus, il ne causait guère.

En général.

Au bout d’un temps qui devait être des plus réduit en termes d’horlogerie, mais déjà bien installé du point de vue de la durée de notre silencieuse interaction, je me décidai à adresser la parole à cette variété de confesseur post-moderne :
« Et bien… je… la routine quoi ! Mes cours. Sinon… je déprime doucement… à bas bruit disons. »
Sonnerie de portable. Pas le mien, que j’avais soigneusement éteint avant de pénétrer dans l’antre. Bon élève en somme. En outre, pour le nombre d’appels infiniment réduit que je recevais… occasion de m’interroger de nouveau sur l’intérêt de cet équipement. C’était le portable d’Alvarez qui bipait.
« Veuillez m’excuser. »
Il se leva pour se diriger d’un pas mesuré jusque vers son bureau. D’où je me trouvais, je l’entendis marmonner à propos d’un rendez-vous qu’il s’efforcerait de déplacer. Revenu à son poste, le docteur super bobologue se réinstalla face à moi.
« Désolé. Et donc ? »

Je suppose que les psys, toutes tendances confondues, doivent avoir des kilomètres de théories compliquées sur la… on pourrait qualifier la chose de… problématique de l’interruption peut-être ? Oui tiens, c’est pas mal.
J’aurais pu faire psy finalement.
« Je ne sais pas trop quoi vous dire en vérité. Je me sens vidé. Oui, vidé… Bon, vous allez peut-être faire une association avec l’IVG… »
Aucune réaction à ma pirouette vide-plein. Un peu d’humour que Diable ! Tiens et ça aussi c’était bien le genre d’oppositions que j’avais entendu des lèvres d’Emma (ah ! les lèvres d’Emma…) : vide-plein, dedans-dehors. Est-ce que je n’aurais pas tendance à pomper dans la pensée d’Emma lorsque je suis en face de ce type ? Bizarre.
Elle aimait bien ces jeux de l’esprit, ou plutôt elle aime bien, il n’y a pas de raison qu’elle ait changé en cela. C’est drôle cette façon d’exprimer au passé les attributs d’une personne qu’on ne voit plus. Comme si elle n’existait plus… Oui elle aime bien donc.
Et cet intello compliqué (encore un pléonasme) là… Deleuze ? Non… ah voilà ? Anzieu. Didier ? Oui Didier. Didier Anzieu. De ce mec donc j’avais lu ce truc un peu farfelu, en tous les cas très personnel sur Beckett.
D’ailleurs le bouquin titrait Beckett.
« Excusez-moi… je pensais à Beckett ! Oui alors… oui donc j’ai tout de même appelé ma mère… pour lui annoncer la bonne nouvelle. 
- La bonne nouvelle ? 
- C’est ironique. Une tendance que j’ai de parler à l’envers de temps à autre… Enfin je l’ai appelé… pour lui dire pour Emma, enfin pour le gosse quoi… »

Alvarez se recale bien au fond du fond de son dossier. Avec aussi une position un peu plus accusée sur le côté droit, le coude sur l’accoudoir. Je dois l’énerver… Peut-être même qu’il aimerait me taper dessus mais attention ! passages à l’acte strictement prohibés pas la doxa psychanalytique. Moi par contre, moi… oui… moi je pourrais lui mettre mon poing dans la gueule ! Le client lui, il peut. C’est autorisé ça. Seulement il me manque un motif et surtout je ne suis pas très doué pour les brutalités, les violences. Un domaine dans lequel j’aurais aimé exceller pourtant. Comme mon frère. Mais il semble si difficile de concilier le poing et la pensée !

« Ah et puis je lui ai demandé pour le casque aussi.
- Oui.
- Au risque de vous décevoir, pas grand chose de bien nouveau. C’est encore mon frère qui doit l’avoir réquisitionné. Bon enfin, c’est pas très intéressant… mais enfin voilà, c’est que… depuis la mort de papa, mon frère a pris le pouvoir dans la famille. Pouvoir économique et aussi une espèce d’étrange pouvoir d’influence, mentale ? enfin c’est pas trop clair, sur ma mère… enfin ! c’est aussi sa mère n’est-ce pas ?
- Et ce casque donc ? »
Étonnante cette interpellation ! Je croyais que les psys laissaient les gens causer librement, qu’ils les laissaient associer… Serait-ce que mes relations fraternelles (au sens généalogique du terme) ne l’intéressent pas beaucoup ? Il a raison d’ailleurs, ce n’est pas très intéressant. Associations libres, rôle libérateur, cathartique ? de la parole… Enfin non, pas toujours. Dans ce bouquin, là… de Nardone et Cie, ils laissent pas beaucoup causer ! Mais aussi c’est parce que c’est pas des freudiens et voilà tout. Alors que mon Alvarez lui, malgré quelques bizarreries, il m’a décidément l’air d’une orthodoxie en béton vibré.
« Pas grand chose à vous en dire. En fait c’est moi qui en sait… ou qui en saurait le plus… d’après ma mère ! Remarquez, ça a toujours été comme ça dans cette famille. Le cérébral de service, c’est moi, vous l’avez devant vous. Enfin vous comprenez ? pas sûr peut-être... Faut être du genre prolo, prolo émancipé pour comprendre… chez les prolos, on pense toujours qu’un intello est intelligent. Forcément n’est-ce pas ! Mais bon, c’est pas un cadeau finalement, cette espèce d’ascension par le haut, par les études, la culture, la réflexion. ‘Par la pensée’ comme je pourrais immodestement le formuler en paraphrasant Arendt. Vous savez… Hannah Arendt, le procès Eichmann, tout ça… l’incapacité de penser comme cause de la Shoah… sacrée bonne femme non ?  Remarquez, Art Spiegelmann a fait pas mal non plus. Avec Mauss… Bon excusez le cours improvisé sur la condition humaine… Je disais donc… quoi donc je disais ? Oui enfin, pour mon frère au fond je suis qu’une pauvre type… qui pense à vide car incapable d’agir à plein ! Enfin ce genre de chose. Lui il est mécanicien alors bon… Pétrarque évidemment… ça lui cause pas beaucoup. En tous les cas, sa femme lui a pas avorté dans le dos à lui… Il paraîtrait qu’elle serait d’origine arménienne. Par son père soi-disant inconnu. Sa femme. Enfin ma belle-sœur quoi… Bon mais elle a fini par se barrer la Sandrine quand même… Je sais pas pourquoi je vous raconte tout ça, c’est des conneries…
- Oui. »

Le docteur écoute. Le docteur écoute… Qu’est-ce qu’elle disait de lui déjà Emma ? Elle disait ‘tu verras, il sait écouter’. C’est sûr ! Je confirme. Mais c’est spécial aussi cette obligation dans laquelle on se met. Plutôt dans laquelle je me mets de causer… mais on va pas non plus passer quarante-cinq minutes à se regarder en chien de fusil. Et cette expression tiens ! chien de fusil… d’où qu’elle sort ? Faudra que je vois ça tiens ! Je vais demander à Fournaret, il doit savoir lui. Sinon Google ! C’est dingue ces expressions idiomatiques ! Et en italien alors ? Canecane! oui ça peut vouloir dire aussi… Ah voilà ! ça me revient : guardarsi in cagnesco. Sauf qu’ils sont pas de fusil les chiens, mais de faïence !

J’apprends… Alors oui, disons que j’apprends, ou plutôt que je réapprends l’anglais ! Ah et puis non. L’espagnol plutôt. Voilà, l’espagnol. Alors disons que j’apprends le mot chien. Merde c’est comment déjà ? merde ! bon c’est pas cane c’est sûr. On est proche du latin pourtant. On dit, on apprend que l’espagnol aurait ‘progressé’ moins vite à partir du latin : civita, civitatatem, ciudad… et città pour le rital. En partant du latin, ‘chien’… non on va vers cane. Le latin, notre sanscrit à nous autres... J’en aurai bavé quand même aussi avec le latin ! Oui mais aussi, quand à Modena je pouvais déchiffrer toutes ces plaques tombales, quel pied quand même ! Enfin, si j’étais mon frère, j’imagine que… Bon mais alors… alors… ‘chien’… ‘temps de chien’… ‘quel chien celui-là !’… l’espagnol, l’espagnol… Coscienza di Zeno… Oui, mon pauvre Bruno, t’es comme un personnage de Zvevo ! Ce type mi Juif, mi Allemand ? Mais quand même, Italien avant tout… La vie, une maladie toujours mortelle

« Excusez-moi… Des pensées, des pensées parasites et voilà tout. 
- Hum. 
- Comme vous dites ! Mais elles tournent en dedans. Elles sortent pas beaucoup. Elles sortent rarement. D’autant plus qu’elles intéressent personne. Pas même leur auteur. C’est idiot non ?
- Quel genre d’idées ?
- Des pensées plutôt que des idées…  Oh et bien… tenez voilà ! Je pensais… aux Espagnols, ou plutôt à leur langue. Ah tiens ! Vous connaissez Altan ? Colombo ? C’est les aventures de Christophe Colomb, vues par Altan. Tullio Altan, un dessinateur rital à l’humour aigre-doux…
- ...
- Non bien sûr… excusez-moi. Et puis vous, ça serait plutôt… plutôt Mafalda non ? Bon je vous ennuie ? On doit s’emmerder un peu dans ce boulot non ? Ma cousine turinoise, qui est psychanalyste comme vous, ma cousine donc m’a confié un jour que c’était… enfin qu’elle devait affronter beaucoup de solitude. Je compatis… Bon mais faudrait que je vous parle d’Emma plutôt que de ma cousine il me semble… Pour vous je dois être le type même de l’intello qui fuit ses problèmes dans le raticinatio… »

À ce moment-là j’ai cru - je dis bien j’ai cru - entr’apercevoir l’ombre de l’esquisse d’un sourire émerger du fond de la barbiche du grand psy… Enfin quand je dis grand… Argentin en tous les cas. Presque sûr… à quatre-vingt-dix-huit pour cent même !

Ce qui fait que si au XVème siècle, le Christophe n’était pas né, et bien si ça se trouve tu n’existerais pas mon pote !

Tu n’existerais pas.

Ou alors tu serais indigène peut-être ?



VII

Avant de rentrer à Pontam, je traîne un peu au centre ville, désœuvré. Et puis personne ne m’attend alors... Alors et bien si je devais finir ma vie dans ma petite baignoire sabot, si ça se trouve on ne me découvrirait que bien tard. Par les odeurs ? C’est beau la vie moderne quand même… On naît, tout le monde s’acharne autour de vous quand vous êtes gosse. Et puis un beau jour d’adolescence, de fin d’adolescence ? on s’aperçoit qu’on n’intéresse plus vraiment. C’est comme ça. Faut s’adapter… Et aussi quand on est gosse et qu’on aime lire, les grands autour de vous vous voient de l’avenir : ‘qu’est-ce qu’il (elle) est intelligent(e) ce garçon (cette fille) !’ ; ‘il (elle) ira loin’ ; ‘il (elle) s’intéresse !’ etc. Certes… Seulement voilà, quand on a vingt-sept ans et qu’on continue à lire, et bien on passe pour un type (une nana) détraqué(e), hors du monde réel, livresque, irresponsable, fuyant, etc. C’est drôle quand même ces renversements d’images !

On vit vraiment une époque formidable…

À propos de bouquins, j’ai encore le temps d’aller faire un tour à la Fnac. Histoire de traîner entre les mots… Ça aussi c’est drôle : je reprends une de ces habitudes d’avant. D’avant quoi au juste ? D’avant d’avoir rencontré Emmanuelle ? Oui et non. Enfin si, un peu quand même. Mais avec la rentrée, j’avais pas trop de temps à consacrer à la flânerie érudite. Avant Turin peut-être ? Non plus. Avec cette putain de prépa pour l’agreg ! La deuxième fois… Merde il fallait que ça soit la seconde. La dernière chance quoi ! La der des der… Et j’aurais fait quoi autrement ? J’aurais fait quoi si j’avais échoué de nouveau ? Y’a peu d’élus. Merde ! c’est qu’on est la crème, l’élite à ce qu’il paraît… Investi d’une si noble mission au service de la République. Et puis à partir d’un certain étage, d’une certaine altitude dans les escaliers de l’ascenseur social de notre ravissant pays, y’a plus que le cerveau qui compte !
Et cette maîtrise de lettres ? Qu’est-ce que j’allais devenir avec cette maîtrise de lettres ! J’allais finir quelque chose comme prolétaire intellectuel oui ! Chômeur intellectuel ? comme avec ces timbres d’après-guerre, surtaxés au profit de ces chômeurs intellectuels d’avant l’heure, préfigurant les grandes récessions économiques... Sauf qu’à l’avenir il n’y aura pas de surtaxe.
Y’a plus de surtaxe et que le plus fort gagne !

Et si t’es faible, va te faire foutre.

Et d’ailleurs quelle connerie la philatélie ! Enfin… généralisons : quelle connerie de collectionner et même d’accumuler quoi que ce soit ! Mais qu’est ce qui peut bien se passer dans la tête… qu’est ce qui peut bien passer par la tête de qui que ce soit de vouloir accumuler quoi que ce soit ? Jusqu’à des capsules de bouteilles de bière ! Si j’étais psy je diagnostiquerais bien un symptôme obsessionnel à la con. Finalement, ce qu’il me faudrait, c’est vivre avec une valise. On y met nécessairement que le minimum, que de l’indispensable : une brosse à dent et un livre. Partir. Oui partir. Partir… Mais pour aller où ? Et pour quoi faire ? Voir du monde ? changer de lieux ? de gens ? de langue ? Peut-être pas en Italie quand même ! Le voyage… quête d’altérité… ou plutôt et plus obscurément quête d’identité ? Se chercher soi-même en somme. Oui une valise ! Disons une valise à roulette et un sac à dos. Comme avec Kathy, quand on traversait les States moitié en bus moitié en stop. Les voyages forment la jeunesse mon cul ! On avait peur de rien finalement.

Peur de rien.

Du coup voilà qu’à la Fnac je me dirige vers le rayon tourisme. Rêver un peu… Rêvasser plutôt. Alors… voyons voir… rayon Europe… bah ! Moyen-Orient alors ? Ah oui tiens ! Fumer des joints à Goa ? Non ! dans un ashram plutôt. Comme les Beatles ?  Hare Krishna  hare Krishna,  Hare Rama hare Rama… Béatitudes des esprits vides… vidés ? Ils étaient pas précisément vides les Beatles. Plutôt pleins aux as. Libérés donc… Ringard tout ça… Bon et là ? Amérique. J’ai donné… Amérique du Sud… ah oui tiens ! Pas mal ! Et puis pas de terroristes là-bas. Ben Laden s’y planque pas. Pas encore. Pas de fous de Dieu qui vous pètent la gueule pour aller s’éclater avec leurs cent vingt vierges dans leur Walhalla oriental à eux. C’est bien cent vingt d’ailleurs ? Bah ! une de plus ou une de moins, on va pas faire le difficile. Et puis avec une seul bite, cent vingt nanas… est-ce bien réaliste ?
Comme la couverture de ce CD de Hendrix qu’un collègue m’avait montré un soir de beuverie et où on étaient en manque de culs. Comment déjà ? ‘Ladyland’ quelque chose… Electric Ladyland voilà ! Pleins de gonzesses toutes plus bandantes les unes que les autres. C’est le drame de l’homme ça ! Qu’y faire… Je les comprends un peu ces mecs fanatiques finalement. Mais peut-être pas pour les mêmes raisons. Ah ! voilà que je prends la partie pour le tout, je fais dans la métonymie, dans la synecdote particu… généralisante.  Les miennes de raisons sont moins élevées si on peut dire !

Bon je deviens vulgaire… Toujours ce fond prolo qui refait surface, cette partie de moi que je hais et que j’entretiens d’une même foulée. Sombre atavisme. Maintenant que me voilà professeur agrégé, et d’ici quelques années agrégé confirmé, je dois me contrôler. Plus le droit de laisser les pensées quelconques, les pensées du commun pénétrer les arcanes de mon cerveau supérieurement agencé… C’est comme ça mon pote ! On veut s’élever ? on est ambitieux ? Alors oui on s’élève, on ambitionne. Mais on s’aliène aussi… Ah ! tous ces bouquins… Ces milliers de pages ingérées en mode gavage…

Bon et donc l’Amérique du Sud… L’Amériqueee ! chantait Joe Dassin. Ma mère l’aime beaucoup mais c’est pas une raison. Elle l’aime beaucoup le Joe (Joe Dassin, pas Joe Dalton). Oui mais lui il pense aux States bien sûr ! Mexique… oui pas mal… Tecnochtitlan… Moctezuma… le Quetzalòatl… Cortès… ouaouh ! Il était pas mal tiens ce bouquin de Cacucci… comment déjà ? Ah ouais Polvere di Messico… ou non ! La polvere del Messico ? Ah je sais plus tiens ! Et enfin quoi qu’il en soit, voilà, c’est toujours la même chose : face à un truc du réel, faut que je raccroche, que je me raccroche à un bouquin, à une lecture ! C’est dingue ça quand même ! C’est maladif. Ce rital, là, il avait une façon de… comment ? de communier avec l’âme mexicaine… étonnant. Ce chapitre introductif sur les cantinas et leurs invraisemblables saouleries ! Faudrait que je connaisse ça une fois, avant de claquer. Ou alors la fumeries d’opium tiens ! Oui mais ça me ramènerais au rayon Asie, tendance Le Lotus bleu ? Ou Pearl Buck ?

Laisse tomber Bruno.

Et l’autre type, là ? Ah merde ! Oui… Avventure in Africa… ma come già si chiamava lui?  Enfin c’est l’Afrique de toute façon, c’est différent… Bamako… les Dogons. En tous les cas ce type…. Ah ça y est ! Bruno Celati ! Et ben il s’est bien foutu de la gueule de l’autre psy, là… l’ethnopsy ou je ne sais quoi avec ses délires thérapeutiques… importer la science Dogon dans les quartiers parisiens chics ! Il l’a pas raté le Celati…
Bon alors oui… Amérique Centrale… M’ouais… Caraïbes… un peu trop carte postale non ? Cuba à la rigueur ? Bon alors et l’Amérique du Sud ? la vraie ! Tiens… le Venezuela ? Avec l’autre guignol gaucho aux commandes ! Je sens qu’ils sont pas sortis de l’auberge avec ce type.

La Colombie alors ? Oui mais ça craint là-bas… Un seul guide au rayon ? Non deux. C’est quoi celui-là ? Le Petit Futé ? Ils ont peur de rien ceux-là ! Première édition d’ailleurs. Y se lancent dans l’aventure ma parole… Qui va acheter ça ? Un guide de Colombie ! Franchement ! Et puis là alors ? Lonely Planet ? Tiens ils vendent des guides en anglais aussi ? ‘Colombia: where the Amazon, Andes & Caribbean meet’… pas mal comme sous-titre. Mais alors cette couverture ! Ce Jésus-Christ en pleine méditation ! Colombie mystique alors ? Ils doivent se mélanger les pinceaux avec le Tibet ou le Bhoutan c’est pas possible !…

Ah et ben voilà ! L’Argentine pardi !

Sacré Alvarez ! Ah et tiens… je vais lui proposer un marché au psy : des infos sur mon casque contre des infos sur ses origines. Et toc ! À prendre ou à laisser. Sauf que je sais pas grand chose sur ce putain de casque. Bah ! je pourrais toujours broder si nécessaire… Et puis c’est peut-être juste une casserole ce casque. Comme sur la tête du spectre de ce pauvre Joachim… Der Sauberberg

La montagne magique : sacré bouquin quand même ! Un des meilleurs que j’aie jamais lus. Seulement faudrait pouvoir lire en allemand. Comme pour avec Freud… Autant d’impuissance… Fait chier !







VIII

« Bon écoute Sylvain… tu sais bien qu’elle était un peu chiante Emma non ? Emma qui m’aima…
- Emma qui m’aima… joli… Mais oui ! j’me rappelle un jour dans un parc, à Nancy... On était avec Hélène et la petite. Ça chauffait…
- Oui… Pourtant moi et Emma, on se connaissait depuis peu.
- Vous étiez déjà en froid alors ?
- Oui déjà… Enfin le truc habituel tu vois. Elle avait pas voulu baiser… Ah mais non ! Quel con ! C’était avec Kathy ! J’me disais aussi que ça collait pas… Ah et puis je sais plus tiens !
- Bah ! Kathy… Emma… Hélène… Parce que et ben moi tu sais bien qu’avec Hélène, c’était vraiment au compte-gouttes aussi. 
- Remarque je m’en doutais un peu quand même… Vachement BCBG la chérie non ? 
- C’est ça. Elle trouvait ça dégueulasse tu vois ! Et même qu’une fois j’avais décidé de plus la toucher. Comme une expérience. Pour voir…
- Et alors ?
- Un an sans baiser…
- Tu te fous de moi ?
- Non, j’t’assure. Mais c’est vrai que j’en pouvais plus !
- Putain ! Moi je pourrais pas du tout. Je veux dire avec une femme dans mon pieu. Trop tentant. Seul, c’est différent ! Disons que c’est un peu plus facile. Y’a pas la tentation…
- Je la touchais pas, y se passait rien ! Quand je sentais que ça allait me sortir par les yeux, j’me branlais. Pas plus compliqué que ça…
- C’est dingue quand même ! Tu sais, ça me fait penser… il y a un passage dans La montagne magique
- Ce pavé, là ? Comment tu peux lire des trucs pareils ?
- Ça c’est une autre affaire. Donc il y a un passage où Castorp, le narrateur quoi ! se livre à un développement sur la passivité des femmes… Comme quoi les femmes attendraient toujours tout des hommes : l’amour, le désir… Bon c’est Mann qui cause évidemment.
- Ouais Man…
- C’est malin… Bon mais aujourd’hui, tu écrirais un truc pareil, et même le centième d’un truc pareil, tu passerais vraiment pour un vieux con macho, misogyne et tout et tout.
- Enfin mais moi Bruno, avec moi ça risquerait pas. J’adore les femmes tu sais bien !
- Attention ! Encore un propos miso. Quoi que tu dises, c’est miso… Et tiens, j’ai pensé à un truc. Comme une équation si tu veux.
- C’est quoi ?
- Misogyne plus misandre égale misanthrope.
- Tu vas pas fort dis donc ! Ou alors c’est que t’es bourré !
- Ouais… bon allez, on remet ça ?
- Vas-y vas-y ! De toutes façon comme je dors chez toi… Parce qu’y a pas que les femmes qui font chier. Y’a les flics aussi. 
- Et oui. Mais tant qu’y aura du pinard frais… Même en hiver ! »

Sylvain, mon pote Sylvain, était monté me voir pour la Toussaint. J’avais un peu de congé et lui s’était arrangé avec son boulot. C’était sympa. Je lui avais conté mes malheurs au téléphone alors du coup il était venu ! Il faut dire aussi que ça faisait une paire qu’on ne s’étaient pas vus. Et moi et Sylvain, lorsqu’on ne s’est pas vus depuis un certain temps, et bien on ressent le besoin d’arranger quelques retrouvailles.

Tous les deux on est programmés huîtres et vin blanc. Et comme c’est plutôt la formule hiver, ça tombait bien. En plus on avait du tarama et les petites rondelles de pain qui vont bien avec… Lui aussi, sa nana s’était tirée depuis une bonne année. Et même avant, son épouse légitime et dont il avait eu une petite fille, l’avait largué. Le cas était peut-être plus sérieux. Enfin… elle ne l’avait pas vraiment quitté… Plutôt lui qui avait décidé que ça suffisait comme ça. Non, c’est pas vraiment ça !
Trop bu… merde ! bon je reprends : sa femme l’avait quitté. De toute façon elle ne baisait plus alors à quoi bon ? Et plus tard, il avait rencontré Christèle, qu’il avait aussi fini par virer voilà. Mais pour d’autres raisons. Donc la belle était (contrairement à son ex épouse obsédée par la propreté généralisée) la belle était très bonne au pieu. Enfin je me base, ça va sans dire, sur les confidences de l’amant. Ainsi que sur quelques photos qui démontrent sans équivoque qu’elle était pas farouche. Et même il paraît qu’elle était amoureuse ! Amoureuse, coquine et belle femme (ça je confirme). Et dans les vingt ans, autant dire fraîche à souhait. La combinaison gagnante en somme. Sauf que Christèle était d’une jalousie démente.

Il faut dire que ce con de Sylvain s’était donc marié quelques années auparavant. La fameuse Hélène, évaporée depuis avec la progéniture. Jalousie rétrospective qu’il se serait épargné s’il n’avait point contracté mariage. D’ailleurs il me semble que leur relation avait tourné en eau de boudin peu après la naissance de la petite Vanessa. C’était quand déjà ? J’étais en deuxième année c’est ça. Donc c’était courant quatre-vingt-quatorze. Oui, et Sylvain avait beau avoir trois ans de plus que moi, il avait tout de même bien déconné. Et la gosse, quel âge elle avait aujourd’hui ? Dans les cinq ans ? Quelle chierie quand même !

Finalement elle a peut-être bien fait de plier bas-ventre et valise la Emma. Si ça se trouve, on aurait fini comme Sylvain et Hélène. Je dis ça parce que si on s’entend bien Sylvain et moi, c’est qu’on doit se ressembler pas mal non ? Pour le meilleur et pour le pire.

« Deux douzaines d’huîtres ça va ? Et quelques crevettes. Comme d’habitude en somme !
- Ah ouais c’est super ! Tu sais bien qui y’a qu’avec toi que je mange des huîtres. 
- Faudrait tout de même qu’un jour je t’apprenne à les ouvrir.
- C’est vrai ça. Depuis le temps.
- En plus c’est pas compliqué. Ah et puis non ! vu qu’après y’aura plus trop de prétexte à se voir.
- Déconne pas quand même !
- Je plaisante vieux ! Mais tu es tout de même le plus vieux alors c’est toi qui aurait dû m’apprendre, tu crois pas ?
- Bon et alors comment tu te sens Bruno ? C’est craignos ce coup qu’elle t’a fait.
- Affirmatif. Je me sens un peu… un peu largué quoi, c’est le cas de le dire…
- Mais quand même ça va ? Tu tiens le coup ? tu déprimes pas de trop ?
- Bah ! tu sais ce que c’est. Quand ça va pas trop je picole. Y’a pas meilleur anxiolytique, n’importe quel médecin te le confirmera.
- Sinon, à quoi bon picoler ! »

On se met à rigoler un bon coup. Sylvain, il est arrivé hier et il est agrégé de rien du tout. Il est juste postier. Simple postier. Postier de la Poste donc. Et c’est peut-être bien lui qui a fait le bon choix en réalité. Car à quoi bon ces délires d’études à la con ? Ça rend pas plus intelligent et ça fait apprendre des tas de trucs qui n’intéressent absolument personne. Une agrégation, ça vous met pour ainsi dire au ban de la société normale, moyenne.
À moins peut-être de passer sa vie avec d’autres agrégés, d’épouser une agrégée, avec l’intention de pondre en couple des futurs agrégés. Sauf que c’est vraiment pas mon truc. Bon mais d’accord, l’italien, ça c’est mon truc. Une passion ? Oui on peut formuler les choses de la sorte. Bien que je n’ai jamais compris comment on pouvait être passionné en se sachant mortel. Ceci étant, je ne rate pas le festival de Longwy ! Jamais. C’est tout dire…

Bon Sylvain parfois, il est un peu… intimidé disons. Non, c’est pas vraiment ça… C’est plutôt qu’il pense ou plutôt qu’il croit que je suis ‘un cran au dessus de lui’ comme il s’est laissé aller à dire une fois. Et ça parce que j’aurais lu l’Arioste dans le texte ? Quelle connerie ! Absolument tout le monde s’en branle de l’Arioste. D’ailleurs, tout bien considéré, Sylvain lit bien plus que moi, c’est tout dire… Plus dans le désordre, plus dans le désir aussi, autrement dit de façon plus vivante. Alors que moi, je suis dépendant de mon ‘profil sociologique’ n’est-ce pas ? Trop de lecture imposées.
Certes, il a pas lu La montagne magique. C’est dommage mais c’est pas grave. Juste qu’il ne saura jamais rien de la destinée de Hans Castorp. Il n’est pas le seul. Et puis aujourd’hui, Davos, c’est devenu autre chose… Aujourd’hui Davos c’est pour les dirigeants minables, ces gestionnaires de la planète. C’est plus trop pour les tuberculeux géniaux.

Je ne lirai jamais en allemand. Mais j’aimerais bien lire un peu plus en anglais. Seulement j’ai pas l’énergie de m’investir. John Fante en VO ? Le top assurément. Quand je pense que East of Rome a été traduit par Mon chien stupide… Tout ça parce qu’il y a un chien dans l’histoire ! Cane per niente arrabiato… Une sorte de Rantanplan amerloque. Rien que ce genre de constat donne envie de rester dans la VO. Qu’est-ce qu’ils peuvent être cons ces traducteurs c’est pas possible ! Impératif commerciaux ? Chien se vendrait-il mieux que Rome ? Bon mais enfin ceci dit Fante, fils de ritals, t’aurais pu faire l’effort d’écrire en rital merde ! C’est comme avec Zappa. Ou avec Cavanna (enfin je suis moins sûr là). Et tant d’autres qui ont le sang de la botte dans les veines mais qui oublient leur italien ! Donc leur culture. Sous ce rapport, Al Capone faisait mieux.

Sylvain est postier ! So what? On est fonctionnaires tous les deux. Et puis aussi, fréquenter des agrégés… bien que d’aucuns pourraient penser qu’en évitant la compagnie de mes alter ego en haute intellectualité j’élimine le risque à la source (comme aurait pu dire ma préventeuse… ma préventionniste ? d’Emma). Ce n’est ma foi pas totalement infondé : aucun risque de perdre la face, la citation en latin qui ne vient pas, ce genre de truc…
Avec Sylvain, pas d’artifice, pas de personnage à la con à composer, alles perfekt. Et puis on se marre bien. Et puis on refait le monde à notre façon, goûts et dégoûts partagés en somme. À notre façon, c’est-à-dire tordue et sans trop de succès. On boit, on bouffe des huîtres et du tarama.

Et au final on tente de comprendre les femmes. Bien sûr on y arrive pas vu que nous et elles, c’est pas la même espèce. Enfin c’est darwinien, chacun tente de s’adapter comme il peut, à son environnement, à soi-même, à l’autre. C’est comme ça qu’on refait le monde finalement : traîner la femelle humaine dans la zone de compréhension du mâle humain ! Autant dire que c’est sans espoir. D’autant plus qu’en face - du côté des femmes - il n’y a aucune raison valable de penser que ce ne soit pas exactement le même scénario perdu d’avance qui s’impose.

« Il est pas mauvais tu trouves pas ? 
- Bah ! À ce que je lis sur l’étiquette, c’est juste un Gros Plant Nantais. Sur lie ma foi.
- C’est qu’on est bien décalqués alors. 
- Ben et mais… y’a de ça, y’a de ça… faudrait que je me dégotte une autre nana merde. La suivante fait digérer la précédente non ? Un peu ?
- Tu sais bien que moi je vois pas trop les choses comme ça.
- Comment ça ? Ah oui c’est vrai… Toi, t’attends la merveille c’est ça ?
- Pas vraiment. J’attends d’aller bien. Parce qu’une rencontre, faut que ça soit un cadeau pour l’autre. Pas une casserole.
- Ouais… faut dire qu’avec Christèle…
- Laisse tomber tu veux ? J’en retrouverai pas une comme elle.
- Elle avait l’air pas mal. Enfin… ce que j’en dis… c’est pour le peu que je l’ai connue. Pas conne en tous les cas.
- C’est vrai qu’elle avait de la jugeotte. Bon au niveau culturel, on étaient un peu déphasés quand même.
- Ah ouais ?
- Et ouais. Elle lisait pas grand chose… regardait des conneries à la télé.
- Sûr qu’avec toi qui a pas de télé, elle a dû souffrir…
- Ah oui mais quand on était ensemble on avait pas trop le temps de regarder la télé de toute façon… Une vraie bête de sexe !
- C’est con quand même.
- Qu’est-ce qui est con ?
- Ben, ça courre pas les rues les nanas qui aiment baiser finalement non ? Je veux dire qui aiment baiser au long cours…
- Mais non Bruno ! Tu te plantes complètement là. Y’en a plein les rues au contraire. En plus aujourd’hui, elles sucent toutes et elles acceptent toutes la sodomie. Faut chercher…
- Je te trouve bien optimiste quand même. Au moins sur ce chapitre. La sexualité de la gonzesse est chronodégradable j’te dis et voilà tout ! Ça nous séparera toujours un peu ça non ?
- Qu’est-ce qui nous séparera ? Nos opinions différentes ou entre nous et elles ?
- Je sais pas. Un peu les deux ?
- Faut être positif mon pote… Ecoute… pas se traîner le passé tout le temps. Faut te bouger !
- Bon alors dis-moi Sylvain : pour toi, la bouteille de Gros Plant elle est comment ?
- Comment ça ? Y reste plus grand chose voilà.
- Tu vois ! Elle est à moitié vide.
- Plus de la moitié…
- En tous les cas elle pas à moitié pleine.
- OK OK. Je te l’accorde…  on a le droit d’être pessimiste quand il n’y a plus rien à siroter.
- Sinon je prends un Tranxène, un Lexomil, enfin un truc comme ça le soir. Pour dormir quoi !
- Ah moi j’aime pas ces trucs. Toute cette chimie ! C’est comme avec le vin d’ailleurs. Tu sais j’ai une copine… tu sais bien ? Pierrette ! À Crépieux.
- Ah oui ! C’est une écolo dans l’âme elle… En lamelles même…
- Ah l’agrégé lacanien !
- T’as vu ça mec ! La maîtrise du jeu de mots et tout et tout…
- Je vois… Elle m’a expliqué de ces trucs sur le vin… tu peux pas imaginer la merde qu’ils mettent dedans ! Tu sais que c’est un des seuls, voire le seul produit qui n’a pas d’obligation d’indiquer la composition ?
- Non je savais pas non. Remarque, les crèmes solaires non plus, y’a pas de date de péremption. Comme ça ils peuvent te fourguer des vieux stocks chaque année. Après tu te demandes pourquoi tu crames sur la plage avec de l’écran total…
- Mais ça se boit pas.
- Mais allez ! arrête de t’emmerder la vie comme ça Sylvain ! Elle est assez merdique la vie pour pas en rajouter. On est que de la chimie, tu le sais bien.
- Oui mais quand même, se faire manipuler comme ça !
- Toujours avec tes préoccupations hypocondriaques c’est ça ?
- Peut-être un peu ouais. 
- Sûrement même… Tiens, finis-là. Je vais en chercher une autre. Encore plus chimique que la précédente OK ?
- Fous-toi de ma gueule… »
            J’allais donc chercher une autre bouteille au frigo.

« Bon enfin bref… Pas de… plus de gosse… tu te rends compte ? Cette connasse…
- Oui c’est dur. Je reconnais.
- Font chier ces nanas c’est pas Dieu possible !
- Au fait et ta copine d’avant, là ? Tu sais bien ! Quand t’étais en Italie ?
- Marleny ? Pourquoi tu me causes d’elle ?
- Je sais pas trop. D’ailleurs tu sais que je l’ai même jamais vue ?  Enfin je veux dire, en vrai.
- Ah oui… je t’avais envoyé cette photo, tu te souviens ? Elle est derrière son zinc à la trattoria, en train de téléphoner.
- Elle souriait. Parce que tu la photographiais j’imagine. Elle était vachement belle non ?
- Oui pas mal c’est sûr. Enfin… son sourire surtout. Sinon bon, oui pas mal. Des jolis seins. Mais un petit cul remarque…
- C’est mieux qu’un gros cul non ? je veux dire un trop gros cul… Remarque, j’aime bien pouvoir tâter moi.
- Au début quand je baisais avec elle… enfin… pardon, pour parler femme : quand on faisait l’amour, et bien par moments j’avais l’impression de trousser une gamine à peine pubère. Ça me foutait mal à l’aise j’te jure.
- Ah moi… une petite collégienne de temps en temps, pourquoi pas ?
- T’es vraiment dégueulasse Sylvain ! Le fantasme de l’initiateur, ça te branches c’est ça ?
- Ouais pourquoi pas ? Mais mon vrai fantasme moi, tu vois, ce serait d’être avec deux nanas en même temps.
- Alors là je te suis cent pour cent mec !
- Donc alors Mar… Marleny c’est ça ? Marlène quoi… plus de nouvelles ? Elle était d’où déjà ? D’Amérique du Sud mais je me souviens plus…
- Elle était… elle est Argentine. Elle vit avec son tonton italien. Enfin, je pense qu’elle est toujours à Turin. J’en sais rien en fait. »

Argentine ! PUTAIN DE MERDE ! Comme l’Alva alors… Qu’est-ce que c’est que ce trafic ? Putain j’ai trop bu… et pourquoi y me parle de Marleny lui ?  Putain ça fait plus de deux ans… Qu’est-ce qu’elle est devenue la Marlencita ? La pauvre ! j’ai été dur avec elle. Pauvre dans tous les sens du terme…Oui, j’ai été dur avec elle… Je l’ai quitté comme une merde finalement. Sur ce coup-là j’ai été un vrai salopard oui ! Putain de Gros Plant, là ! Nantais en plus. Merde ! Argentine ?


D’où déjà ? D’où qu’elle venait ? Choco… Chasco… ah ouais Chascomùs… oui c’est ça c’est bien ça… Un bled au sud de Buenos Aires. Putain si ça se trouve j’s’rais presque assimilé Porteño si j’étais toujours avec Marly... Qu’est-ce qui m’a pris de la laisser ? Aujourd’hui avec Marly. Ma Marly… Elle me l’aurait fait elle, le môme, c’est sûr et certain. Un p’tit bébé. P’t-être même deux tiens ! Elle m’aimait merde. Oui elle m’aimait. Sincèrement. Simplement aussi. P’t-être un peu trop simple… Pas grand chose dans le ciboulo quand même. Mais pas conne, rien à voir avec Emma. Avec toi Emma c’est juste l’inverse ! Ah et puis merde ! On peut pas tout avoir dans le même paquet cadeau… Argentine… Argentin… c’est quoi c’t’affaire ? Un châtiment ou quoi ?

« Quel con j’ai été ! »
Sylvain, affalé dans le sofa du salon, tournait les pages d’une revue, Le Nouvel Obs à ce qu’il me semblait. Peut-être en attendant que je termine mon tour d’horizon intérieur ? Suite à un effort partagé, le niveau de la deuxième bouteille avait bien baissé lui aussi. En cas d’urgence, restait de la bière. Et en cherchant bien, une bouteille de rouge quelque part dans le placard de la cuisine.

« Comment ça ?
- Ben avec Marleny pardi ! Si ça se trouve, je serais toujours avec elle.
- C’est du passé tout ça Bruno. Laisse tomber !
- Peut-être, mais je te signale que c’est toi qui me cause d’elle.
- Oui c’est vrai. Désolé alors. Je pensais pas que ça te fasse cet effet… C’est pas bien malin de ma part.
- Non mais maintenant que tu m’as parlé d’elle… Quelle heure il est ? Putain minuit et demi ! Ça passe…
- On s’en fout.
- Ouais. Demain on ronfle. Un petit Aspégic avant le pieu, histoire de pas me réveiller dans deux heures avec la tête explosée et c’est bon… Et puis elle parlait pas un mot de français alors comment elle aurait fait ici ?
- Elle aurait appris. Au fait, vous parliez quoi là-bas ? Italien c’est ça ?
- Ecco! Bon mais avant de me mettre au dodo faut que je te cause d’Alvarez. Ça me travaille…
- Alvarez ? C’est son mari ?
- Arrête un peu. Et accroche-toi mon pote.
- Alors c’est qui ce mec ? Ou une nana ? Non tu utiliserais le prénom…
- Un Argentin.
- Ah !
- Enfin disons que j’en suis quasi sûr.
- Comme Marleny donc. Un pote à elle alors ?
- Mais non ! C’est mon psy.
- Ton psy ? Raconte voire…
- Plutôt un collègue, une relation, enfin je sais pas trop. Un copain d’Emma . Tu sais, les psys…
- Ça sent le truc tordu ton affaire… Tu te serais pas encore fourré dans un merdier dont t’as le secret toi ?
- Faut rien exagérer.
- Tu vois un psy alors ? Cachotier va !
- Je vois un psy… je vois un psy… oui on peut dire ça comme ça.
- Remarque c’est bien non ? Si ça peut t’aider.
- J’en sais rien. Bon, c’est un psy. Un thérapeute quoi !
- Quel genre ?
- Bah ! Plus freudien tu meurs j’ai l’impression.
- Moi tu sais, j’y connais pas grand chose. Je disais ça comme ça… Une fois que j’ai cité Freud et Lacan… et puis je préfère les trucs plus corporels, plus physiques, alors…
- Ah ouais ! Comme avec ton ostéopathe, là ?
- Il me fait du bien figure-toi.
- J’en doute pas Sylvain, j’en doute pas. Mais dans mon cas, je saurais pas trop te dire ce qu’il me fait le docteur Alvarez…
- Tu sais pas ce qu’il te fait… Mince alors !… Il est meilleur celui-là non ? »
Je saisissais la bouteille en phase terminale, jetais un œil à l’étiquette. Ça me semblait la même chose !
« Ouais j’sais pas. C’est quoi comme marque ? De toute façon on sent plus grand chose à c’t’heure.
- T’as raison. Putain je suis pas mal dans le brouillard. »
Le brouillard… le brouillard… Voilà que ça me faisait comme un télescopage avec Alvarez… Non ! Avec Aguirre ! Le brouillard…

« Le brouillard conquistador… Sie kommen! Imagine !
- Qu’est-ce que tu racontes ?
- Imagine un peu ! Septembre 1492. Pas septembre 2001 d’accord ? De toute façon à cette époque y’avait pas de tours. Alors 1492 c’est ? C’EST ?…
- Heu… attends ! heu… La découverte de l’Amérique !
- Pas mal pour un modeste postier !
- Ça va ! Je me débrouille… et même la chute de Grenade non ? je suis un postier atypique voilà tout ! Mais c’est loin tout ça quand même !
- Pas tant que ça. Enfin pour ce qui est d’y avoir appris à l’école OK , c’est loin. Mais sinon…
- Mais qu’est-ce tu délires ?
- Tu vas comprendre. Tu vas comprendre l’ami… Mais d’abord imagine… Les Caravelles… la Santa Maria, la Pinta, la Niña… imagine ! Colomb et ses lieutenants, là… les deux Pinzòn… la troupe… dans le brouillard si ça se trouve.
- Comme nous.
- Ouais comme nous. Et puis voilà qu’au petit matin, après des semaines de navigation… ‘TERRE !’… enfin plutôt ‘Tierra!
- Y seraient arrivés où déjà ?
- Haïti je crois bien. Enfin au XVème c’était pas Haïti évidemment. C’est pas Hispañola qu’ils l’avaient appelé ? Une île en tous les cas. Mais enfin Colomb croyait que c’était le Japon !
- Ouais, pour une île dans les Caraïbes…
- T’imagines un peu l’aventure ! Quand même autre chose que de corriger des copies à la con ou de trier du courrier à la con tu crois pas ?
- Vu sous’t’angle évidemment… Mais j’aurais eu les jetons moi.
- Moi je sais pas... Enfin si sûrement aussi. De toute façon de nos jours y’a plus grand chose à découvrir.
- À part la littérature et les femmes…
- À part la littérature et les femmes. Pas mal ! Voyages intérieurs disons… dans des genres différents… complémentaires ?
- Même la Lune on y a marché dessus !
- Même la Lune… Le pays des morts
- Le pays des morts ? Des lunatiques ! Des sélénites à la rigueur ! Mais des morts j’vois pas de trop.
- Si si. Pour les… pour les Népalais y me semble bien. Mais donc je t’ai jamais raconté alors ?
- Raconté quoi donc ?
- Que j’avais un ancêtre conquistador ?
- Arrête un peu… t’es rital en plus !
- Enfin c’est ce qui se dit… enfin se dit… ça se fantasme disons dans la famille… du côté de ma mère, pas du côté rital… Enfin pour moi c’est un peu un fantasme voilà. Mais va savoir ? 
- Heu… excuses du peu mais ta mère, elle est Pied-Noire alors on est loin d’Haïti tu crois pas ?
- Peut-être mais elle a le casque.
- Le casque ? Mais de quoi tu causes Bruno ? T’es vraiment torché tu sais ? 
- Ouais, t’as raison, j’suis torché. On est cuits. Allez on va se coucher. C’est le mieux. Hasta mañana amigo! »



IX

Sous la couette, mon cerveau pourtant embrumé par l’alcool turbinait à plein régime, continuant mécaniquement à me déverser des flots de souvenirs, d’images, d’émotions. Il m’a toujours manqué un contacteur pour arrêter l’esprit de singe comme disent paraît-il certains mystiques (ou méditants ?)

Marly… ah ! Marly… Marly, brune sudam sauvage. Comment qu’ils disent déjà ? Brava… Emma… Emma, blonde éthérée, blonde vénitienne… comme mes soi-disant origines. Après tout t’auras pas connu tant de nanas. Trop sentimental et piètre dragueur. C’est qu’entre l’intention et l’acte… et le premier terme s’accorde mal avec le second. Tu t’embourbes, voilà c’est ça, tu t’embourbes… Mais enfin non… avec Marly non ! Combien de temps déjà Casanova ? Quand est-ce que tu l’avais rencontré ? Avant Noël ? Oui, avant Noël. Vers la Toussaint en fait. Et voilà ! Exactement trois ans donc…

Novembre… novembre quatre-vingt-dix-huit. Tu venais de débarquer à Turin, pour le stage. T’avais revu la Paola aussi. T’allais chez elle. La cugina! Un peu de jalousie quand elle a su avec Marleny… Les femmes sont jalouses, même quand c’est sans espoir avec elles ! Oui, elle était jalouse. Et puis le coup de la farinata… dans l’ascenseur… bel appartement qu’ils avaient elle et Antonio, qu’ils ont toujours je suppose, tous les deux là-bas au corso Peschiere. ’Fra di noi c’è una farinata!’ que je lui dis à la cousine. Sacré Antonio ! Semble bien qu’il pouvait pas dormir s’il avait pas bouffé sa farinata ! Et elle… mauvais sourire… Entre nosotros queda una Argentina… incroyable !
Qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre à la Paola que je sorte avec une Argentine à moitié réfugiée dans le nord de l’Italie ? Et après… c’était quand après ? Juste avant Noël. Encore ! Avant de rentrer à Lyon pour les fêtes. Oui c’est ça. Marleny… cameriere chez le tonton rital, dans sa trattoria… La pauvre ! Avec tous ses problèmes là-bas, en Argentine, dans son bled pourri ! Se faire baiser par son vieux. Son propre père, toute gamine… ado… quelle merde !

Un truc digne de Détective, lecture favorite et quasi exclusive de maman. Détective : la vraie vie des vraies gens, qu’elle me sort un jour d’inspiration… Putain mais qu’est-ce que t’auras pu entendre comme conneries ! Et pourtant t’es jeune encore merde ! Alors à ce régime qu’est-ce ça sera dans vingt-cinq ans ? Mieux vaut ne pas trop y penser tiens… Qu’est-ce que tu seras dans un quart de siècle mon pauvre Bruno ? Un agrégé super confirmé ? Autrement dit un super vieux con !

Pauvre Marly… enfin… aller se réfugier chez le zio maternel… oui je comprends, je pouvais comprendre ça. Et pourquoi elle a pas dénoncé son père cette conne ? Bah… avec toutes les horreurs qu’à vécu l’Argentine, un père qui abuse de sa gamine, qu’est-ce que ça peut bien leur foutre là-bas ? Déjà elle l’avait son père elle… alors pourquoi elle irait se plaindre ? Ces Argentins ! Tous ritals ou presque ! Tu remontes de quelques générations et pof ! qu’est-ce que tu rencontres ? Un nono italiano, una nona italiana o tutti due italiani! C’est marrant quand même.

Putain et alors comme ça, si ça se trouve mon Alvarez, y serait non seulement Argentin (à vérifier) mais en plus avec des origines italiennes… Ben oui, c’est logique. Alors comme ça t’es psy, Argentin et rital !  Dans l’ordre décroissant ou dans le désordre ? C’est bizarre tout ça quand même. Ces mélanges… ça fait beaucoup de coïncidences comme j’avais entendu de la bouche d’un acteur dans un vieux document de prévention qu’Emma m’avait fait visionner un jour de cuite. Non, une soirée de fumette. Qu’est-ce qu’on s’étaient marrés quand même ! Qu’est-ce que c’était con ce truc ! L’arbre des faits, la science de l’accident du travail !… franchement, faut avoir que ça à foutre de mobiliser son cerveau à ces conneries ! Ou alors être payé pour ça. C’est triste.

Et puis ma Marly, elle m’aura réappris pas mal d’espingouin finalement. Surtout au pieu tiens… Llegaste? Ay! Y todo como un remolinoDepuis l’époque… depuis l’épopée Kathy… L’espagnol, l’Espagne… Tiens et si ça se trouve, je serais resté avec Kathy… ou plutôt elle serait resté avec moi plutôt que d’aller se faire mettre par ce connard qui en prime lui cognait dessus… Je suis le spécialiste des filles à problèmes moi, c’est pas croyable ça ! Je les attire spécialement ou quoi ? Tiens et va savoir si ça se trouve je serais agrégé d’espagnol aujourd’hui ! Quelle différence au fond ? L’agrégation, le diplôme situé au plus haut, au sommet de la hiérarchie académique… Manquerait plus que les Palmes tiens ! Dans un quart de siècle qui sait ?

Elle avait un drôle d’accent Marly, quand elle causait toscan. Euh ! non ! Je veux dire, je veux me dire quand elle causait castillan… Non toscan ! Ah et puis je sais plus tiens ! Oui, toscan, la langue du grand Dante. Parler al Dante… Bof… Un accent sudam ? argentin ? Non, c’est stupide. C’est l’inverse, c’est les Argentins qui ont l’accent soi-disant chantant des ritals. Mais enfin elle se débrouillait pas mal en italien. Heureusement ! on aurait fait comment autrement ? Et au plumard… Ah là oui, décidément, au plumard j’ai appris des trucs avec ma Marleny… tous ces mots… papito… mimor… llegamos juntos… Ah et ce mot, là ? Intraduisible... Comment c’était déjà ? Comment qu’elle disait ? Consentir. Oui consentir. Introuvable dans un dico. Même dans le María Moliner je  parie. Usage endémique en somme. Consentir… faire des bisous… caresser… baiser aussi (enfin je crois bien). Ou peut-être juste l’équivalent de faire un câlin ? Suivant le contexte ça peut prendre des proportions… très sexe. En plus érotique chez eux qu’en France ? Va savoir !… La femelle sudam est-elle plus chaude que son homologue européenne ? Faudrait que j’enquête. Mais comment ? J’aurais un problème de méthode.

Et quel âge elle avait déjà ma Marly ? Vingt et un ans ? Oui c’est ça. Et du cancer en plus ! Oui je me souviens de ces discussions un peu nunuches… signes astrologiques… Et avec ça un peu mystique aussi la Marleny. Branchée spiritualité, jusqu’à l’ésotérisme parfois. Le mystère des cailloux… Ces pierres dans sa piaule, là-bas chez le tonton ! Un vrai petit jardin Zen… Et au fait, est-ce qu’elle est vraiment toujours à Turin ? En Italie même ? Quand je suis parti, elle était en train de faire des démarches pour obtenir le passeport italien non ? Avec le merdier financier là-bas, ils voulaient tous filer en Europe. Enfin ‘tous’… Ça aura peut-être marché. Elle est peut-être bien Italienne cent pour cent aujourd’hui ! Je lui souhaiterais presque tiens !
De quelle année qu’elle était… enfin, qu’elle est déjà ? Soixante dix-sept ? Oui, de juillet soixante dix-sept. Le vingt-quatre. Ce qui fait qu’aujourd’hui elle a … vingt-quatre ans tiens ! Oui enfin… suffisait de rajouter trois à ses vingt ans de l’époque !Ah ! fait chier… J’aurais pas dû la quitter comme ça… C’est vrai c’est nul ! Un vrai salaud. Un genre de Leutnant Gustel après l’heure, qui baise Etelka pendant les vacances et qui se tire sans regret quand il est l’heure de retourner à la caserne. Mon pauvre Bruno, en fait tu vaux pas mieux qu’un officier d’Armée Impériale fin de siècle. T’es juste un officier de l’armée Éducation Nationale, mais quelle différence ? Si ! tu saurais pas même manier correctement un sabre... T’aurais donc pas fait bon conquistador non plus c’est sûr.

Pas comme ton ancêtre. Et comment qu’il s’appelait celui-là ? Comment qu’il se serait appelé s’il avait existé ? Un Rodriguez quelque chose. Faudrait que j’éclaircisse tout cette affaire quand même ! Je sais pas… farfouiller dans les archives coloniales algériennes. À Nantes. Comme le Gros Plant… Allez tâche de dormir va !

Merde ! L’Aspégic ! j’ai oublié l’Aspégic…
Allez, un Aspé et au dodo.



X

Début décembre, je reçois inopinément une visite de Nadja, la copine et depuis peu collègue de travail d’Emma (étaient-elles encore copines ?). De son état primitif de stagiaire à l’ANPP, Nadja avait muée CDI. Elle oeuvrait sur une thématique de recherche qui, de mon modeste point de vue semblait un peu bizarre (mais enfin, il paraît que c’est de la recherche) : les émotions au travail. Non pas que je ne puisse concevoir qu’on éprouvent des émotions quand on bosse (je m’énervais moi-même par exemple pas mal avec nombre de mes élèves) mais enfin, qu’est-ce que ça avait à voir avec la prévention des risques d’accidents du travail ou de maladies professionnelles ?

Nadja, jolie fille typée Maghreb et pourvu d’un naturel extrêmement cool (ou empathique ?) tentera de m’expliquer sinon me convaincre que le contrôle des émotions se devait d’entrer dans les missions de la respectable institution car on observait (comment ?) la montée en puissance de divers malaises psychologiques dans le monde du travail. Lors de cette visite et bien que prétextant prendre de mes nouvelles, Nadja me parlera de ‘stress’, de ‘harcèlement’, de ‘maltraitance’, de ‘violence au travail’. Et aussi, dans une intention que j’imaginais louable d’améliorer ma culture en sciences humaines, de ‘burn-out’, un anglicisme aux étranges consonances, qu’elle proposera de traduire par ‘épuisement au travail’… Puis de m’exemplifier la notion avec le cas de ces infirmières qui n’en pouvaient plus de faire trente-six choses à la fois. Sans omettre le chapitre de leurs responsabilités à l’égard des patients, responsabilités que l’étrange ‘burn-out’ pouvait conduire à commettre de grosses bêtises, ceci par manque d’attention, idées confuses, ‘surcharge cognitive’ etc. Selon les dires de la jeune chercheuse, il paraîtrait que les Québécois auraient quant à eux traduits le terme amerloque de façon plus littérale, en l’occurrence ‘brûlure au travail’ !

En l’écoutant patiemment me venait à l’esprit un des quelques romans que j’avais lu en anglais, The World according to Garp, dans lequel la maman du gosse était, de mémoire, une bien drôle d’infirmière… Et je me disais qu’à sa manière toute romanesque, un tel personnage féminin baisant un débris de guerre mâle pour procréer en éliminant tout risque d’être emmerdé plus tard par le papa avait dû être un brin ‘burnoutée’. Une association d’idées stupide mais qui me divertissait des propos plutôt lénifiants de la belle.

Au bout d’un temps d’écoute qui m’apparu frôler l’infini, et entre deux thés Earl Grey, je profitai d’une interruption de la miss à la recherche d’une cigarette pour orienter la conversation vers un sujet qui me tenait plus à cœur : sa copine et collègue Emma… Pour parvenir à mes fins, je déviai progressivement la conversation, ou plutôt le monologue de cette jolie môme (un genre d’humaniste gentillette, par faiblesse de caractère plus que par conviction me dis-je) de ses travaux en particulier vers l’ANPP en général ; puis de l’agence en question vers mon ex…
Du moins je tentai.

« Mais dis-moi Nadja, comment ça se passe dans ta boite ? Je veux dire : ce genre de travaux passent bien ?
- Oh ben oui tu sais. Je ne dis pas non plus que ça a été de suite accepté. Tu sais, il a fallu se battre quand même… À l’époque j’étais stagiaire de Vincent, tu le situes !
- Euh… oui vaguement. Il est Belge non ?
- Voilà ! Et responsable du PTI ‘bien-être au travail’.
- PTI ? C’est-à-dire ?
- Pardon oui ! Ça signifie ‘Projet Transversal Institutionnel’… Bon et alors Vincent a beaucoup contribué à ce que j’obtienne ce CDI.
- Là je comprends.
- Quoi donc ?
- CDI…
- Oui alors et bien je lui dois beaucoup. 
- Sûr que de nos jours, les CDI…
- Voilà. Et à tous les deux, on a dû travailler pour convaincre le directeur scientifique de l’intérêt de ce poste dans le département quoi !
- Au fait… excuse-moi mais c’est quoi exactement un ‘Projet trav… comment déjà ?
- Transversal Institutionnel.
- Voilà. C’est quoi ce truc ? »

Là je sentais bien qu’avec ce genre de sollicitation, j’allais m’éloigner de mon objectif qui demeurait l’obtention d’infos sur Emma. Mais c’était aussi que ma curiosité venait d’être stimulée à l’écoute de cette formule aux relents d’une alchimie managériale dont il me tardait d’en savoir un peu plus. Pour l’avoir fréquenté quelque temps par procuration, je savais déjà que L’ANPP présentait tous les traits d’une envoûtante bizarrerie organisationnelle de notre modernité en mal d’innovations. Donc avec cette histoire de PTI, je supputais quelque avatar ubuesque qui méritait sans doute un détour.

Je fus déçu de la réponse, non que le sujet soit intrinsèquement pauvre en matière de pataphysique. C’était seulement que Nadja manquait à l’évidence cruellement de la distance permettant d’avoir accès au réel de la pathologie de son milieu de travail. Soyons indulgent avec l’intéressée, il s’agissait à n’en pas douter d’un de ces mécanismes psychiques, bien décrits par la littérature spécialisée, lui permettant de ne pas sombrer elle-même dans la folie. Ou dans le burn-out, objet de ses investigations !
« Oh tu sais, c’est le jargon de la maison... PTI, ça fait référence à une démarche de coordination entre un pôle recherche, ici à Nancy, et un pôle plus pratique d’application sur le terrain, qui est situé essentiellement au siège parisien.
- Ah oui, et aussi votre direction générale est à Paris. Emma m’avait expliqué ça. »

Voilà, j’avais réussi à introduire Emma dans le bazar. Comme une sorte de handicap ? Plutôt histoire de me raccrocher à l’important quand je jugerais le moment opportun. De la prévention en somme ! 
« Un PTI si tu veux, pour faire simple, c’est… et pour un thème donné, défini a priori… il y a en a en chimie, en toxicologie, en ergonomie… c’est donc une mobilisation de ressources humaines, techniques, financières en vue de donner un maximum de visibilité au sujet retenu voilà !
- Alors c’est OK pour toi. Vu que tu en fais partie intégrale de ce ‘PTI bien-être au travail’. Enfin si je te suis bien.
- Maintenant oui. Alors mais aussi… il faut convaincre les acteurs sociaux tu sais.
- Les acteurs sociaux… Ça veut dire pas seulement votre… direction scientifique c’est ça ?
- Ben oui ! D’autant plus que comme je te dis, ça n’est pas que scientifique.
- Alors quoi ? C’est politique aussi c’est ce que tu veux dire ?
- Oui enfin… oui si on veut. Mais je voulais surtout dire qu’il faut intéresser les entreprises. Les patrons autant que les salariés.
- Donc c’est politique… Bon, de la politique d’entreprise en somme.
- Oui et c’est pas le plus facile crois-moi.
- Mais et… excuse-moi mais dans votre univers de préventeurs, là, vous auriez pas un peu tendance à considérer d’une façon générale que les objectifs sont toujours partagés et que donc… s’ils sont partagés, alors tout le monde étant pour plus de sécurité, alors pas de conflits ?
- Oh tu sais Bruno… Oui, dans l’idéal c’est vrai. Mais il y a quand même des enjeux.
- Quand même !
- Quand même oui. »

Sacrée Nadja ! Je ne la connaissais pas plus que ça. Il n’y avait encore pas si longtemps, on se voyait de temps à autre, avec Emma. Elle était sympa et je me disais qu’elle représentait assez bien le genre de profil, de tempérament qu’apprécient les boites style ANtrucmuche : mixtures de structure publique et privée appréciant mixtures d’intelligence et de conformisme. De bons petits travailleurs, bons petits soldats. Faire ce qu’on vous demande, sans trop aller gratter les dessous de cartes. Des personnels ni idiots ni brillants. Bref, dans la moyenne, courbe de Gauss moyenne, bonne distribution des cartes humaines : rejet des vraiment trop médiocres, et avec encore moins d’hésitations les trop indépendants d’esprit. Éviter à tout prix le genre d’individu susceptible de soulever quelque inconfortable… disons dilemme pertinence-impertinence ?
Tout cela paraît de bonne guerre finalement. Faut que ça ronronne. N’inquiéter personne et surtout pas une quelconque instance gouvernementale, ministérielle. Au risque sinon, à l’occasion d’un changement d’horizon politique par exemple, de voir surgir d’inquiétantes interrogations quant au rapport coût-bénéfice d’un tel machin (ainsi qu’aurait paraît-il marmonné De Gaulle à propos de l’ONU).

Ne pas ouvrir la Pandora box.

D’ailleurs j’aime mieux The Musical boxPlay me Old King Cole/That I… may? Join with youEt comment déjà ?… All your hearts now… now… merde ! Ah voilà ! le plus important…
now seem so far from me/it hardly seems to matter now. Oui j’aime mieux Peter Gabriel que n’importe lequel de leurs directeurs scientifiques interchangeables.
Cette pauvre prof d’anglais… Qu’est-ce que j’ai pu la faire chier quand même avec Genesis ! Première formule en plus. Des trucs de vieux schnock quoi… Fallait voir aussi qu’en matière poétique, la pop ritale… À part Premiata Forneria Marconi peut-être… big void!

Bon et enfin je me décidai pour plus de directivité conversationnelle :
« Emmanuelle elle est dans ce PTI elle aussi ?
- Euh… non… Elle s’intéresse plus… euh… au mal-être qu’au bien-être… enfin dans un certain sens.
- Et à propos de mal ou de bien-être justement, comment va-t-elle ?
- Ecoute Bruno, ça me gêne un peu d’aborder ce sujet… J’ai du mal… ce qui s’est passé entre vous, ça ne me regarde pas tu vois ?
- C’est quand même ta copine non ?
- Oui bien sûr… mais enfin on se voit moins ces temps-ci… au bureau si bien sûr… Je sais pas, on se parle moins… Je ne sais pas trop pourquoi à vrai dire.
- Bon et quand tu la vois, quelle tête elle a ?
- Ah mais t’es drôle toi ! Oui… elle m’avait parlé de sa décision… enfin d’avorter… Excuse-moi je suis désolé… je comprends que…
- T’excuse pas Nadja. Ce qui est fait est fait de toute façon.
- Je comprends que pour toi… enfin… que ça a dû être difficile.
- Incompréhensible d’abord. Et bon… c’est que je n’ai aucune nouvelle alors…
- Je ne sais pas quoi te dire Bruno. Elle… elle a dû tourner la page voilà tout.
- Oui mais enfin quand même ! Alors comme ça, du jour au lendemain, je n’existe plus pour elle, c’est ça ?
- Je suis désolé pour toi Bruno. Vraiment. Je ne sais pas quoi te dire… Bon et puis je crois qu’il faut que j’y aille…
- T’es sûre ?
- Ben oui je crois bien.
- Tu veux pas manger un bout ? On peut sortir si tu veux.
- Non je… je crois pas que…
- Bon OK. Alors tu pourras lui dire quelque chose de ma part ?
- Dis toujours.
- Tu sais Nadja, Emma j’aurais pu l’envahir de mails, de SMS. Mais enfin, j’ai ma fierté. Ceci dit, peut-être qu’elle attendait précisément que je me manifeste le premier. Tu sais ce que c’est ?
- Comment ça ‘je sais ce que c’est’ ?
- Et bien… c’est toujours pareil. En toutes circonstances… nous les mecs, on attend de nous… de faire le premier pas en somme. »
Je pensais à cette théorie des femmes selon Thomas Mann... 
« Alors et qu’est-ce que tu voudrais que je lui dise de ta part ?
- Simplement que son collègue, là, Alvarez, il est un peu… imprévisible je trouve.
- Mais c’est qui ce type ?
- Tu le connais pas ?  C’est vrai que t’es pas psy toi. Juste ergonome…
- Merci du compliment !
- Je plaisante… Au contraire, pour ça du coup je te trouve… plus… bon du charme mais ça tu le sais déjà…
- Voyez-vous ça ?
- Et donc, non… pas psy donc… plus accessible… Et donc Alvarez, oui et bien c’est un psychiatre qu’Emma m’avait plus ou moins recommandé. Pour moi quoi !
- Ah bon. Je suis peut-être pas psy mais enfin, c’est pas un peu étrange ça ? Un couple qui se sépare et l’un des deux va voir un psy connu de l’autre…
- C’est vrai que c’est un peu tordu, je te l’accorde. Mais enfin… aussi, pour une thérapie de couple…Vu ce qui s’est passé… l’IVG… c’était mal parti tu penses pas ?
- Mais je voulais pas dire ça Bruno ! C’est toi qui évoques une thérapie de couple maintenant !
- Bon bref, tu dis ceci de ma part à cette chère Emma…
- Je t’écoute.
- Tu lui communiques s’il te plait qu’Alvarez semble faire preuve d’un drôle d’intérêt pour certaines de mes origines familiales.
- Qu’est-ce que tu veux dire Bruno ?
- Je t’assure… À ce type je lui ai parlé… bon d’un casque voilà ! Enfin tu sais ce que c’est… les associations d’idées…
- D’un casque ?
- Oui, d’un casque. Un casque con-quis-ta-dor. D’un ancêtre figure-toi. 
- Tu as eu un ancêtre conquistador !
- Et oui, qu’est-ce que tu crois Nadja ? Du sang guerrier coule dans mes veines…
- Alors là tu m’épates. »

Et en mon fort intérieur je pensais ‘oui, un chasseur même’. Peut-être bien. Oui, un chasseur. Et qui sait ? À la manière si étonnamment décrite par Don Juan (sorcier Yaki de son état) : savoir manier la disponibilité autant que l’indisponibilité. Mais d’où me venaient ces notions d’un autre monde ? Notions extrêmes-occidentales… Et oui ! Castaneda et son initiateur. Encore l’Amérique du Sud…
Et tiens ! Je devrais relire un peu Castaneda. Oui je devrais. Me rendre disponible… Aux enseignements primitifs de par là-bas ? un peu plus à l’ouest ?

En attendant, je me rendais miraculeusement archi-disponible pour Nadja.
Elle n’attendait que ça évidemment ! Resterait à savoir si elle n’était pas vaguement en service commandé… 

Je n’aurais peut-être pas dû lui parler du psy.

Ni surtout du casque !



XI

« Bon alors ces huîtres ! On se les baffrent ?
- Ouais mais attends un peu Bruno…Véro va arriver.
- Véro ! Véro ! Avec Christian ?
- Évidemment frérot !
- Évidemment ! Évidemment ! Regarde-moi… Je suis avec qui moi ?
- Ouais. Excuse-moi… De ce côté-là, on est dans le même bain de toute façon.
- Bah !
- Mais enfin bordel, qu’est-ce qui lui a pris à ta gonzesse ?
- Va savoir !
- Pour une psy vraiment… C’est l’hosto qui se fout de la charité.
- Y’a de ça. Bon aller, je vais chercher une autre bouteille dehors.
- T’as raison frérot. Ça baisse dangereusement…
- Au fait, la petite a l’air en pleine forme dis-moi !
- Oh ouais. Elle tu sais, elle est pas compliquée. Mange bien, travaille bien à l’école.
- Pas comme son père à son âge…
- Ah m’emmerde pas ! J’étais pas un cérébral comme toi moi !
- Excuse. De toute façon, avec le recul je peux te dire que c’est ce qui pouvait t’arriver de mieux. Ou de moins pire.
- Tu crois ça ! Dans le cambouis toute la journée !
- Moi je sais pas… j’aimerais bien je pense. Enfin j’aimais assez la mécanique au fond.
- Mais pas le cambouis…
- Mais pas le cambouis.
- Comme papa finalement.
- Ben ouais. Sauf que lui, il a fait représentant. Pas prof c’est sûr.
- C’est sûr.
- Il s’est pas exilé dans le concept, comme le con que je suis.
- Ah Bruno… Un intello, un seul dans la famille, c’est encore pas trop grave.
- Vielen Dank Bruder.
- Pour un prof de rital, t’as de drôles d’expressions.
- C’est peut-être que parfois, j’en peux plus de l’italien.
- Comme pour moi les moteurs de camions. 
- Ecco!
- Bon les enfants, cessez de vous chamailler. Véronique arrive. On va pouvoir se mettre à table.
- Super ! Ah salut les Grenoblois !
- Salut Phil. Ah ! mon Bruno ! Alors… t’as pas encore craqué ?
- Salut Chris. Coucou sister ! Craqué ? Comment ça ?
- Ben Metz… Le froid… intense ! Le brouillard. Le Nord quoi !
- J’te f’rais remarque que Bruno y vit pas dans le Nord y vit dans l’Est. Coucou mon prof préféré !
- Ça va Véro ?
- Ça va toujours tu sais bien… Et toi alors maman ? Qu’est-ce que tu dis ?
- Oh moi mes enfants… Votre mère elle est toujours pareille. Philippe t’iras appeler la petite qu’on va manger.
- OK. Elle joue dans la piaule.
- Elle a même pas encore ses jouets la belle !
- Elle doit trépigner dis-donc !
- Donc on est d’accord que c’est moi le Père Noël cette année.
- Un vrai de vrai c’est sûr !
- Comment ça ?
- Parce que monsieur vient du Nord.
- De l’Est j’vous dit, de l’Est !
- De toute façon, vu d’ici, l’Est ou le Nord…
- D’ici mes enfants c’est vrai c’est kif kif !
- Bon allez, à la bouffe ! En plus j’ai amené un p’tit blanc tout frais, sec et gouleyant… Le top avec vos huîtres.
- Un Apremont je parie.
- Quand même pas non. Un Chignin. Pour changer…
- Ah ouais !
- Rien qu’un ?
- Mais non ! Tu le connais… »

« … Putain pas mal ces huîtres ! 
- Mon fils, tu jures bien mal pour un professeur…
- Je peux jurer en rital aussi. Pas de problèmes.
- Et en allemand aussi je suis sûre.
- Et en anglais.
- En juif. »
            Quel chieur celui-là avec son racisme à la petite semaine…

« Si c’est à qui je pense, on dit plutôt yiddish ou hébreux, c’est selon. Et puis bon n’en jetez plus ! Je disais ça parce que l’injure n’a aucune effet émotionnel quand on la sort de son contexte linguistique voilà alors comme ça je me ferai pas engueuler.
- Ah ! commence pas avec tes grands mots !
- OK ! OK ! Je disais ça comme ça… Et Sandrine alors ?
- Chez ses vieux.
- Et elle a laissé la petite ici ?
- C’est un accord mon fils. Tu sais bien… Cette année elle est avec sa mamie de papa…
- On dit ‘paternelle’. Mamie paternelle. Au fait elle descend pas ?
- Mais si, la voilà… Allez viens dire bonjour ma chérie…
- Bonjour ma belle ! Tu vas bien ? Tu vas voir… Demain… un Noël pleins de cadeaux… Bon et en attendant, chère famille… l’italien, l’allemand, l’anglais et tout et tout, tout ça c’est bien gentil mais…
- Qu’est-ce que tu vas nous sortir encore ?
- … mais avez-vous pensé à l’espagnol ?
- Faudrait arrêter le blanc…
- Mes enfants, c’est vrai que l’espagnol c’était un peu ma langue au pays.
- De la mémé d’Oran surtout non ?
- Alors justement Véro. À propos de la mémé d’Oran…
- Dieu ait son âme.
- Y’a pas de soucis je t’ai déjà dit m’man. Au fait… d’abord… euh… avant ma sortie… l’anti-sortie disons…
- C’est quoi ce truc ? Un dessert ? 
- Pas vraiment. L’anti-sortie et pour que ça soit clair, ça veut dire ‘ce dont je veux pas qu’on parle’.
- Je crois deviner…
- Oh !
- Emmanuelle c’est ça ? 
- Et ben voilà ! T’as perdu !
- Ah bon…
- Ben oui puisque t’en parles…
- Mais j’en parle pas frérot ! C’était juste pour dire que je voyais ce que tu voulais dire et c’est tout !
- Pas dire plutôt.
- Bon et alors maintenant qu’on a compris de quoi on parle pas, alors de quoi on parle au juste frérot ?
- Ça et bien justement… c’est la sortie…
- Ah ouais !
- Et oui… rapport à l’espagnol… à l’Espagne voilà !
- Mon fils tu veux dire pour les vacances à Valence, Grenade et tout ça de l’an dernier ?
- Pas vraiment mais y’a un peu de ça…
- Alors et ben moi, avec tonton, et ben moi je donne ma langue au chat !
- Ma belle, ma jolie et unique nièce, sais-tu ce que c’est qu’un CONQUISTADOR ?
- Ben non… mais tu vas me dire tonton Bruno !
- Ton autre tonton aussi y peut te dire tu sais ?
- Bon ben allez ! vas-y Cricri…
- Non. Finalement c’est toi le penseur…
- Mais moi je pense qu’en italien tu sais bien…
- Un conquistador, c’était pas un de ces mecs qui ont mis la pâté aux Indiens là-bas ?
- Quelle sale opinion du blanc qui se croit le plus fort !
- C’est pas ça Bruno ?
- Le blanc le plus fort ici, il est dans la bouteille… Ceci dit… bon c’est un peu plus compliqué quand même !
- Et voilà ! Quoi qu’on dise, avec un intello c’est toujours ‘un peu plus compliqué quand même’ !
- Bon les enfants suffit ! Moi ma petite chérie je vais te dire qu’un conquistador et bien c’est possible que tu en aies eu un comme ancêtre…
- Merci pour le coup de main m’man…
- Ah ben alors y z’étaient Français alors ?
- Avec un nom pareil, non ma petite chérie, non. Y ‘z’étaient’ Espagnols tu vois ?
- Comme la grand-mère…
- Comment ça ‘comme la grand-mère’ ? Votre grand-mère d’Algérie ? 
- Attention Christian que dans la famille on dit mémé d’Oran… Et la mémé d’Oran donc, et bien elle a été Espagnole avant d’être Française, voilà ! 
- Vous charriez là ! Déjà qu’elle était Pied-Noire !
- Y’avait de tout chez les Pieds-Noirs… Des Français… et des Espagnols. Notamment.
- Et des Arabes un peu quand même !
- Tu vas pas nous ressortir ton couplet pro-bougnoules toi !
- Philippe !
- Bon on se calme OK ! Les Arabes c’étaient les Arabes. Ça va là ? C’est pas trop compliqué comme ça ? Et y’avait des Maltais… et même aussi des Italiens !
- Un beau merdier !
- Et des Juifs aussi. Mes enfants, votre mère elle se rappelle bien.
- Et des Juifs effectivement. Sépharades.
- Sépharades ou parapapados…ça reste des Juifs !
- Tu veux peut-être dire ashkénazes peut-être ?
- Ashké… nazes oui ! Pas Emma d’ailleurs qui… aïe merde ! Perdu.
- Bon bref, tout ça pour dire que donc un conquistador, ma chérie, c’était un soldat de l’armée espagnole de l’époque. À l’époque de la découverte de l’Amérique du Sud.
- Y’en a encore ?
- Pas vraiment, mais figure-toi que… enfin… tu le sais peut-être je sais pas… mais il y a encore, chez nous, dans la famille… un casque…
- Et il est où ce casque tonton ? Je voudrais bien le voir moi !
- Moi aussi je voudrais bien alors on va demander à ton papa... Philippe !
- Ouh là là les zozos ! mais c’est que j’en sais foutre rien moi !
- Dites c’est quoi ce délire ? C’est le Chignin c’est ça ?
- Tu sais bien Véro. Je suis le découvreur de la famille… la mémé espagnole…
- C’est vrai que là, t’avais fait fort je reconnais.
- De qui que vous causez là ? Je suis un peu perdu moi.
- Bruno avait retrouvé un papier qui montrait que ma mère, votre grand-mère à vous mes trois enfants, était Espagnole. Jusqu’à… ses vingt-sept ans c’est ça Bruno ?
- C’est bien ça m’man. 
- Ah ben merde alors ! Ça je savais pas. Tu m’avais pas dit Véro !
- Et pourquoi je t’aurais dit ? Ça t’aurais intéressé à toi, le Bordelais pur jus ?
- Ben quand même… j’ai peut-être du sang espagnol moi aussi…
- Bon ben ça va aller comme ça le sang espingouin dans la famille non ?
- Bon et alors ce casque, il est où en somme ?
- Putain mais j’en sais rien moi ! Je l’ai pas ! Jamais vu d’ailleurs… Ça serait pas des salades tout ça ? 
- Ah non mon fils. Parce que moi, je l’ai vu figure-toi…
- Et où ça ?
- Et quand ?
- Dans quel état le casque ?
- J’étais toute petite les enfants… Comme ma petite chérie. Hein ma petite chérie ! Viens voir un peu ta mamie… Alors après… après je sais plus. Je sais même pas vraiment si on l’avait ramené en France.
- On dit ‘métropole’. Enfin on disait…
- Merde alors. Y serait resté là-bas ?
- Faut dire qu’y avait d’autres urgences non ?
- Mes chéris, en juillet soixante-deux à Oran, c’était horrible… horrible. Votre mère avait… neuf ans… non dix… mais elle se rappelle bien.
- Oui mais alors… il aurait jamais été ici ce casque ?
- Moi je crois pas. Je l’ai jamais vu en tous cas.
- Mais enfin…
- Je sais frérot ! Tu te gourres voilà ! Tu te gourres avec le casque shleu, là…
- Merde ouais, peut-être bien…
- Celui de la mémé Pierina ?
- C’est ça. Vous savez bien ! Le casque nazi que le grand-père, ou l’arrière grand-père je sais pas trop, avait trouvé là-bas, vers Vénissieux !
- Bon bien… récapitulons… la grand-mère part… enfin se fait foutre dehors en soixante-deux… maman donc, t’avais dix ans c’est ça ?
- Oui mon fils. J’avais eu dix ans en avril… c’était affreux…
- Bon, on pourrait peut-être changer de sujet. C’est vrai quoi ! Ça nous mène où tout ça ?
- C’est vrai. Noël c’est demain mais quand même…
- Et mes jouets alors ? Il les amène quand le Père Noël ?
- Et bien demain ma chérie… Il arrivera pas avant. Et t’inquiète pas il va pas t’oublier.
- T’aurais p’t-être voulu que tonton il t’apporte le casque du monsieur ?
- Ah ben oui alors ! 
- Enfin mais c’est pas vraiment un jouet tu sais ? Juste une drôle d’histoire.
- Bon mes enfants, j’apporte la suite ? »



XII

« J’avais pensé à un carnet… un carnet intime en somme… façon de vous remplacer qui sait ?
- Et vous revoilà.
- Et me revoilà… ni très frais, ni très dispo… Combien de temps déjà ? Trois mois… à peu près.
- À peu près.
- Et puis je me suis dit ‘à quoi bon un carnet ?’ Ça sert à quoi de gratter ses petites angoisses sur du papelard ? Franchement, c’est ridicule vous ne trouvez pas ? Surtout que tout le monde s’en fout… alors et bien… me revoilà… vous m’en voulez peut-être ? Excusez-moi, c’est idiot… C’est qu’aujourd’hui j’ai dû décider d’être tonto. Ah et tenez : tonto… un mot espagnol ! C’est ma mère oui c’est ça, c’est ma mère qui s’en est servi la dernière fois… non, pas la dernière fois… la dernière fois qu’on s’est vus, c’était vers les fêtes non ? Oui voilà… elle m’a parlé de tonto… mais à propos de quoi déjà ? Enfin oui… au téléphone, il y a déjà un moment. D’ailleurs vous savez ce que ça veut dire ‘tonto’ ? Oui évidemment. L’espagnol c’est votre langue maternelle…
- En effet.
- J’en étais sûr ! Sûr de sûr ! Tonto! Stronzo ! Dumm! Stupid! enfin bref CON quoi. Et oui, quel con ! Quel con d’avoir perdu… quoi ? Combien ? Deux ans ? oui à peu près, avec cette tordue d’Emma… tordue de psy dans sa boite de tordus.
- Hum. 
- J’y vais un peu fort peut-être ?
- Peut-être.
- Bon et vous savez… non vous ne savez pas enfin j’espère… quoique par moments… Pardon je me sens si confus… con et confus…con… fus… oui et donc et bien… j’avais une copine avant Emma… une copine oui. Un peu plus qu’une copine en fait… con derechos especiales… et oui ! J’ai beau être prof de rital je connais un peu de Spanien quand même ! Et vous savez quoi ? enfin vous savez pourquoi ?
- Je vous écoute.
- Oui c’est ça, écoutez-moi… C’est votre métier après tout d’écouter alors écoutez-moi bien l’Argentin !
- Pardon !
- Vous êtes Argentin ! Allez trêve de cachotteries… Avec un nom pareil… Alvarez ! et surtout comme je vous ai peut-être déjà dit… je sais plus trop… un psy… mieux un psy-cha-na-lyste-su-da-mé-ri-cain ne peut qu’être Argentin. Bon j’y connais pas grand chose mais tout de même ! Et puis Emma m’en a parlé…
- Elle vous a parlé de moi ?
- Ouh ! le curieux ! Non pas vraiment rassurez-vous… vu qu’entre psy c’est l’omertà j’imagine. Ça on le devine. Un peu…
- Et cette… copine ?
- Marleny ? Elle s’appelait, enfin elle s’appelle Marleny. Joli nom non ! Joli prénom pardon. Marlène quoi ! Mais moi je l’appelais Marly. Ses copains aussi peut-être. Je ne sais pas trop. Elle en avait pas beaucoup d’ailleurs. Et vous savez quoi ? Ah et d’ailleurs je ne sais pas si je devrais vous le dire…
- Faites comme vous l’entendez.
- Comme je l’entends ! Entendre, écouter c’est pas pareil… comme je veux donc. Oui c’est la règle… la règle… ah ça me rappelle cette blague de potaches quand j’étais gosse. On entrait dans un… dans une papeterie disons et on demandait à la vendeuse… si c’était un bonhomme on laissait tomber… on lui demandait à la brave dame si elle avait des règles rouges… et si elle répondait que ‘oui’, alors on lui disait… enfin le plus courageux lui disait ‘alors c’est que vous êtes en bonne santé’… Fallait être cons non ?
- Oui.
- Et oui… et donc et bien comme je l’entends et comme vous risquez de l’entendre aussi finalement, et bien Marleny elle est, elle était… enfin non ! elle est Argentine.
- Tiens donc !
- Ar-gen-tine je vous dis… D’un bled, là… au sud de la capitale…  Chas… Chasco…
- Chascomùs.
- Voilà ! et voilà ! Vous vous êtes un peu trahi là non ? Parce que pour connaître Chascomùs ! Remarquez c’était pas volontaire de ma part mais enfin pour connaître Chascomùs… à part être Argentin…
- Certes.
- Me voilà fixé. Enfin disons à quatre-vingt-dix pour cent parce que… bon par exemple on peut trouver peut-être un Chilien qui connaîtrait disons… St-Dié desVosges ?
- ...
- Non ça va pas vu qu’à St-Dié des Vosges, on a inventé le nom de l’Amérique, alors un Chilien, pour peu qu’il ait un peu de culture historique connaîtrait peut-être allez savoir… Enfin je sais pas pourquoi mais ça me plait bien… de savoir, ou quasi savoir à qui j’ai affaire… Et bon mais Marleny je l’ai pas connue là-bas… je veux dire pas à Chascomùs… ni à St-Dié de fait. Je l’ai connue à Turin...
- Oui.
- Je vois que c’est reparti pour les oui… les hum aussi ?  Bon et donc enfin voilà… c’est que j’étais en stage là-bas, après mon agreg. Enfin je m’étais arrangé en somme… C’était un peu spécial et c’était en quatre-vingt-dix-huit… oui… Marly je l’ai… enfin on s’était rencontrés en novembre de cette année. Dans une petite trattoria où j’allais assez régulièrement pour y déjeuner. Elle était serveuse quoi ! C’est con non ? Un vrai remake du prince et de la bergère… Un prince sans le sou remarquez bien. Disons prince et bergère au sens d’une différence de niveau culturel assez hallucinante quand même… 
- Votre… future amie parlait italien ?
- Tiens une question ? Oui, elle parlait à l’argentine quand même. Vous connaissez peut-être… Mais enfin oui on se causait en italien oui… Ciao come stai oggi?  Je me rendais bien compte qu’elle avait un accent. Et puis du castillan qui se mêlait au toscan, c’était marrant.
- Pourquoi me parler de cette femme ?
- Deux questions de suite ! Vous flirtez avec la faute professionnelle ma parole… Et bien parce que… parce que j’ai merdé. Oui j’ai merdé avec elle, cette histoire. Je vois bien aujourd’hui qu’elle m’aimait. Vraiment elle m’aimait cette fille ! Et moi aussi… enfin je sais pas trop… je sais jamais trop avec les filles… c’est un problème quand même. Mes origines vénitiennes… supposées vénitiennes allez savoir ! Ce qui a de sûr c’est que je l’ai laissé en rentrant en France… Avec Marly pourtant… avec elle… j’aurais eu tous les enfants que je voulais voilà ! J’ai été un vrai con… décidément la connerie, ma connerie c’est le thème de la séance… Et surtout un vrai salaud aussi.
- Hum.
- Oui hum comme vous dites… Elle bossait chez un… chez son oncle. À la crocetta là-bas, vers le Politecnico où j’allais suivre quelques cours. Ça vous dit rien mais c’est pas important… Elle était un peu plus jeune que moi… vingt et un ans à l’époque… Elle avait fui de son pays, fui sa famille qui la maltraitait… Son père, une brute qui… qui la violait et tout… et… je sais pas… peut-être bien que ça m’a fait peur à la longue tout ça, ces violences…
- Mais enfin… vous étiez… intimes ?
- Ah oui ! Intimes… Ça oui. Comme dans carnet intime ! Troisième question… faites gaffe je compte ! À la prochaine… bon pardon… C’est vrai qu’en y repensant… comment est-ce qu’elle pouvait supporter… enfin un homme quoi ?
- Elle avait des sentiments pour vous !
- Oui… C’est flatteur finalement vous trouvez pas ? Ça y est, voilà que c’est moi qui pose les questions maintenant ! Je suis pas une femme mais quand même j’imagine que si mon vieux avait abusé de moi étant gamine… après j’aurais eu une trouille affreuse… enfin j’imagine.
- Elle vous aimait sincèrement.
- Oui… j’ai pas su… enfin je sais pas… ma future carrière, ce hiatus culturel… Marleny n’avait absolument aucune culture vous comprenez…
- On a tous une culture.
- Vous jouez sur les mots là ! Je voulais dire… enfin… aucune éducation si vous préférez. Remarquez elle était intelligente, ça oui.
- Comment le saviez-vous ?
- Je sais pas, c’est quelque chose que je repère instantanément l’intelligence… ou plutôt, je repère très vite la stupidité… et si je n’en ressens pas… de la bêtise je veux dire… si je n’en ressens pas alors c’est qu’il y a de l’intelligence ! Et dans son cas il y en avait beaucoup, ça oui… De l’intelligence je veux dire. Une fille futée… J’utilise un raisonnement a contrario si vous voulez vous comprenez ? Alors et bien en juin de l’année suivante, en quatre-vingt-dix-neuf donc et bien je suis parti. Je l’ai laissé… plus de contact… Enfin si, elle m’a écrit quelques mails. Je ne répondais pas. J’ai hésité remarquez… elle me demandait comment ça allait… Une femme très digne en fait. Jamais une plainte, rien. Elle me demandait comment ça se passait pour moi. Je ne répondais pas… Et puis j’ai rencontré Emmanuelle alors bien sûr… J’ai honte, oui aujourd’hui j’ai honte de tout ça… je suis qu’un pauvre type finalement vous trouvez pas ?
- Plus de nouvelles depuis ?
- De qui ?
- De cette femme que vous avez quitté.
- Bon, n’ayant pas quitté Emma, c’est donc de Marleny qu’on cause… Non je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Est-elle toujours dans la trattoria du zio ? Mariée peut-être ?… Je l’ai perdu voilà tout. Pour toujours… Merde on se marraient bien pourtant… Je la rejoignais dans sa petite chambrée. Elle venait chez moi, enfin dans ma piaule aussi, vu que finalement je logeais chez ma cousine, corso Peschiere, un quartier plutôt chic.
- Votre cousine turinoise ?
- Je vous en ai déjà parlé ? Bon mais oui... enfin et vous allez rigoler… encore une psy ! Elle terminait ses études, enfin je sais plus trop bien. De toutes façon son mari l’entretenait… Un type sympa Antonio. Il s’appelait, enfin il s’appelle… décidément ! Antonio. Bien plus âgé qu’elle. La quarantaine… psychanalyste… d’une école suisse enfin je sais plus très bien mais vous savez ? ce type qui a eu des ennuis avec la justice… Bon de la micropsychanalyse ça s’appelait ! Ne me demandez pas de quoi il s’agit. Ça se passait en français d’ailleurs. Enfin les formations je crois.
- Ah oui !
- Oui et il allait à Genève de temps à autre… Mais pourquoi je vous raconte ça moi ?
- Je ne sais pas.
- Ah oui ! Paola. Ma cousine turinoise, enfin elle venait elle aussi d’un bled… Piverone… bref donc ma cousine m’avait raconté une fois que… enfin son mari dans leur école, là… ils faisaient des séances interminables. Et surtout qu’ils se voyaient avec leurs patients, qu’ils faisaient des bouffes ensemble… Ça la choquait beaucoup : ma qual’è la differenza colle relazione di tutti giorni? qu’elle me disait… Finalement, en repensant à tout ça… tiens je comprends mieux comment… comment ça fonctionne avec vous. Parce que c’est vrai que je m’imagine pas faire un repas… enfin… disons aller prendre un demi avec vous… enfin voilà alors… Parfois je me demande si elle était pas un peu jalouse de Marleny quand même…
- …
- Enfin non… elle ÉTAIT jalouse de Marly
- Votre cousine avait des raisons d’être jalouse ?
- Waouh la question ! Passons si vous voulez bien. L’heure avance non ? Et au fait avec tout ça je vous ai dit ?
- Hum.
- Hum hum… Et oui… je me suis égaré… Marleny et tout ce qui s’en suit… Oui alors à Noël j’ai vu ma mère aussi, mon frère, ma sœur enfin… Et alors j’ai abordé le sujet.
- Le sujet ?
- Oui le sujet. Enfin je veux parler… du casque quoi !
- Tiens donc !
- Et bien macache ! Personne ne sait rien. Du moins rien que je ne sache déjà.. On ne sait même pas s’il serait ou non revenu en métropole ce putain de casque. C’est à tel point que parfois je me demande si c’est pas un pur produit de l’imagination familiale tout ça.
- Vous le pensez ?
- Oui et d’autant plus qu’avec Philippe, enfin mon frère, on s’est rendus compte qu’on devaient confondre avec un autre casque, un casque allemand de la dernière guerre.
- Ah oui ?
- Oui, du côté paternel… des ritals quoi ! Alors et bien c’est pas net tout ça au final.
- Bien. »
XIII

Quelques mois s’étaient encore écoulés. Passablement vides. On approchait de l’été, faisant qu’au moins en s’améliorant, le temps ne participait plus à mon humeur vaguement déprimée. Je n’avais plus de nouvelles d’Emma. Plus de nouvelles d’Emma. Ma petite aventure avec Nadja n’avait conduit à rien sinon à tenir une femme dans mes bras, une fois, dans l’hiver. Je ne l’intéressais pas. Peut-être physiquement oui ! mais ni plus ni moins. Allez savoir ce qu’il en est avec une femme ! Surtout avec une intello… Enfin soi-disant telle du fait d’une formation universitaire et d’un métier correspondant. Vu que chercheuse à l’ANPP ne me semblait pas nécessiter des aptitudes spécialement élevées. Du bagout peut-être, un semblant de compétence rédactionnelle sûrement. Et encore… Beaucoup de conformisme surtout. Conformisme intellectuel autant que social. Ni plus ni moins. Je l’avais encore mauvaise sans doute.

Tant bien que mal je me faisais à une vie sans femme. Sans Emma. Partager le quotidien avec moi-même. Et aussi je tâchais de rester consciencieux dans la préparation de mes classes. Dans l’ensemble mes élèves témoignaient d’un intérêt que je qualifierais d’acceptable. Quant à moi je louvoyais dans les programmes en m’efforçant d’allier au mieux plaisir et nécessité.
C’est ainsi que les turpitudes de la République Florentine ne passionnant pas les foules - même ceux parmi les plus avancés dans l’apprentissage de la langue et de la culture italiennes - je jonglais avec les positions de Savonarole, Machiavel, Guichardin en faisant de mon mieux afin que les élèves des classes concernées ne meurent pas d’ennui à l’évocation des palleschi, piagnoni et autres arrabbiati... Sans parler des contraintes de la prosopopée en versification, lorsqu’il était question de distinguer si un vers de Dante ou de Pétrarque hendécasyllabique était oxyton, paroxyton ou proparoxyton… Certes, tout cela était un soupçon hors programme du secondaire… Mais tant pis ! On m’avait tellement assommé avec ces trucs, alors fallait que ça ressorte.

Dans un registre incontestablement plus excitant, j’avais préparé ma dernière leçon, toujours pour les terminales, sur Tabucchi - de loin mon auteur préféré - en l’occurrence à propos de ses Piccoli equivoci senza importanza. Tabucchi montre avec un tel pouvoir de conviction comment les choses sans importances se compliquent puis, une fois devenues compliquées, deviennent senza rimedio… Dans l’examen littéraire de cette vision de la vie considérée finalement comme une sorte de gigantesque malentendu, j’y voyais le reflet, autrement médiocre, de ma propre situation. D’où mon intérêt pour l’auteur ? À trois courtes années d’atteindre la trentaine, allais-je vraiment tout droit vers une carrière de prof agrégé de province ? Itinéraire linéaire, lisse, net, sans ni bonnes ni mauvaises surprises ? Destin prévisible jusqu’à la retraite, voire au-delà. L’unique originalité aura-t-elle été en tout et pour tout de pouvoir faire mon stage au lycée Giono de Turin plutôt que dans une ville quelconque de mon pays ?
Il faudrait que je songe à soutenir une thèse après tout. Comme Emma ? Sur quel sujet ? Tabucchi bien sûr. Sa polémique avec Eco ? Son rapport à la littérature portugaise ? Maître de conférence à l’université - et pourquoi pas professeur un jour - me sortirait de la banalité lycéenne. Délaisser enfin les explications sur la concordance des temps… quel bonheur !

Rentrant chez moi ce lundi en fin d’après-midi, mais ayant raté le TER direct de dix-huit heures (arrivée à Pont-à-Mousson à dix-huit heures dix-huit) je me trouvais dans le dix-huit heures cinq (arrivée à dix-huit heures trente-trois après cinq arrêts). Je disposais ainsi d’un peu plus de temps pour me livrer à ces réflexions un brin désolantes autant que superficielles. Sans imaginer, vautré dans mon siège, que dès le soir venu ma prévisible quotidienneté allait en prendre un coup…

Tout en sirotant une bière, j’allumai machinalement mon ordinateur. Une Leffe (pas l’informatique, la boisson) conditionnée en canette de cinquante centilitres. Bonne bibine. Provenance : Abbaye de Abdijvan. On pourrait presque confondre avec Abidjan ! L’information était portée sur la boite métallique, dans un lettrage de couleur rouge et de style vaguement gothique. Et aussi anno 1240... Qu’est-ce qui pouvait bien s’être passé en l’an mille deux cent quarante ? En 1240 très exactement, hormis l’invention de la Leffe, je n’avais aucune idée.
Mais autour de 1240 ?

Dante… mais pas seulement. Marco Polo et ses oncles aussi bien, revenant à Venise… Ma cité d’origine (toujours à ce qu’il se dit dans la famille paternelle).  Affirmant depuis le Rialto qu’ils auraient traversé l’Arménie, le Turkestan. Et poursuivis jusqu’en Chine où ils auraient vécu à la cour de Kubla Khan ! Après 1200 et quelque chose, sûr que le monde allait changer… Mais qui en avait conscience à l’époque ? Même Dante, le grand Dante, n’y voyait goutte : quella foce stretta/Ov’Ercole segno li suoi riguardi/Acciocchè l’uom più oltre non si metta… Fameux mot (quand on est agrégé d’italien) prouvant que le pauvre homme ne comprenait rien, n’anticipait rien de ce qui allait se passer ! Et aussi, bien plus tard, en 1494, violences dans la République de Florence. Certes, mais quelle importance que ces péripéties internes à une Europe close sur elle-même depuis des siècles, en comparaison de la découverte d’un nouveau continent ?

Et tiens ! Voilà que j’avais un message ! Pas une pub, ni même un spam. Un message de Marleny !!! Oui de Marleny… enfin de Marly quoi !… C’était si étrange ! si imprévu ! si… impensable ! Après la façon dont je l’avais traité ! Et surtout après m’en être ouvert, après avoir évoqué la mémoire d’un fantôme à mon psy, voilà que quelques mois plus tard le spectre en question s’incarnait sur mon écran d’ordinateur ! La psychanalyse aurait-elle des pouvoirs insoupçonnés d’action à distance ???

Psy argentin pour fantôme argentin !

Marleny s’exprimait en italien. Un italien mal (et même très mal) orthographié, plein de fautes de grammaire et de syntaxe, mais qui malgré tout me resituait dans une certaine familiarité. Toutefois, en prenant connaissance du message, je réalisai qu’elle ne vivait plus en Italie. Du moins qu’elle ne s’y trouvait pas.

Marleny m’écrivait depuis Bogotá, capitale de la Colombie !!!

Qu’est-ce que c’était que ce délire ? Je posai ma bière, m’installai ergonomiquement devant la machine afin de lire dans les meilleures dispositions cette étonnante missive :

« Chao Bruno como stai ? Bene soy sicura… Alors c’ai fait tu es enfin devenu le prof que tu veux ? Ça te plait du moins ? Et bien moi je ne suis plu à Turin. Maime plus en Italie par ce que je suis repartir en amérique du sud, chez de moi. En de vrai pas vraiment chez de moi, pas en Argentine et encore de moins à Chascomùs, parce que comme tu sest de labas j’é trop de trop mauvets sovenirs. Maintenant je vivre à Bogotá. Tu connais ? Je veux te dire tu vois où ca ce trouver ? En Colombie quoi dans la montagn, toutant hot. Bon et tu dois te demandez pourquoi je écrire te. Je pensé à toi, à nous et tout cela. Que dire à toit de plus ? Que j’aimera bien savoir ce que tu deviene. Et puis je me soy dit que toit aussi peut-être tu aimeras savoir ce que je suis devenu. Ta petite Marlencita qu’est-ce qu’elle fait quoi ! Mais bon je ne veux pas trop te dérangé non plus alors je te dis à bientôt peut-être. Et maime que j’espère. Baci da Bogotá. Escríbeme Brunito (excuse les fautes d’italien mets ici je le parle pas beaucoup tu pense bien) »

Qu’est-ce qui avait effectivement bien pu lui passer par la tête de m’écrire ainsi ? Un retour d’affection subit ? Comment savoir ? Comment savoir sinon en lui répondant ? Pas comme avant… En lui répondant cette fois ! Et puis il y avait prescription non ?… Mais répondre pour quoi faire ? À quoi bon ? Marly, c’était du passé. Peut-être pas du passé aussi lointain que l’an 1240 mais quand même ! À échelle humaine, trois ans, voilà qui commençait à faire pas mal de temps. Exactement un neuvième de mon âge tout de même !
Et puis comme je l’avais expliqué à Alvarez au printemps par là, Marly, c’était pas vraiment un parangon de culture… Y’avait qu’à voir son mail… Ou encore ce drôle de goût qu’elle avait pour rédiger de petits poèmes naïfs… Le genre de textes qui pullulent sur la toile, débordant de bon sentiments amoureux à deux sous (et de fots dortografs) : amour, bonheur, respect, fidélité, pour toujours pour toujours… Un peu plus qu’hier, un peu moins que demain. De l’amour à l’eau de rose électronisée en somme. Le tout à grand renfort d’une imagerie nian-nian, qu’elle récupérait sur la toile (si j’ose dire). C’était à faire peur au plus demeuré d’entre nous !

Pas beaucoup de Bosch ou de Munch de la poésie sur la Grande Toile Mondiale

Et qu’est-ce que Marleny pouvait bien fabriquer en Colombie ? Elle ne le disait pas. Connaissant ma curiosité, n’était-ce pas pour elle une façon élémentaire de m’inciter à répondre ? Peut-être, mais pas tout de suite. Et qu’est-ce qu’elle voulait aussi ?

Dans l’attente d’une réponse, d’une marche à suivre que peut-être mon cerveau émotionnellement embrumé finirait par me dicter, je consultai distraitement les quelques autres messages :
- un Africain ou supposé tel me rétribuant d’un bon pourcentage de sa fortune égarée quelque part en Europe, bien entendu si je l’assistais en commençant par lui envoyer du pognon ;
- une proposition de la SNCF en vue de faire de substantielles économies si j’acquérais dès aujourd’hui un billet pour Périgueux, Strasbourg ou Nice (départ de Paris) ;
- Justine qui affirmant adorer se faire ‘défoncer le cul’, me suggèrait de faire appel à ses services ;
- une liste présélectionnée tout spécialement à mon attention d’hôtels incomparablement attractifs, sis dans divers lieux incontournables de France et d’ailleurs.
Bref la routine.

Mais voilà : au milieu de cette routine, Marleny ! Marly, la petite serveuse de la trattoria Pizza d’oro. Une fille toute simple, venue se réfugier chez un oncle turinois après tant de sévices familiaux subis là-bas dans son bled argentin. Marleny, si amoureuse et qui découvrait qu’on peut faire l’amour sans être forcée, violée… et que c’était pas vraiment la même chose. Le même acte peut-être, mais pas la même chose.
Père violeur, amants brutaux… Qui aurait pu penser qu’après ça elle accepterait des relations intimes ? J’étais su Francès. Et pourtant je l’avais quittée… Et sans beaucoup de ménagements, sans trop de finesse (pour autant qu’on puisse jamais quitter quelqu’un en finesse sans que l’acte n’apparaisse encore plus tordu). Marly avait réagi un peu comme si de rien n’était, prenant la chose comme une fatalité. Sans doute avait-elle antérieurement intériorisée qu’une modeste serveuse ne pouvait guère prétendre partager plus que le lit d’un futur jeune et remarquable professeur…

Bien sûr que le gouffre culturel était insondable ! Moi qui aurait pu lui réciter la vie d’Ovide et elle devant ses telenovelas… Et alors ? Parce qu’aussi il y avait du bon ! Sa naïveté en toutes choses ou presque m’émouvait. Et puis de temps à autre je me disais qu’il devait bien y avoir moyen de s’arracher à ces pesants déterminismes sociaux. Un intellectuel doit-il nécessairement épouser une intellectuelle ? Un paysan une paysanne ? Un ouvrier une ouvrière ? Certes les telenovelas, mexicaines pour la plupart et pour autant qu’il me semblait accessibles par la grâce technologique d’une antenne parabolique, m’insupportaient. Et pourtant les dialogues en langue espagnole me restaient incompréhensibles à quatre-vingts pour cent…
D’ailleurs si d’aventure j’étais avec Marly dans sa piaule, je n’écoutais pas, feuilletant une revue. Ou tentant de faire concurrence avec mon corps… bien sûr sans aucun succès dans ces moments si mal choisis de communion entre elle et sa télé ! Donc je finissais par m’en aller, ce qu’elle ne comprenait pas. Ma petite Argentine exilée ne comprenait pas que la télévision m’emmerde !

Ceci dit, aurait-il été plus conforme, convenable même de passer mes soirées avec une gonzesse cultivée, à écouter religieusement la retransmission d’un concert de Rostropovich ? De sortir en ville avec la ferme intention de se farcir ensemble, au cinéma d’art et d’essai spécial public confidentiel, le truc le plus abscons du moment ? En réalité, je crains que mes origines prolos aient opposé quelque chose de proche du dégoût face à une telle perspective.
Avec Marleny on se tapait une bonne pizza avec une bonne bouteille de rosé rital. On allait se ballader le long du Po. Souvent on partait de la Piazza Castello, puis on remontait la via Po jusqu’à la Piazza Venetto. Et enfin on filait en direction du Ponte di Sassi. On aimait bien aussi le Giardino Reale. Sans bien savoir pourquoi, mais c’est qu’aussi on restait souvent dans le secteur. Rien d’exceptionnel mais une simplicité dans nos relations que j’avais perdu en la perdant. Parce qu’avec Emmanuelle, plus c’était compliqué… avec Emmanuelle, plus c’était hors du commun, mieux ce devait être ! Mais voilà, j’avais laissé Marleny. D’abord pour personne, plus tard en lui substituant Emma. Qui, deux ans plus tard s’en ira le ventre soulagé. Bien vu Bruno ! Très fort !

Seulement je n’allais pas, JE NE POUVAIS PAS m’éterniser à Turin. Mon stage se terminait, je devais prendre un poste quelque part dans une académie de ma douce France. Alors quoi ? Marleny m’aurait-elle suivie ? Je ne le lui aurais de toute façon jamais demandé et peut-être bien que sa pudeur de simple femme lui interdisait de m’interroger à ce propos. Et pourtant comme elle était jolie ma Marlencita de monsieur le professeur ! Merde, fait chier. Et dans l’affirmative n’aurais-je pas eu honte auprès de mes futurs collègues d’une compagne, d’une compagnie aussi frustre ? Et il lui aurait fallu apprendre le français. Rien à voir avec l’italien pour une hispanophone. Et puis l’italien, elle le maîtrisait déjà plus ou moins en arrivant au Piémont. Avec ce drôle d’accent argentin supposé chantant.

Non, dominer le français n’aurait pas été une sinécure pour Marly, qui de plus n’avait aucune pratique du travail intellectuel. Comment repérer les sons ? ‘o’ de ‘eau’ autant que de ‘beauté’ ! Et ces sons  ‘on’, ‘an’, ‘un’… des sonorités impraticables quand on n’est pas Gaulois. Et puis elle aurait dit ‘Vosguessesss’ pour ‘Vosges’, ‘Alaïn’ pour ‘Alain’. Et cette orthographe française, épouvantable de complexité ? Pourquoi écrire ‘zone’ et ‘cône’ ? ‘siffler’ et ‘persifler’ ? ‘quincaillier’ mais ‘écailler’ ? ‘tout à fait’ mais ‘c’est-à-dire’ ? Pourquoi une même orthographe pour prononcer différemment ‘femme’ et ‘gemme’ ? ‘radis’ et ‘jadis’ ? Ou à l’inverse des orthographes différentes pour une même prononciation ? ‘caisse’, ‘français’, inertie’, moyen’, ‘sein’, ‘sain’, ‘thym’, etc. etc. etc !

Non, de ce côté-là elle aurait trop souffert et tout ça pour des résultats bien médiocres. Qu’elle poursuive donc en rital.

Enfin mais non vu que la voici là-bas en Colombie !

En Colombie ! j’te jure…

Tiens et comment qu’ils causent l’espagnol les Colombiens ?

Tiens je vais aller voir un peu sur un site…

Bon très bien… C’est un pays en somme ! Au milieu de deux cent autres ? Tout de même, c’est chaud par là-bas… Les FARC sur la gauche de la gauche, les paramilitaires sur la droite de la droite, la drogue, les enlèvements, la délinquance. Bref, violence à tous les étages !

Mais qu’est-ce qu’elle peut bien fabriquer là-bas ? C’est dingue quand même cette histoire !

Et Bogotá alors ?… Ouais… Ah tiens ! El Museo de Oro. Ça, ça doit être intéressant… Et là ? La CanCandelaría… Ça a l’air sympa aussi… Altitude de la capitale : 2600 mètres ! Bigre !

Bon mais on verra tout ça plus tard. Et tiens ! je vais aller casser une graine sous les arcades. Il fait bon et ça me sortira un peu. Tiens ben au Café des Arcades pourquoi pas. Histoire de bien entendre le petit son aigrelet du carillon de l’hôtel de ville. Je l’aime bien ce petit son aigrelet, je sais pas trop pourquoi. Peut-être parce parfois, en l’écoutant, je me dis que Charles de Foucauld devait déjà l’entendre, lui aussi. Il devait déjà entendre le petit son aigrelet du carillon de l’hôtel de ville de Pont-à-Mousson y’a pas de raison. Sauf que pour lui qui n’était pas agnostique et encore moins athée, ça avait un sens… Même avant son ordination, quand il était ici, affecté au 4ème Hussards.
Charles de Foucauld habitait au 8 de la rue de Lemud. J’habite au 4.

Pour lui, c’était pas encore Tamanrasset bien sûr...

Vais-je finir mes jours en Lorraine ?

Le Sahara c’est mieux. Ça a de la gueule. Même assassiné.

Surtout assassiné ? Ou alors en Colombie tiens ! C’est plus tendance.



XIV

« Buongiorno Marleny! Qué sorpresa! (tu vois je sais encore un peu d’espagnol). Je suis si surpris que tu m’écrives ! Après tant de temps… Mais pour être sincère ça me fait plaisir. Tu me demandes où j’en suis ? Et bien oui, je suis devenu professeur. C’était prévisible non ? Et il le fallait bien. Il faut bien faire quelque chose dans la vie. Mais je ne suis pas à Lyon (ma ville natale si tu te souviens). J’ai été nommé à Metz finalement. C’est un ville situé au Nord de la France (vers la Belgique et l’Allemagne). C’est pas mal mais enfin bien différent de Turin quand même. Sinon et bien je vis seul. C’est un peu ennuyeux parfois mais c’est ainsi. Et toi alors ? Que diable fais-tu en Colombie ? Et n’as-tu pas peur là-bas, à Bogotá ? C’est qu’on lit et qu’on entend les pires choses à propos de ce pays. Mais enfin c’est ton choix, tu as sûrement tes raisons et je ne voudrais pas t’effrayer non plus ! Alors dis-moi ? Un mari ? Des enfants ? Ou alors un travail que tu as trouvé là-bas ? Au moins tu es de retour dans la région du monde qui t’a vu naître. C’est bien non ? Moi non plus je ne voudrais pas trop te déranger avec mes histoires et mes questions. Alors je t’embrasse. À bientôt peut-être ?
Bruno
(comment as-tu trouvé mon adresse mel ?) »

Après avoir appuyé sur ‘envoi’, je me trouvai bien affectueux soudain. Dissimulateur aussi car pourquoi esquiver ma vie de couple avec Emma ? Enfin, ma vie de couple passée… À quoi bon lui en parler aussi ? C’était trop tôt de toute façon. Ou trop tard ? C’était selon le point de vue (trop tôt pour elle, trop tard pour moi). Cependant lui écrire que je vivais seul… Et alors ! Mais quelle drôle d’information aussi ? Et en quoi est-ce que ça pouvait l’intéresser de toute façon ?  Qu’est-ce tu imagines l’ami ! Qu’elle va prendre le premier avion pour venir s’enfiler de nouveau sous ta couette ? En outre, si elle est aussi fortunée que lorsqu’on était ensemble… Merde alors ! Tout ce passé qui brusquement resurgit ! Ce temps de vie, d’amour interrompu et qui revient de façon si imprévisible… De l’amour ? Amour éteint. Ce passé qui se réveille. Se réveille ?
Qu’en faire ?
Rien sans doute.

Et pourtant, au fil des jours et des semaines qui s’écoulaient, Marleny me répondait, m’écrivait. Et moi d’entretenir la correspondance ! Qui avait l’initiative ? Réellement l’initiative ? Au départ, elle bien sûr. Mais ensuite ?

On approchait de la fin juin. Je n’avais plus revu Alvarez. De nouveau je décrochais, je laissais de côté ce psy bizarre, curieux du casque ancestral. Argentin lui aussi… Comme Marly… Quelle coïncidence tout de même ! Je n’osais penser… qu’ils se connaîtraient… Bah ! Tous les Français se connaissent-ils ? Non ! Simple fantasme. Fantasme : ‘scénario imaginaire dans lequel le sujet est présent’. Une définition que je me souvenais avoir consulté, une définition qui pour une fois avait en matière de culture psy le mérite de la clarté… Bon mais d’autre part, dans le cours de nos échanges, bien sûr j’apprenais quelques petites choses sur ce pays, la Colombie. Alors aussi, dans l’hypothèse d’une réalité historique quant à mon ancêtre, je me demandais si celui-ci n’aurait pas séjourné là-bas ! Du moins dans cette région de l’occupation espagnole.

Et oui car me renseignant un peu plus, j’apprenais que la Colombie se serait nommée ‘Nouvelle Grenade’. Nouvelle Grenade ! Bizarre. Était-ce parce que les Rois Catholiques venaient de récupérer la Grenade andalouse, dernier bastion arabe ? Ou parce que cette région - finalement conquise - était devenue le principal port d’entrée et de sortie des biens, des hommes, de l’or avec la métropole espagnole. Que de bizarreries ? De rêveries ! Ne devrais-je pas retourner voir Alvarez finalement ?  Oui, ça ne me ferait pas de mal. Je pourrais lui parler de cette correspondance avec un fantôme argentin. Avec un spectre argentino-italo-colombien !

Marly m’avait finalement donné la clef du mystère de son départ d’Italie. Elle avait rencontré un type à Turin. Peu après notre rupture, à l’été quatre-vingt-dix-neuf. Peu après mon départ plutôt. Ce type, un dénommé Marco était Colombien, cadre dans l’industrie pétrolière de son pays. Et oui, j’apprenais qu’en Colombie il n’y avait pas que de la cocaïne à l’export. Il y avait aussi du pétrole. Et des émeraudes. Et même des fleurs ! Des fleurs qu’ils faisaient pousser, comme m’expliquait Marly dans son italien en état de résurrection forcée, par milliers, par millions. Des œillets notamment (claveles en espagnol) pour l’export, notamment vers les Etats-Unis.
C’est aussi que mon ex douce amie, antérieurement serveuse dans une trattoria turinoise, avait trouvé ce premier emploi là-bas à Bogotá : couper et emballer des fleurs toute la journée, dans un de ces floricultos qui, m’apprenait-elle, envahissaient la sabana bogotana.

Actuellement elle tenait une petite papeterie dans un quartier populaire de la capitale. C’est drôle car j’ai toujours aimé les papeteries… Tous ces machins scolaires, les crayons, les stylos, les compas, les rapporteurs, les cahiers… Ceci dit, il restait bien possible, voire probable qu’une papelería colombienne n’ait pas grand chose à voir avec l’idée que je m’en faisais dans mes souvenirs de gosse. Quoi qu’il en soit, je n’irais pas lui demander si elle avait des règles rouges…

Donc ce type, ce Marco était Colombien et de passage ou plutôt en mission en Italie. Ou peut-être en vacances ? Ou les deux mais peu importait. L’important étant qu’il se soit entiché de la belle Argentine. Qui manifestement aura bien réagie… au point de filer le grand amour avec son nouveau mâle, et ce jusqu’à le suivre à Bogotá ! Comme quoi, rétrospectivement parlant, j’en déduisais que j’aurais pu facilement lui faire traverser les Alpes, moins arides et moins lointaines que les Andes ! Ceci étant, je ne marmonnais qu’un espagnol des plus sommaires et peut-être que ce distinguo aura fait la différence entre lui et moi. Ma Marly aurait-elle joui non seulement dans les bras de son Colombien, mais aussi de retrouver son idiome ?

Pourtant, quelque chose me tracassait, qui avait à voir avec son… traumatisme sexuel d’antan. M’étais-je illusionné quant à mes capacités thérapeutiques ? Le Français thaumaturge était-il bidon ? Le prof te touche, Dieu te guérisse… Ou bien était-ce à l’inverse que mes exploits l’avaient tout à fait soignée, apte de nouveau aux plaisirs de la chair avec le premier venu ? Je n’en saurais certainement jamais rien car elle ne m’en parlerait jamais. Et même à supposer que ce soit envisageable, simplement n’en avait-elle certainement pas la moindre idée elle-même.

Et Marleny de me conter ses péripéties amoureuses… Et surtout de m’apprendre que son couple, après peu de temps et à l’époque d’une (malheureuse ?) grossesse, s’était disloqué dans les brumes bogotanes. Je me disais que le monde était décidément mal fichu, que c’était tout de même un comble que d’un côté Emma avorte d’un enfant désiré (du moins par le père) et que de l’autre Marleny garde un enfant non désiré (du moins ici aussi par le père)…

Aux dernières nouvelles, le Marco en question vivait et travaillait - toujours dans le pétrole - vers la frontière vénézuélienne, dans un bled (ou une région ?) nommé Arauca. Et pour ce que m’en disait Marleny, il en aurait oublié jusqu’à son gosse, aujourd’hui un petit garçon d’à peine deux ans, situation ajoutait-elle des plus banales pour ce pays dans lequel le nombre de femmes célibataires atteindrait des sommets vertigineux. Bref, la voilà seule de nouveau, et de nouveau à l’étranger (il ne suffit pas de parler la même langue pour se sentir au pays) à gérer de front le petit Esteban et la papeterie.

J’hésitai à lui proposer de dialoguer sur MSN. Enfin si ! dialoguer… pourquoi pas ? Mais sans cam alors ! Vu que la perspective de la voir, de nous voir ou plutôt de la revoir sur un écran me troublait (et bien que l’idée m’excita tout autant). Plongé dans cette ambivalence, je déclarai forfait devant la tentation et ce d’autant plus que Marly ne me l’avait elle-même jamais proposé. D’ailleurs, compte tenu d’un décalage horaire de sept heures, ça n’aurait peut-être pas été chose facile, du moins en semaine. Je réalisai aussi qu’elle n’avait jamais répondu à mon interrogation relative à mon adresse mail et d’ailleurs je n’insistai pas.

Quoi qu’il en soit, dans ce dialogue ou plutôt ces va-et-vient de courriels avec mon ex amie (ex depuis bientôt trois années !) j’avais le sentiment de revivre. Oui de revivre… et ce malgré le caractère un peu fictif de cette étrange et virtuelle relation que la technologie informatique permettait. Rupture d’avec un stupide isolement et même avec une solitude qui me devenait pesante. Car hormis le lycée, les collègues, les élèves je ne voyais plus grand monde. Sylvain était loin, avec ses contraintes propres, son taf, sa gosse… Plus près d’ici ? oui il restait Nadja bien sûr. En théorie.

Nadja qui d’ailleurs m’avait rappelé un soir ‘pour savoir comment j’allais’. Je lui retournai une sorte de fin de non recevoir en lui demandant comment les choses se passaient rapport à son fameux projet transversal institutionnel (m’étonnant d’avoir su retenir un assemblage terminologique aussi improbable). Ce qu’elle m’en dit me renforça dans la conviction que sa boite était bien une de ces usines à gaz que seul notre présent post-moderne était capable d’engendrer.
 Ainsi, à entendre ce qu’elle me communiqua à propos de l’organisation administrative des activités qui s’y menaient en général ou des siennes en propre, un interlocuteur non prévenu aurait implicitement supposé que cet ANPP employait des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes… Et bien pas du tout ! La boutique était en tout et pour tout composée de quelques six cents employés… Une avalanche de procédures, règlements, formalités, notes de services, programmes et sous-programmes, directives, plans et chartes qualités… tout cela pour quelques centaines de personnes ! Une grosse PME en somme.
D’ailleurs, je percevais bien qu’à seulement quelques mois de sa prise de responsabilité, la pauvre chérie semblait prendre (un peu tardivement !) la mesure du délire : pas de ressources, des personnels sur lesquels elle n’avait aucune autorité, une hiérarchie fuyante à la moindre complication, quatre-vingts pour cent (selon son estimation) de son énergie dépensée à gérer dossiers administratifs et conflits de personnes. Sans parler des objectifs plus que flous assignés par une direction qui, pour ne rien laisser traîner, exigeait bien entendu des résultats pour la veille…
À l’entendre, il m’apparaissait que n’importe qui aurait dû finir par devenir dingue pour moins que ça ! De fait Nadja commençait à présenter des signes avancés de perdition, du moins était-ce mon intuition malgré la distance téléphonique d’un échange qui avait dangereusement évolué vers un monologue improvisé en forme d’appel au secours… En somme, cette boite qui prétendait s’occuper de prévention des risques en entreprise malmenait son propre personnel au delà de l’invraisemblable !

Tentant d’esquiver tant bien que mal d’être mis dans un rôle de l’écoutant genre SOS victime, je m’étais (de nouveau) informé auprès d’elle sur Emma. Bien entendu Nadja m’avait fait (de nouveau) une réponse des plus dilatoires dont je n’aurais su dire si elle résultait de mon débrayage conversationnel imposé, de consignes de silence qui lui auraient été transmises par l’intéressée, voire de ce qu’elle aurait encore des vues sur ma personne… Je n’en saurais donc guère plus et peu m’importait au final. Avant de conclure cette conversation, nous convenions timidement de reprendre contact à l’occasion. Autant dire jamais.

Pas de Nadja, plus d’Emma, un peu de Marleny (avec qui je n’allais certainement pas tarder à passer sur MSN), mes relations avec les femmes décidément ne s’arrangeaient guère ! Ceci étant, Emma avait fini par m’adresser un mail… Auquel je n’avais pas répondu ! Je me demandais d’ailleurs toujours s’il n’y avait pas un lien entre ces deux initiatives : celle d’Emma puis celle de Nadja. En d’autres termes si Emma ne cherchait pas obscurément à téléguider sa copine en vue d’obtenir des informations à mon endroit... Lesquelles d’ailleurs ? Et dans quel but ?

Quant au contenu de la missive, elle était rédigée dans un genre de mea culpa qui n’avait semblait-il d’autre fonction que de permettre une salve de reproches :
- qu’avec moi, elle étouffait (je prenais toutes les décisions) ;
- que j’étais trop envahissant (j’accaparais la parole en société) ;
- que j’étais macho (je m’intéressais aux autres filles) ;
et le comble…
- que j’étais envieux de sa carrière !
Envieux de sa carrière ! Pauvre Emma ! Décidément son sens des réalités n’allait pas en s’améliorant… Que faisait-elle d’autre que tenter de survivre dans sa ménagerie nancéenne ? De la lecture de son courrier je conclus qu’à l’évidence elle confondait rhétorique défensive avec effort d’élucidation (comme aurait dit Castoriadis) et j’en restai là.
Avec toutefois cette arrière-pensée amère que nos amours-propres blessés se croisaient sans jamais savoir se rencontrer... Surtout, mon diagnostic formulé depuis des mois ne faisait que se confirmer : Emma était une femme parfaitement immature, par conséquent incapable d’être mère punto redondo!

Je n’aurais par contraste jamais pensé une chose pareille de Marleny. D’ailleurs elle était mère. Non, le problème avec la belle Argentine tenait plutôt de ses origines rurales et plus que modestes. Je n’avais évidemment jamais rien eu à lui reprocher directement quant à ses origines, vu que sur ce chapitre, je n’étais guère mieux loti qu’elle. Non, ce qui m’avait toujours agacé chez Marleny, c’était le constat d’une femme intelligente et qui malgré cela, malgré cet avantage dont elle disposait et dont elle avait conscience, se complaisait dans la médiocrité !

De l’intelligence gaspillée en somme et il faut bien avouer que je ne supportais pas cet état de fait. Je ne parvenais pas à comprendre qu’un individu doté d’un cerveau en bon, voire en très bon état de fonctionnement, n’envisage pas de le mobiliser pour autre chose que de suivre des programmes idiots à la télévision ! Une certaine résignation sans doute. Propre aux gens nés dans des pays en développement ? Voilà bien un point que je ne parvenais pas à éclaircir.

Bon, et pour quelle raison ne retournait-elle pas en Argentine ? À cause des pères ? Le violeur en amont, l’abandonnique en aval ? Certes, personne ne choisit son géniteur. Mais son compagnon ? Je songeais qu’à partir d’un telle interrogation, Emma m’aurait déroulé une de ces argutie psychanalytique où il aurait été question… voyons voir… d’ identification croisée ? d’acting inconscient ? de roman familial perturbé ? de mécanismes de défense ? d’introjection du mauvais objet, d’Œdipe à la dérive et de cent autres propos stéréotypés à la con.

Il est vrai qu’Emma excellait dans ce genre de sport ‘intellectuel’ dont la finalité pouvait se résumer à l’art de  plaquer sur une réalité humaine quelconque une avalanche de verbiage psy hérité d’une longue immersion universitaire et livresque. Noyade qui paradoxalement avait entretenu, du moins chez elle, une absence totale de sens critique ainsi qu’une inquiétante fascination pour toute espèce d’envolée spéculative !

Au moins Marleny ne m’avait jamais emmerdé avec ce genre de foutaises. D’ailleurs, autant Emma avait la tête farcie de savoirs mal assimilés, mal jugés, mal compris, autant Marly me paraissait en attente d’acquérir les connaissances (professionnelles et culturelles) qui lui permettraient de progresser socialement et surtout de sortir de la sombre caverne platonicienne que semblait composer son quotidien, réduit à une stricte logique de survie économique.

Quoi qu’il en soit, avec ces deux femmes, mais pour des raisons bien différentes, je m’étais ennuyé finalement.

Peut-on jamais être un beau jour satisfait de son sort ?

Perdu dans ces macérations mentales sans issue et donc en désespoir de cause, le jeudi six juin à neuf heures, quelques minutes avant de prendre ma première fournée matinale, une classe de seconde composée d’élèves aussi désespérément débutants en fin d’année scolaire qu’au début (je devais bien y être pour quelque chose), je saisis mon téléphone portable et composai le numéro du docteur Alvarez.
« Allo !
- Allo ! Monsieur… docteur Alvarez ?
- C’est lui-même. Vous êtes…
- Oui bonjour, c’est monsieur… enfin l’homme du casque quoi…
- Ah oui ! Bonjour monsieur.
- On pourrait se voir ?
- … Bien entendu… J’ai une disponibilité mardi prochain...
- Le treize donc. Quelle heure ?
- Dix-sept heures trente…
- Ça va, je m’arrangerai.
- À mardi prochain donc.
- Très bien, je vous remercie.
- Je vous en prie. »

Il fallait que j’y vois clair. Sans être des plus convaincus du pouvoir clarifiant des psy et de mon psy en particulier… Mais je n’allais pas non plus en chercher un autre ! Me retrouver dans l’obligation de déballer de nouveau toute mon affaire, de recréer une relation médecin-malade… Voilà qui me faisait penser par analogie à la formation d’un couple. J’avais déjà trois expériences ! Chaque fois tout reprendre, tout réapprendre, comprendre ceci et cela, s’adapter aux goûts et aux dégoûts, faire avec les petites manies, formater au mieux les rapports sexuels. Sans parler des relations que chacun apporte. Et la famille, et les parents… trouver les mots, ce qu’il convient de dire et ne pas dire, les motifs d’intérêt et de désintérêt, composer avec les lubies, les excitations, les silences, bref avec les névroses des uns et des autres : épuisant ! Et où donc déjà avais-je lu, à propos de couples, que l’espèce humaine était la seule sur terre à devoir s’accommoder de beaux-parents ? C’était drôle. Et si réel malheureusement !

Bref, j’avais beau ne pas être convaincu de l’utilité de revoir Alvarez, j’étais encore bien moins convaincu de celle d’aller voir ailleurs. Et puis mieux valait Alvarez que prendre le risque d’embrasser un jour, par dépit, par désespoir, une carrière en secte - comme dianéticien par exemple - simplement parce que j’avais des problèmes de vie, de stupides problèmes existentiels, partagés en outre par des millions de mes contemporains de par le monde !

Et puis mon esprit s’embrumait, je buvais trop, je m’emmerdais trop, je pensais trop. Je me sentais fatigué. Je me sentais émotionnellement épuisé. Bref je me sentais mal dans un monde où il y a prescription à être bien dans sa peau. Il fallait que je fasse quelque chose et dans ma situation je trouvais tout de même que mieux valait n’importe quoi que rien du tout. Alvarez donc me semblait mieux que rien, mieux que le vide en tous les cas. Enfin, mon vide à moi, celui de la déprime. Parce qu’il paraîtrait qu’il existe, quelque part… un vide de sérénité, le vide Zen par exemple : change vide option non sens contre vide option bonheur…

Avant la reprise des hostilités psy en face à face (peut-être au divan cette fois ?) je disposais de quelques journées devant moi. D’un week-end surtout. Alors, dans une suprême effort de volonté, je décidai de repeindre et retapisser la chambre. Ras le bol des motifs angliches nunuches d’Emma. J’allais faire dans… dans le Sudam tiens ! Fallait que j’en cause à Marly, que je lui demande conseil. Au moins voilà qui la divertirait. Et puis ça nous ferait un motif simple, accessible (pour elle) d’échange.



XV

Alvarez me sembla plutôt cordial… vu qu’après avoir de nouveau décroché de nos séances sans le prévenir, je craignais un surplus, voire un débordement d’agacement. Mais non ! nous n’évoquâmes même pas ce point de notre relation, ce qui m’apparu comme une sorte d’exploit. Après l’avoir entretenu des nouveaux motifs de décor que j’envisageais pour ma piaule, j’allais au but en glissant des propositions esthétiques de Marleny (propositions qu’à défaut de points de références ou de comparaison j’estimais judicieuses) vers cette reprise un peu bizarre, lointaine et virtuelle de nos relations (que pour des motifs similaires j’estimais plutôt mystérieuse).

Lui avais-je déjà parlé de cette femme ? Oui, bien sûr, mais en quels termes ? Incidemment, mes lacunes de mémoire étaient l’occasion de me demander si un psy se souvenait de grand chose de ce que lui contait un patient… Ah mais si ! Il me revenait qu’il était intervenu à plusieurs reprises - chose peu courante d’après ce que j’en sais - pour me dire (ou me faire comprendre) que très vraisemblablement Marleny m’aimait… Donc moi, oui, moi je me souvenais au moins de ça.

Mais lui ? Lui, le docteur Alvarez, lui n’avait pas qu’un seul patient à écouter... Soudain me voilà pris d’un affreux doute : et si mon psy mélangeait tout entre moi, mon histoire à moi et disons celle d’un autre type, tout aussi paumé que moi ? Un autre type, un double, paumé pour des raisons et dans des circonstances suffisamment proches pour autoriser une joyeuse confusion ?

Se pourrait-il qu’Alva puisse me confondre avec un autre ?

Disons avec un jeune enseignant d’allemand abîmé dans les eaux romantiques, façon dix-huitième. À la Novalis… Hymnen an die Nacht etc. Disons qu’il serait prisonnier d’une relation tumultueuse avec une charmante Viennoise qu’il aurait connu sur les bords du Danube… Disons en visitant l’impressionnante bibliothèque de l’abbaye de Melk, dans le cadre d’une recherche universitaire sophistiquée sur… sur disons sur la contribution architectonique de ce qui n’était pas encore l’empire austro-hongrois (du moins il me semble) dans la fièvre de construction des cathédrales gothiques au cours du XIIème ou XIIIème siècle. La belle s’appellerait Gisela et serait bibliothécaire de son état, gardienne du temple médiéval.

Ah ! les bâtisseurs de cathédrales… Au moins avec ceux-là les rôles respectifs du maître d’ouvrage et du maître d’œuvre ne prêtaient pas à confusion ! Pas comme avec ces soi-disant projets de recherche ou autres à la con (genre le PTI dans lequel cette pauvre Nadja s’était laissé engluer) pour lesquels celui qui demande et celui qui exécute en viennent bien souvent et de la façon la plus ubuesque à ne faire qu’une seule et même personne. Pauvre pauvre Nadja… mais passons.

Donc le jeune et dynamique Hervé (ainsi pourrait-il se prénommer) partage une idylle promise à un avenir lumineux avec Gisela. Sauf que rapidement les choses se gâtent… La belle Autrichienne tombe enceinte mais elle ne veut à aucun prix quitter la terre de ses ancêtres et encore moins sa merveilleuse occupation professionnelle, qui l’emplit de satisfactions intellectuelles autant que de signification existentielle…
Un peu dépité, Hervé songe un temps à venir s’installer à Vienne. Mais voilà, l’époque n’est plus à trouver un travail  aussi aisément que durant les Trente Glorieuses, a fortiori une activité qui présenterait un minimum d’intérêt. Alors et bien malgré de lourdes hésitations, il se lance toutefois dans l’aventure, demande un congé sans solde auprès de sa fac qui le lui accorde (sous réserve qu’il poursuive sa recherche doctorale). Hervé réunit les quelques maigres économies qu’il détient, donne dédite de son appartement et part rejoindre l’amour de sa vie.
Et de s’apercevoir assez rapidement (disons après quelques mois) que la femme qu’il aime paraît beaucoup plus entichée de son travail (qu’elle vénère littéralement) et de son pays (Hervé lui découvre un insupportable nationalisme d’extrême droite) que de lui-même.
Bien et ensuite… ensuite disons que dans cette affaire imaginaire, la belle donne naissance à un charmant bambin, une petite fille. Pour faire exotique, nommons-là Nelcy. Hervé bien entendu ne trouve pas de travail digne de sa qualification (si l’on excepte de rares vacations de répétiteur de français ici ou là). La relation se dégrade car comme on entend dire parfois quand il n’y a pas de foin, les chevaux se battent… Elle se dégrade jusqu’à ce jour ou, la mort dans l’âme et la fin de son congé sabbatique approchant, Hervé se résigne à retourner en France.
Disons à Bordeaux ! Une bien belle ville Bordeaux, une bien belle région que le bordelais. D’ailleurs il a en son temps fait connaître la cité et le site à Gisela, qui reconnaissait aisément qu’effectivement ce n’était pas mal. Et puis la mer n’est pas si éloignée (il l’avait emmenée déguster des huîtres à Montalivet) et surtout le climat est d’une douceur que lui enviera encore pendant quelques millénaires sans doute l’orient autrichien. En somme bien des avantages à considérer, dans l’éventualité d’une installation de la future famille franco-autrichienne en ces lieux enchanteurs.
C’était sans compter le caractère et la culture des plus modernes de Gisela, femme dans le vent de l’indépendance, de l’émancipation, hautement préoccupée de garder le contrôle de son destin ainsi qu’elle le formulera à Hervé un jour d’échanges aigres-doux (en autrichien plus qu’en allemand)… Et donc l’aventure autrichienne, et donc la petite Nelcy laissée là-bas, avec ce désespérant sentiment d’abandonner sa fille… et donc le retour honteux… et donc… et donc…

Quand donc avais-je parlé de Marly avec mon psy déjà ? Avant Noël ? Oui ce devait être ça. Mais non ? C’était bien plus récent ! Oui c’est ça. Vers le printemps. Et qu’avais-je bien pu lui raconter d’elle ? Pas grand chose de bien consistant sans doute.
Dans l’espoir un peu inquiet qu’Alvarez ne confonde pas mon destin avec celui d’un quelconque Hervé, je tentais de reprendre le fil interrompu de mes palpitantes aventures sentimentales très tendance.

À propos de tendance, Alva m’écoutait, tendance mutique pour changer... Toutefois il m’interpellait quant au motif de cette séparation là-bas, à Turin, vers l’été quatre-vingt-dix-neuf. Bien qu’il me sembla vaguement me répéter, je m’efforçai d’accéder à son souhait, et ceci en mode rationnel : j’avais quitté Marly parce que mon stage prépa s’achevait, que je devais rentrer en France, enfin ce genre de propos d’une exhaustivité et d’une authenticité psychologique douteuses. Mû d’une intuition peu claire, je jugeai que le docteur cherchait de nouveau à savoir (ou bien à s’assurer, mais pourquoi ?) si j’avais aimé Marleny. Et par extension peut-être à savoir si j’avais jamais aimé une femme...

Alors, aussi superficiellement que possible, je lui parlai de Kathy. Primero amore, comme le titre de ce magnifique film de Dino Risi, avec Ornella Mutti dans le rôle de la salope et quand elle était belle, jeune et aussi un peu nunuche apparemment. De Risi ou de Scola ce film ? Et puis c’était Primero ou Ultimo amore ? Oui oui, il y avait un doute, qui venait de la traduction en français du titre. C’était soit Ultimo amore traduit par Premier amour, soit Primero amore devenu Dernier amour !
Peu importait en fait car le spectateur comprenait bien que c’était la même chose… parce que … ce premier amour était le dernier, aussi bien que ce dernier amour le premier. Le pauvre type finissait fou dans une avenue italienne et je songeais (je songeais à l’intérieur de mes songeries) à l’époque comme ce pauvre Nietzche à Turin précisément  Toujours était-il que rapport à Kathy, avec qui j’avais vu le film d’ailleurs, il m’était rétrospectivement difficile de décider… Premier amour ? dernier ? Premier et dernier ?

Je fis part de ces circonvolutions réflexives à mon interlocuteur tout en le soupçonnant (pour quel motif ?) de penser qu’il n’y avait pas eu d’amour, que je n’avais jamais aimé qui que ce soit. À par moi peut-être. Et encore. Pire, que je ne savais pas aimer, que je confondais amour et dépendance affective, amour pour une fille avec amour pour une mère. De telles préoccupations me faisaient transpirer dur dans le fauteuil...
Et aussi parler ainsi de Kathy me remettait à l’esprit à quel point je lui étais redevable du peu d’espagnol qu’aujourd’hui je maîtrisais. En aficionada forcenée de l’Espagne, des Espagnols, des corridas, de la paella, des churros, de la sangria, enfin des espagnolades quoi ! Kathy m’avait exposé en feu continu à la culture espagnole. Alors avec un tel régime, il m’aurait fallu fournir bien des efforts de résistance pour ne pas être capable de demander mon chemin à Madrid ou à Séville !

La fin de séance approchant, je réalisai que s’il n’y avait eu aucune allusion à mes oublis de séances, il n’y en avait pas eu non plus à propos du casque. Avec le recul du temps et à l’occasion de cette nouvelle rencontre (dans l’après-coup comme l’aurait certainement formulé Emma) je me demandai dans quelle mesure l’interruption n’avait pas à voir avec cette affaire précolombienne ! D’ailleurs, avec cette reprise, n’étais-je pas au seuil de passer d’un thème précolombien (le casque en Europe) vers un autre franchement colombien (Marleny en Colombie) ?

Tiens et pourquoi avais-je parlé à Alva de ces relations reprises avec Marleny, mais sans lui dire qu’elle ne vivait plus en Italie, encore moins qu’elle était partie en Colombie ?… Bah ! C’est qu’il n’avait pas besoin de savoir tout cela et voilà tout. Possible que mon inconscient travaillait aussi à me protéger. À me protéger de quoi au juste ? Et puis qu’est-ce qu’il savait ce type ? Enfin, qu’est-ce que pouvait savoir un psychanalyste de son client ? Et qu’est-ce qu’il aurait bien pu savoir que je ne savais pas ?

En rentrant à Pont-à-Mousson, je trouvais que j’avais des pensées bien étranges.






XVI

Cyril : Bon et alors c’est comment la Colombie ? 
Sandy : C’est chiant. 
Cyril : À ce point ? 
Sandy : C’est sale, c’est bruyant, c’est pollué et le temps est dégueulasse.
Cyril : Tu parles peut-être pour Bogotá ! Mais enfin il n’y a pas que Bogotá en Colombie. 
Sandy : Bon OK mais tu sais si tu vas ailleurs tu risques de te faire zigouiller alors ! 
Cyril : La guérilla ? Les narcos ? Les truands ? C’est le Club Med là-bas dis-moi ! 
Sandy : Ma che Club Med ! 
Cyril : Pardon. Le ‘Club Méditerranée’. C’est une boite de tourisme française. Enfin, qui organise des voyages, des séjours à l’étranger surtout, dans le monde entier en fait. C’est très connu ici.
Sandy : Oui et bien ton club il est pas près de s’installer dans le secteur ! C’est qu’ils sont tous tarés ici… Et pas que les Colombiens basiques, je suis sûre. En fait la vie n’a aucune valeur. On te flingue d’abord…
Cyril : Excuse-moi Marly… c’est pas pour défendre la Colombie dont je me moque éperdument ni les Colombiens dont je ne sais rien mais enfin, en Argentine dans le registre facho, vous avez fait fort aussi non ? 
Sandy : Peut-être, mais c’est fini. Alors qu’ici ça sent un peu la mort quand même… Aspetta.

Des clients sans doute. J’attendais en parcourant distraitement un site de rencontres. Ces nanas m’avaient l’air d’une idiotie… Toujours à rechercher la huitième merveille du monde ! Et pour couronner le tout, de préférence un genre de mec pas compliqué ! Avec l’orthographe destroy qui allait avec. Désolé, pas vraiment mon profil les chéries…
Ah ! la voilà qui revenait à l’écran la ‘Sandy’… Oui, car on avait fini par se connecter sur le chat. Et sur le chat et bien elle était Sandy et moi Cyril ! Question de pseudos avec l’adresse électronique. Alors et bien Sandy était là-bas, à Bogotá, dans sa petite papeterie et Cyril était ici, à Pont-à-Mousson, dans son petit appartement de la rue de Lemud.

Avec le décalage horaire, elle m’écrivait en début d’après-midi et moi en fin de soirée. Sûrement que tous les deux on pensait à la cam… à la petite caméra dont le petit logo d’activation nous narguaient ! Au coin supérieur gauche de mon écran, il y avait une photo de Marly-Sandy. Elle m’apparaissait toujours aussi mignonne. Plus belle que dans mon souvenir même. Peut-être que l’expression de son visage avait gagné en maturité. Ou en assurance. En tous les cas, ce sourire qu’elle offrait déclenchait au fond de moi comme une petite musique électrique… Musique du désir ? Musique de l’amour ? Une musique à vrai dire un peu inquiétante !

Et en face, enfin ‘en face’… à 8500 kilomètres de là plutôt, sur l’écran de Marly devait apparaître une photo en portrait de moi. Assez banale me semblait-il. Prise sous les arcades de la place Duroc, au niveau de l’agence de l’Est Républicain. Par Emma au temps de la splendeur de notre couple…
De temps à autre, des roses rouges se substituaient au sourire de la belle papetière ! Allions-nous un jour nous décider à passer en mode audio ? Probablement pas, ne serait-ce que du fait que Marly était au boulot lorsqu’elle communiquait avec moi. Certainement pas qu’avec moi d’ailleurs mais bon…

Cyril : Tu pourrais partir non ? Enfin on en a déjà parlé. Je sais bien, le petit Esteban. Tu crois vraiment qu’avec son père… 
Sandy : C’est-à-dire que j’ai toujours espoir qu’il s’en occupe un peu quand même !
Cyril : Je comprends. Et donc dis-moi, même en cherchant bien, selon toi il n’y a vraiment rien de bon à en tirer de ce pays ? 
Sandy : Je sais pas trop. On bosse comme des dingues et le reste du temps on se retrouve dans des files d’attentes interminables pour tout et n’importe quoi.
Cyril : Par exemple ? 
Sandy : Pour tout je te dis ! La banque, pour régler ses factures. Et puis là-bas tout ou presque se règle aux guichets : l’électricité, l’eau, le téléphone. Même l’école des gosses se règle à un guichet. J’ai une copine qui est dans ce cas avec son gosse. Ça sera bientôt mon tour.
Cyril : Ah ouais !
Sandy : De toute façon y’a pas de poste alors pour envoyer un courrier c’est tout un cirque t’imagines ! 
Cyril : Pas vraiment mais bon… 
Sandy : Et les rares fois ou tu reçois du courrier, t’as un mec en moto, qui ressemble à un martien vu qu’ici ils ont leurs numéros d’immatriculation sur leurs casques et aussi imprimé sur une espèce d’horrible gilet ! Un martien donc qui te fait signer un reçu. Même pour une carte postale t’imagines ! 
Cyril : Toujours pas trop non… Ça a pas l’air folichon dis-donc ? 
Sandy : Et si tu veux envoyer un courrier à l’étranger, comme moi au zio une fois, alors là t’as droit à la prise d’empreintes digitales, tu remplis des tas de paperasses. Un pays aussi paperassier, je pensais pas que ça puisse exister tu vois. Une vraie folie ! 
Cyril : Tu as l’air d’en avoir bien marre quand même… 
Sandy : Ah ça ! Et en plus on bosse beaucoup mais on gagne rien. Et puis alors le pire… 
Cyril : Le pire ? 
Sandy : Oui le pire, enfin le plus hallucinant c’est que ces imbéciles de Colombiens ont l’air persuadés que leur pays est le plus fantastique du monde… 
Cyril : Vraiment ? 
Sandy : Sans rire ! Ils sont déments j’te dis. Et les mecs… alors là plus machos tu meurs. Infernal. 
Cyril : Voilà qui me rassure, moi qui n’ai pas la meilleure réputation dans ce domaine… 
Sandy : Tu rigoles Bruno (enfin ‘Cyril’) ! La nana qui te dis ça, c’est vraiment qu’elle a jamais rien connu d’autre. C’est vrai que t’étais chiant, mais macho ! je confirme que non. 
Cyril : Tu sais que tu es adorable Marly ! Enfin ça fait plaisir d’entendre ça. À croire que la vérité sort de la bouche des Argentines. 
Sandy : Drôle d’expression ! Mais attention ! On est pas toutes aussi cools que moi en Argentine... Si t’as lu un peu Maitena par exemple, tu verras que les Argentines, surtout les bourges intellos de Buenos Aires, dans le genre gonflantes elles sont pas tristes non plus. 
Cyril : Oui je connais vaguement. Enfin, j’en ai entendu parler disons. Ou j’ai lu quelque chose quelque part à propos de cette Maitena. Une dessinatrice c’est ça ? Elle me fait penser à Bretecher chez nous. 
Sandy : C’est qui ça ? 
Cyril : Et bien disons une Maitena nationale. Enfin française. Mais bon, ces histoires de machos, ç’est vrai d’un bout à l’autre du continent non ? Pas seulement en Colombie ! 
Sandy : Oui c’est sûr… C’est vrai t’as raison. Sauf qu’ils sont tous trop cons ici. T’en verras jamais un faire tourner une machine à laver ! J’en connais quelque chose… Sinon c’est bien triste mais un truc qui serait intéressant ici, agréable… j’ai beau chercher je vois pas. Espérame.

Un autre client… Mais enfin si j’en jugeais par le peu d’interruptions, ‘Sandy’ ne devait pas avoir beaucoup de visites… Quelle heure était-il ? Vingt-deux heures vingt ici, donc… quinze heures et quelques là-bas. Oui bon, les gens travaillent évidemment, c’était peut-être ça après tout. En plus, comme elle me dit que ça bosse beaucoup là-bas, donc ce serait logique. Je ne pouvais guère juger ce qu’il en était à dix-neuf heures locales par exemple, vu que qu’en France, à deux plombes du mat, j’étais au dodo depuis un certain temps.

Sandy : Eccomi! Che stavamo dicendo?
Cyril : Tu cherchais un truc intéressant… Et tiens en bon Français je pense à la bouffe ! C’est comment la nourriture colombienne ?
Sandy : Une horreur ! Mêmes les pizzas sont infectes, pour dire ! Et puis ils mettent du fromage partout… 
Cyril : Alors je sais pas… la littérature tiens ! Bon c’est vrai que c’est pas trop ton truc. Remarque, tu m’a parlé de cette Maitena finalement !
Sandy : Oui mais quand même, je suis pas une intello comme toi moi… Mais je sais pas ? Peut-être leur passé… Les Indiens d’avant, si tu vois ce que je veux dire ? 
Cyril : Plus ou moins. C’est pas le Far West quand même ! 
Sandy : Arrête de te moquer ! Je voulais dire les nativos. Ici par exemple c’était le pays des Muiscas. 
Cyril : Les Muiscas ? Jamais entendu parler. Des qui occupaient la région avent l’arrivée des Espagnols alors ? 
Sandy : Exactement. Mais tu vois, quand je te dis que la Colombie, c’est un trou perdu... Parce que pour que toi qui sait tout, et bien que tu n’aies jamais entendu parlé des Muiscas, c’est que vraiment y’a pas grand chose à en dire ! 
Cyril : Au fait, et cette affaire d’enlèvement de la Franco-Colombienne, d’Ingrid Bétancourt, c’est quoi alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Sandy : Ah oui ! En février c’est ça ? Je sais pas trop tu sais ? C’était une nana de la politique, d’un parti vert. Oxygeno verde qu’il s’appelle le parti. Elle s’est fait enlever par ces tarés de FARC. Elle était en campagne et devait aller rencontrer un maire sympathisant, dans un bled perdu des Llanos. 
Cyril : Oui, tout ça on le sait. Et c’est quoi ces Llanos? 
Sandy : Toute la région sud est du pays. Plaines hyper chaudes, hyper humides et plus loin, franchement la jungle. Infestée de serpents et de guérilleros. Au choix.
Cyril : T’en parles comme si tu y étais allé… Au fait, c’est toujours les élections là-bas non ? 
Sandy : Tout à fait. Accouchement prévu pour août. Tiens et d’ailleurs, en août ça travaille pas un Français. C’est pas ce que tu m’avais expliqué qu’on travaillait pas en août en France ? 
Cyril : On bosse pas trop non. En France comme en Italie et comme dans bien d’autres pays d’Europe d’ailleurs. C’est l’époque des grandes migrations ! 
Sandy : Tu veux dire ?
Cyril : Pardon ! L’époque des gens qui partent en vacances. On appelle ça comme ça en France parce qu’il y a plein de gens sur les routes.
Sandy : Pas pour n’importe qui quand même les vacances ! 
Cyril : Pas pour n’importe qui, c’est vrai. De moins en moins pour n’importe qui en fait. En tous les cas en France beaucoup restent chez eux. Mais y’a quand même plein de monde sur les routes. Bizarre non ?
Sandy : Bon mais c’est quand même les grandes vacances, c’est ça ? C’est comme ça qu’on dit ? 
Cyril : Très juste ! Et nous les profs, comme les élèves, on stoppe tout et vive la France ! Pourquoi tu me demandes ça ? 

C’est vrai que ça sentait fort son petit coup de débrayage conversationnel… On causait de la Colombie et d’un coup d’un seul, voilà qu’elle me causait vacances scolaires !

Sandy : Bon et bien alors viens me voir ! 

Voilà ! Voilà que j’avais quasi instantanément la réponse à mon interrogation… Je supposais qu’elle plaisantait…

Cyril : Tu es bien gentille Marleny mais vu ce que tu m’as raconté sur la Colombie… comme destination de villégiature, c’est pas vraiment le rêve. 
Sandy : Le rêve c’est moi… Je plaisante Bruno et je sais bien que c’est pas marrant ici. Mais ça me ferait plaisir de te revoir. 

Elle y allait directe quand même la Marleny ! Et pourquoi ne viendrait-elle pas elle ? Après tout, elle ne connaissait pas la France et c’était une bonne saison l’été. La meilleure en fait. Bien sûr, un billet d’avion, le fiston, des problèmes de visa sans doute (à moins qu’elle ait finalement pu obtenir son passeport italien ?). Enfin je ne savais pas trop mais ça paraissait bien compliqué. Pour ne pas dire impossible. Et puis c’est surtout qu’elle était fauchée.

Cyril : Moi aussi j’aimerais bien te voir ! 
Sandy : Tu as quelqu’un c’est ça ? 
Cyril : Mais non ! je t’ai déjà dit que j’étais seul… Et pas d’enfants. Libre comme l’air comme on dit ici. 
Sandy : Admettons. En tous cas tu as de la chance ? Moi j’ai Esteban. 
Cyril : Plains-toi d’avoir un gosse… Bon écoute Marly il faut que j’y aille. 
Sandy : Que tu ailles où ? 
Cyril : Dormir. Ici c’est onze heures passé et demain j’ai une grosse journée. 
Sandy : Une grosse journée ! Avec tes quinze heures de cours par semaine ? 
Cyril : Je vois que tu en sais des choses ! 
Sandy : C’est que j’ai fréquenté un futur professore francese… 
Cyril : Bon je vais réfléchir à tout ça, à ta proposition. Tu es sérieuse au moins ? 
Sandy : Si je te dis ! Au fait, pourquoi tu me dis que j’aurais pas à me plaindre ?
Cyril : Comment ça ?
Sandy : Et ben quand tu me dis ‘plains-toi d’avoir un gosse’ !
Cyril : Oh ça c’est rien… Laisse tomber. C’est juste que j’imagine que ça doit être sympa d’avoir un gamin.
Sandy : Ah d’accord. Mais ça occupe tu sais!
Cyril : Bon, la nuit porte conseil à ce qu’il paraît. Ciao signora! 
Sandy : Buona notte docente. Scrivimi! 

J’hésitai à me servir un verre et finalement j’allai me préparer une verveine ! Prétexte pour cogiter un tant soit peu sur cette proposition imprévue. Quel sens pouvait bien avoir l’annonce de Marleny ? M’inviter chez elle à la revoir ! Autant dire à la retrouver et tout ce que pouvait contenir ce terme. Bien qu’avec les femmes… Et là-bas, pour ainsi dire à l’autre bout du monde ! J’avais trop bu, comme toujours, alors je n’avais pas le jugement bien clair. Quoique l’alcool et ses propriétés désinhibitrices m’ait aidé plus d’une fois à saisir le sens d’une situation en apparence confuse. Ce n’était certes pas l’idée que les bonnes gens se faisaient de l’alcool et il est vrai que sous son influence, beaucoup deviennent encore plus idiots qu’ils ne le sont en période sobre. Mais avec moi, l’alcool, le vin notamment, produisait l’effet des livres : il enrichissait ma vie imaginaire (mais peut-être bien qu’il me zigouillait la mémoire aussi). Et de l’imagination, je sentais que j’allais en avoir besoin sur ce coup là ! Ceci dit, la verveine me soulageait parce que j’avais beau dire, la tête me tournait un peu… C’était quoi ce rosé ! Encore un petit breuvage à bas prix.

Et est-ce qu’on ne pouvait pas se décider à brancher les web cams ! Que je vois d’abord l’allure qu’elle avait... En mode dynamique. Au moins la voir bouger un peu avant que de parcourir les cieux à la rencontre d’une ex ! Mais qu’est-ce qu’elle voulait nom de Dieu ! Me retrouver (pour dire les choses dans un langage féminin) ? En mode plus masculin (donc en clair) elle voulait baiser c’est ça ? Du moins re-baiser… Non, ça ne me paraissait pas plausible. Mais enfin pourquoi pas ? Parce que c’est vrai qu’au pieu j’avais connu pire que Marly ! Bien pire même. Elle n’était certes peut-être pas des plus aisément satisfaite… Et puis il y avait de ces trucs qu’elle ne voulait pas faire… des blocages de petite paysanne en somme. Surtout des blocages de petite paysanne violée durant des années par son père quand même… Non, elle s’en sortait bien. Plus que bien en réalité. Parce que c’est vrai quoi ! J’imaginais sans trop de difficultés des tas de cocottes de par chez nous qui seraient traumatisées à vie pour bien moins que ça. Finalement, Marly était du genre hyper résiliente ! Et puis en extra elle était câline, ça oui je me souviens bien…

Bon ! mon Bruno, t’as trop picolé, comme toujours en somme. Tu te cherches des prétextes à la con pour te justifier mais la vérité c’est que t’es devenu un alcoolo et voilà tout. Alcoolo à vingt-sept ans… la belle affaire ! Bah ! moins grave qu’héroïnomane (et voilà comment on se console comme on peut). Demain tu ne reprends qu’à treize heures et t’es donc qu’un sale menteur de lui avoir dit que tu démarrais tôt. Alcoolo et menteur ! Bah ! Tu vas retrouver la forme et c’est ce qui compte après tout.

Est-ce que par hasard elle m’aimerait pas encore un peu la belle Argentine ? Ah et voilà ! Voilà voilà… Si elle veut vraiment me revoir la ‘Sandy’, et bien qu’elle commence par se montrer à la cam… enfin… qu’on commencent plutôt. Bien que techniquement, une seule caméra peut être connectée… Non mais elle n’acceptera jamais que je la vois et qu’elle, elle ne me voit pas ! Bon… faudra que je ressorte mon sourire ad hoc. Mon sourire ‘capitaine ad hoc’ ! Capitaine au long cours, car si je dois aller voguer jusqu’aux rivages colombiens…

Bon allez, assez déraillé. Au dodo Bruno. Avec l’habituel Aspégic mille milligrammes.



XVII

Le lendemain soir Sylvain m’appelle. Il tombe bien lui tiens ! Comme ça j’allais tenter de décanter l’affaire avec mon pote. Et Marly ? Bah ! je la contacterai plus tard. De toute façon, elle doit bien se douter que son coup de force de la veille demandait réflexion.

« Alors mon Bruno ! Ça fait un bail que j’ai pas eu de news de mon cérébral préféré dis-donc ! Qu’est-ce tu deviens ?
- Déjà tu as de la veine d’en avoir un d’intello dans ton environnement. Tu sais que c’est sociologiquement des plus improbables quand même pour un postier ? Alors te plains pas.
- Alors là mec je t’arrête tout de suite pour te signaler que la réciproque est certainement aussi vraie ! Ceci dit, je me plains pas parce que mon pauvre, c’est sûr qu’à la poste , à part le foot ou les conneries de la veille à la télé, les sujets de conversations…
- J’imagine sans peine. Et puis bon t’as sûrement raison pour la proba dans les deux sens. Mais bon, t’avais qu’à finir l’Ecole Normale aussi, t’es marrant ! Aujourd’hui tu serais instit.
- Tu vas pas remettre ça ! Tu sais bien ce que je pense du système scolaire français !
- OK OK mais ici au moins il y en a un de système scolaire… Et si tu allais faire un tour simplement du coté de chez nos voisins transalpins, tu serais pas déçu non plus je t’assure. Bon mais on va pas se lancer dans une analyse comparative des systèmes éducatifs européens ?
- C’est toi qui as commencé vieux ! Bon et alors quoi de neuf ?
- Vieux ? Neuf ? Je suis au milieu du gué…
- Allez je t’écoute.
 - Ce serait plutôt l’Amérique du Sud que l’Europe qui me chiffonne ces temps-ci.
- V’la aut’ chose ! Me dis pas que c’est toujours ton histoire de casque conquistador quand même !
- Pas vraiment… enfin pas directement.
- Et avec tout ça tu t’es même pas retrouvé une minette j’parie. Faut dire que si tu t’évertues à draguer en leur lisant des vers en latin…
- Fous-toi de ma gueule tiens ! Remarque, de nos jours l’italien présente un potentiel de séduction nettement à l’avantage du latin. Enfin, implicitement.
- Ciao bella! Je vois ça… Tu leur chantes du Celentano c’est ça ? Lasciami cantare
- C’est de lui ça ? Je crois pas quand même. Bon alors justement, à propos de nana et d’italien, je vais t’en conter une bien bonne.
- Qu’est-ce que tu vas encore me sortir Prof ?
- Et bien qu’il y en a une qui m’a contacté. Une ex…
- Pas possible ! Un ex… Qui ça ? Emmanuelle bien sûr.
- Para nada.
- C’est du rital ça ?
- Non de l’espagnol.
- J’me disais bien aussi… Alors si c’est-t’y pas elle, diantre c’est-t’y qui ! Allez… charrie pas ! C’est Emmanuelle.
- Surtout pas. Et puis ca va, j’ai donné.
- Sûr qu’elle t’as pas raté celle-là.
- Non… donc c’est une d’encore avant… Tu te souviens ? Quand j’étais à Turin…
- Ben on s’est pas trop vu… La belle Argentine ! Non allez… déconne pas !
- Et ouais mon pote, la belle Argentine…
- Marleny ! Ah ben d’accord…
- Et oui… C’est drôle non ? On en avait parlé un peu tu te souviens ?
- Ah ouais. À la Toussaint c’est ça ? Marleny... Dietrich… Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe eingestellt
- T’as de beaux restes dis-donc ! Ceci dit, elle avait pas vraiment le genre schleu.
- Qu’est-ce que tu crois ? Nur kann Ich sehr gut Deutsch sprechen!  Remarque, c’est pas pour dire mais en Argentine, des Schleus...  on doit encore en croiser quelques-uns tu crois pas ?
- Oui un peu de partout par là-bas. Et au-delà. Des vieux nazis tu veux dire ? Par exemple des anciens Obersturmbahnführers ?
- Pas nécessairement que des si hauts gradés. Quoique l’autre là, Eichmann… il était bien l’équivalent d’un lieutenant colonel… oui c’est ça. Et il a bien été chopé à Buenos Aires je me trompe pas ?
- T’en sais un rayon toi aussi sur les grades nazis !
- Qu’est-ce tu crois ? Je me documente monsieur. Sur tout. Alors ? Eichmann ?
- C’est bien ça, kidnappé à Buenos Aires par les Israéliens. D’ailleurs Hannah Arendt avait tiré de son procès un texte génial, disons sur le conformisme, sur la bêtise humaine. Elle parlait à son propos d’une incapacité de penser et de… attends… oui ! de la banalité du mal voilà !
- Arrête voire un peu ! Je connais pas cette nana et d’ailleurs j’y tiens pas.
- Dommage. Tu sais pas ce que tu rates.
- Je préfère la littérature à tous ces essais, à tous ces machins intellos à chier.
- Bon OK. Et donc je te disais que Marleny m’a contacté.
- Et alors ? Qu’est-ce qu’elle te raconte ? Enfin qu’est-ce qu’elle te veut plutôt ?
- Ben, elle a un gosse.
- Ça commence bien… Et le papa ?
- Évaporé.
- D’accord. Et ensuite ?
- Ensuite tu devineras jamais le plus dingue de l’affaire.
- Voyons un peu… Elle vit dans un ashram du côté de Bénarès c’est ça ?
- Pire.
- Tu m’inquiètes là ! Elle est plus en Italie ?
- Non.
- Elle est retourné chez elle alors, en Argentine, c’est ça ?
- Ça aurait pas grand chose de spécialement dingue, on est d’accord ?
- On est d’accord. Bon je donne ma langue au chat.
- Et bien elle est retournée… enfin elle est bien retournée sur son continent d’origine.
- Je pige pas mec.
- Seulement voilà… à cinq ou six mille kilomètres plus au nord. Enfin je sais pas exactement les distances, j’ai pas mesuré non plus.
- Vaouh ! Voyons voyons… Je lis régulièrement Geo comme tu sais, mais l’Amérique du Sud c’est pas mon fort quand même…
- Donc tu trouves pas ?
- Je sais pas… Pérou ? Bolivie ?
- Encore plus haut…
- Bon ben… le Venezuela alors ?
- Un peu plus à l’ouest…
- Non !
-  Et ben oui…
- Allez ! En Colombie ! c’est ça ?
- En Colombie. Tout à fait.
- En Colombie ! Allez tu déconnes là… Tu me fais marcher c’est ça ?
- Pas vraiment. C’est la stricte vérité.
- C’est dingue effectivement. Mais qu’est-ce qu’elle fout là-bas ?
- Cherche un peu… un truc de nana… ‘l’amur, toujours l’amur’… tout ça quoi !
- Ah d’accord ! Elle a fait son chiard avec un Colombien…
- Affirmatif.
- Et ben dis donc… Quel délire ! Et elle aurait pas accompagné la Ingrid dans la jungle tant qu’on y est ?
- C’est pas la Clara non plus… Et puis arrête tes conneries ! c’est assez tordu comme ça tu trouves pas ?
- C’est sûr que c’est pas piqué des vermisseaux… Bon et mis à part qu’elle est allé se paumer dans ce pays de dingues, qu’est-ce qu’elle raconte de beau ta Marleny ?
- Bah ! justement… On s’est mis à causer de choses et d’autres. Enfin… je tentais de savoir pourquoi elle me contactait quoi !
- Bon réflexe. Et alors ?
- Et alors… et bien j’en sais trop rien en fait… un retour d’affection… va savoir !
- Après que tu l’aies largué en rentrant à Lyon ! Allez…
- Elle était amoureuse, voilà tout.
- Elle était… possible mais je te ferai remarquer que tu causes légèrement au passé…
- C’est vrai qu’on entend dire qu’avec les femmes, quand c’est fini c’est fini… Si c’est vrai alors je m’explique pas bien le truc tu vois ?
- Alors que nous…
- Qu’est-ce que tu veux dire ?
- Et bien que c’est peut-être toi qui… enfin qui a toujours des sentiments pour elle voilà.
- Ouais… possible… 
- Ou alors t’as besoin de tirer un coup !
- Y’a pas de doute ! Depuis le temps… C’est vrai que j’ai pas vocation de martyr du sexe.
- Mais sans vouloir te dire ce que tu as à faire, t’aurais pas meilleur à chercher plus près de Pont-à-Mousson tu crois pas ?
- Y’a pas de doute non plus.
- Mais leur cause pas latin…
- Je m’efforcerai de rester le plus con possible OK.
- Voilà ! fais un effort vieux… Je sais pas moi… paie-toi une petite bagnole un peu frime… T’as les moyens en plus !
- Tu sais bien que j’aime pas trop conduire et puis j’ai gardé la VW. Comme piège à gonzesses, on a fait mieux !
- T’es irrécupérable mec… enfin parfois je le crains quand même. C’est vrai quoi ! Et puis fringue-toi un peu… Ah et puis souris de temps à autre. Les trucs de base quoi ! je te dis que des trucs de base d’ailleurs comme tu vois. Mais toi, on dirait que t’arrives à piger que des trucs compliqués, c’est ça ton problème Bruno.
- Marleny m’a proposé d’aller la voir pendant les vacances.
- Arrête !
- J’te jure ! Alors ça me travaille quoi…
- Tu déconnes là ! tu vas quand même pas aller en Colombie ! En plus pour voir une nana que t’as quitté y’a deux ans !
- Plus près de trois en fait.
- Oui bon, à ce stade, on est plus à un an près. Et au fait elle vit où en Colombie ?
- À Bogotá.
- Voyez-vous ça ! À Bogotá. Ça doit encore être un de ces coins pépères de la planète, j’te dis pas… Et dis-moi franchement mon Bruno, tu veux te suicider c’est ça ?
- Arrête ton cirque Sylvain ! Ça me changerait les idées voilà tout ! Qu’est-ce que ça peut bien me foutre d’aller à Bogotá ou à Tananarive ? Et qu’est-ce que je risque après tout ?
- Ben, de pas revenir vivant voilà ce que tu risques.  Un détail tu me diras… Bogotá c’est pas Turin. T’as prévu un body bag au moins ?
- Ah ! Vete a cagar la viña…
- Pardon !
- Laisse tomber. Une expression oranaise à la con.
- Ah ouais ! Bon alors ça y est… tu t’y vois déjà là-bas ?
- Oui… je crois bien que je vais accepter son invitation.
- Et tout ça pour un plan baise si je te suis bien.
- Pas vraiment. Peut-être même pas du tout, vu qu’on a plutôt des échanges… amicaux disons.
- Des échanges amicaux ! Avec une ex… À d’autres !
- J’ai pensé à autre chose aussi.
- Et à quoi donc ?
- Et bien tu sais… cette histoire d’ancêtre, de casque…
- Tu vas pas remettre ça non plus ! C’est du délire, des trucs complètement fumeux ! Encore pire que ta Marleny, qui elle a au minimum le mérite d’exister.
- Certainement que c’est un peu tordu mais bon… Peut-être qu’une fois là-bas… sur place… Va savoir si je… retrouverais pas des trucs ?
- Ah ouais ! des trucs… T’es encore bourré ou quoi ? Remarque, au téléphone, c’est pas comme en bagnole, c’est pas encore interdit.
- Pas encore non. Et fais pas chier Sylvain ! T’as bien fait des recherches généalogiques toi aussi ?  Ton ancêtre là, archevêque à Pékin, qui a connu la guerre des Boers, tu l’as pas inventé quand même ?  T’as même acheté son bouquin hors de prix c’est bien ça ?
- D’accord, là tu marques un point. Sauf que moi je suis pas allé faire un pèlerinage en Chine pour autant. Et puis c’est pas les Boers, c’est les Boxers… Les Boers j’te signale que c’était en Afrique du Sud.
- Afrique du Sud  … Amérique du Sud  … c’est pour ça que je me plante va savoir ? Comment il s’appelait déjà l’ancêtre ?
- Monseigneur Favier.
- Bon je crois que je vais me renseigner un peu mieux sur la Colombie. Voir les dates et les tarifs des vols aussi.
- Faut un visa pour aller là-bas ?
- J’en sais rien. Un passeport déjà. Ça j’ai. Et puis je vais voir tout ça je te dis. Ah et puis Marleny m’a parlé de quelque chose qui pourrait être intéressant.
-  Et quoi donc ?
- Enfin, quand je dis parlé… Evoqué plutôt. À propos des native people.
- Parce qu’en plus y’a des Indiens ! Et oui évidemment… Des Aztèques ? des Incas ? Des Mayas ?
- Rien de tout ça. Il y a… enfin il y avait des Muiscas à ce qu’il paraît.
- Des Muiscas ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Du Muiscat ? des noix de Muiscades…
- C’est fin… Bon et je suis allé voir rapidement sur la toile. Il s’agirait d’une peuplade qui en gros occupait la région actuelle de Bogotá.
- Première fois que j’entends parler de ces types. Y’en a encore ?
- Il semblerait que non. En plus ils avaient un culture orale, alors comme ça et bien en plus évidemment la langue s’est éteinte… Mais à l’époque il s’agissait du peuplement le plus important de la Colombie actuelle quand même !
- Avec ton ancêtre au milieu. Son casque sur la tronche, c’est ça ?
- Va savoir… Les spécialistes les estimaient à environ un million d’individus à l’arrivée des Espagnols.
- Ça commence à faire pas mal de monde effectivement.
- Ils se sont cognés aux Espagnols courant ou vers le début du XVIème siècle.
- 1500 et quelque alors ?
- Ah ! Je réveille ta fibre d’historien refoulé…
- On en a déjà parlé aussi. Tu te souviens ? 1492 et tout et tout…
- Tiens et à ce propos… 1492 tu sais que c’est la même année où les Rois Catholiques ont viré les derniers Arabes d’Andalousie ?
- De Grenade ouais. Et donc tu songerais à y aller toi aussi de l’autre côté de l’Océan… pour conquérir une donzelle… reconquérir même.
- Conquistador d’un corazòn
- Cinq cent… cinq cent dix ans après Christophe Colomb alors…
- Cristoforo Colombo.
- C’était pas Cristobal Colomb qu’il s’appelait ?
- Oui, son nom hispanisé. Mais il était Vénitien… non ! Génois en fait.
- Je sens poindre à l’horizon des préoccupations, voire des fantasmes sur tes origines… je me trompe ?
- Oui… non… enfin peut-être un peu oui. Mais y’a pas de mal à ça non ? Pense à ton Favier !
- OK mais fais gaffe quand même. La Colombie ça doit craindre sérieux. Sans déconner.
- Oui mais c’est super excitant aussi tu vois !
- Je vois… c’est pas vraiment le Club Med en somme…
- Tiens ben c’est ce que j’avais dit à Marleny ! Et tu me vois moi, au Club Med ?
- Pas trop non mais quand même ! qu’est-ce que tu vas foutre à Bogotá ? En plus ça doit être chiant à pleurer non ? C’est où d’ailleurs Bogotá ? Géographiquement parlant je veux dire.
- Au milieu de la cordillère des Andes… Et à 2600 mètres d’altitude.
- Pas au bord de la mer donc…
- Au bord du ciel. D’ailleurs j’ai lu qu’ils avaient comme un jingle là-bas.
- Ah ouais !
- Mas cerca de las estrellas… plus près des étoiles.
- Tu vas te faire chier c’est sûr. Et d’ailleurs, pourquoi ton ancêtre au casque y serait allé là-bas plutôt qu’ailleurs ?
- J’en sais rien. On verra bien. Bon il se fait tard. Allez salut.
- Salut Bruno. Réfléchis z’y à deux fois quand même avant de te décider…

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